Chapitre 3
Le mardi 1er juillet

À 10 heures pile, on sonne à la porte. Je vais ouvrir, et j’ai du mal à reconnaître Loulou. Le règne du rose est déjà terminé ! Le changement est brutal. Elle, toujours si colorée, porte simplement des leggings gris foncé avec un t-shirt gris un peu plus clair, bordé d’une bande de dentelle blanche. Elle a noué, autour de sa tête, un foulard gris avec de petites étoiles argentées.

— Salut, Marie. Pas de commentaires, s’il te plaît. C’est ma période grise.

Sous le foulard, on peut voir quelques mèches roses rebelles.

— Entre, Loulou. Tu m’as terriblement inquiétée hier soir, tu sais… Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Est-ce que David va venir ? demande Loulou sans répondre.

— Oui, je l’ai appelé hier, tout de suite après t’avoir parlé. Il m’a dit qu’il serait ici vers 10 heures, donc…

Nous savons toutes les deux que ça signifie un peu plus tard. D’habitude, Loulou aurait été la première à se moquer gentiment de David, à dire de ne pas l’attendre avant une demi-heure au moins. Pourtant, elle ne répond même pas à mon sourire complice.

— Je préfère vous raconter ça en même temps.

J’entraîne Loulou vers le salon et tente de faire la conversation. Ce n’est pas facile : mon amie est distraite, préoccupée, et elle ne répond à mes efforts que par des monosyllabes. Oui. Non. Hum-hum. On est loin de nos discussions animées habituelles !

Je suis soulagée quand David arrive enfin. Fidèle à ses habitudes, il a près d’une quinzaine de minutes de retard.

— Tous tes vêtements roses étaient au lavage, ma belle ? demande-t-il dès qu’il aperçoit Loulou.

Même le légendaire sens de la répartie de Loulou a disparu. Au lieu de sortir une de ses répliques habituelles qui nous ferait crouler de rire, elle se contente d’esquisser une petite grimace.

David me jette un regard inquiet, sourcils froncés. Je ne lui ai rien précisé sur notre rencontre, je lui ai simplement demandé de venir chez moi à 10 heures. Il ne sait pas que Loulou souhaite nous parler. Pour mettre fin au malaise, il enchaîne d’un ton enjoué :

— J’ai eu une idée géniale en faisant mes boîtes. Que diriez-vous qu’on fasse un coffret souvenir ?

Aucune de nous deux ne répond.

— S’il vous plaît, mesdemoiselles, essayez de contenir un peu votre enthousiasme ! Vos cris de joie me donnent mal à la tête, grogne David, ironique.

Je demande :

— À quoi tu penses ? Quel genre de coffret ?

— Rien de compliqué. On choisit un ou deux objets qui nous représentent, puis on écrit sur des feuilles nos rêves, nos projets, ce qui nous tient à cœur. On place tout ça dans un sac de plastique hermétique qu’on dépose dans une boîte de métal et on l’enterre. Ensuite, on se fixe rendez-vous dans cinq ans pour déterrer la boîte, voir si on a changé, se remémorer la fin de notre quatrième secondaire…

— Super ! que je m’écrie. J’adore l’idée !

— On pourrait l’enterrer demain ? propose David. Pas de temps à perdre, je déménage dans quelques jours…

La gorge serrée, j’approuve d’une voix soudain enrouée :

— Oui, parfait… Demain, 16 heures, si ça vous va. On pourra l’enterrer sous le bouleau, derrière la maison. D’ici là, préparez ce que vous voulez mettre dedans. Ça te convient, Loulou ?

Perdue dans ses pensées, mon amie ne répond pas. Pourtant, c’est en plein son genre de projet.

— Qu’en dis-tu, Loulou ? C’est super, non ?

— Oui, très intéressant, marmonne-t-elle. Excellente idée. On devrait faire ça.

— Tu viendras, demain, à 16 heures ?

— Hum-hum.

Durant quelques secondes règne un lourd silence. David et moi nous regardons, mal à l’aise. Loulou est visiblement inquiète. Elle n’est pas du tout dans son assiette. Elle a demandé à nous rencontrer mais semble hésiter à nous faire part de ce qui la préoccupe. Je propose :

— Il fait beau soleil ; voulez-vous qu’on s’installe sur le patio, derrière, pour jaser ?

— Oui ! Génial ! s’exclame David, un peu trop joyeusement.

Nous nous asseyons autour de la table en prenant soin de laisser Loulou à l’ombre, sous le parasol, car sa peau de rouquine rougit dans le temps de le dire. Dès que nous sommes assis, j’interroge mon amie :

— Loulou… Quand vas-tu te décider à nous dire ce qui se passe ?

Loulou se mord les lèvres, croise et décroise nerveusement les doigts. Elle semble chercher ses mots.

— Disons que… que j’ai fait une découverte pas très agréable, hier.

— Où ça ? demande David.

— Chez le voisin où je garde, Christian Dubuc.

Elle se tait quelques secondes, reprend d’un ton mal assuré :

— Je ne sais pas trop comment vous dire ça… Allons-y du début. Avant de partir pour son congrès, la voisine m’a fait visiter la maison en m’expliquant ce que je devais faire. Quand j’ai vu l’ordinateur dans le bureau, je lui ai demandé si je pouvais m’en servir en soirée, quand le petit Benjamin est couché. Elle m’a répondu qu’il n’y avait pas de problème. Elle a dit qu’elle ne s’en sert jamais, étant donné qu’elle a un portable, mais que son mari n’y verrait sûrement pas d’objections.

Jusqu’ici, je vois mal ce qu’il y a dans cette histoire pour bouleverser Loulou, qui ne parle plus. Pour relancer les confidences, je demande :

— Qu’est-ce qui est arrivé ? Tu as brisé l’ordi ?

Mon amie fait non de la tête.

— Hier soir, après avoir couché Benjamin, je me suis installée à l’ordinateur. J’ai visité quelques sites, j’ai été sur MSN, j’ai lu mes courriels… Après une demi-heure environ, j’ai voulu retrouver un site que j’avais consulté plus tôt, alors j’ai cliqué sur l’historique…

Elle s’interrompt, pousse un long soupir en fermant les yeux. Je l’incite doucement à continuer son récit :

— Et… ?

— Et je suis tombée sur des sites pornos. En grande quantité. L’historique en est bourré.

David laisse échapper un petit rire soulagé.

— Pauvre chérie ! C’est ça qui te met dans cet état ? J’imaginais bien pire ! Remarque, je ne veux rien minimiser… C’est plate, c’est même dégradant, ce genre de sites, et je n’approuve pas du tout, mais c’est plutôt fréquent, tu sais… Malheureusement, beaucoup de gens les visitent… J’ai même déjà entendu Léveillé et Fortin se vanter d’être des spécialistes des sites pornos ! De vrais idiots ! Il ne faut pas t’en faire pour ça.

Loulou prend une grande inspiration et enchaîne :

— Je sais, David… Sauf que les sites dont je parle ne présentent pas des adultes, mais des enfants. J’ai cliqué sur quelques-uns et… c’est tellement dégoûtant, si vous saviez…

Elle s’interrompt, la voix brisée. Un malaise terrible s’abat sur nous. Cette fois, David ne trouve rien à dire. Moi non plus.

— Je ne sais pas quoi faire, chuchote Loulou en levant de grands yeux tristes vers nous. Je suis si inquiète… Vous comprenez, l’homme qui regarde ces images est le père d’un petit gars de quatre ans ! J’ai besoin de votre aide.

Qu’est-ce qu’on peut faire dans une situation pareille ? David et moi gardons le silence un bon moment, sous le choc.

Après une longue période de réflexion où chacun se perd dans ses pensées, c’est moi qui prends la parole :

— À mon avis, le mieux à faire serait de dénoncer ton voisin sans tarder. Qui sait jusqu’où peut aller un homme qui prend plaisir à regarder ce genre de photos ?

— Bien sûr ! C’est aussi ce que je comptais faire, Marie, mais j’avais besoin de vous en parler avant.

Je propose :

— On appelle le 911, alors ?

— Je devrais plutôt aller directement au poste de police, non ?

David n’a pas dit un mot depuis plusieurs minutes. Quand il reprend la parole, c’est pour tenter de nous calmer.

— Doucement, mes jolies… Je suis d’accord avec vous : nous devons agir, et vite. Mais il faut y aller par étapes. On ne peut pas accuser quelqu’un comme ça, il nous faut des preuves solides.

— Mais David ! proteste Loulou avec vigueur. Je t’assure, c’est sur son ordi ! On a toutes les preuves !

— Peux-tu jurer que personne d’autre que toi et ce monsieur Dubuc n’a utilisé cet ordinateur hier ?

Mon amie tout en gris hésite, puis finit par bougonner :

— Non. Je suppose que non…

— Imagine si ce n’est pas lui le coupable : tu vas avoir brisé sa réputation, et peut-être même sa famille, en faisant planer sur lui de tels soupçons… C’est très grave comme accusation.

Loulou hésite, fronce les sourcils. David reprend :

— Pire : ton voisin n’a qu’à dire que c’est toi qui as visité ces sites et que c’est pour cette raison qu’ils sont dans son historique. Je sais que ça peut paraître farfelu, mais certains pourraient décider de croire le père de famille plutôt que l’ado de seize ans…

Mon amie serre les lèvres, toujours sans répondre, et secoue la tête en un mouvement de colère.

— La seule chose qui pourrait me convaincre qu’il faut agir maintenant, c’est si tu crois que son fils est en danger.

Je n’en reviens pas que David reste si calme. Impatiente, j’interviens :

— Mais bien sûr que le garçon est en danger, franchement ! Ça saute aux yeux !

Loulou réfléchit un moment avant de répondre :

— Je ne pense pas, Marie. Le jour, Benjamin va à la garderie, et le soir il est avec moi. Il passe à peine une heure en compagnie de son père. Et je n’ai pas senti de tension entre eux. Au contraire, Ben adore son père.

— OK, ils ne se voient pas de la journée… mais il reste encore toute la nuit.

— Tu as raison, ma douce, me dit David. Renseigne-toi auprès de Benjamin, Loulou. Il faut faire le plus de vérifications possible. On ne va pas lancer des accusations pareilles avant d’être absolument certains. C’est ce que je pense, en tout cas.

— Tu proposes quoi, alors, David ?

— D’après moi, tu devrais retourner garder ce soir, comme si de rien n’était. Tu iras fouiller dans son ordi : vérifie s’il y a des dossiers enregistrés sur l’ordinateur, pas juste des sites dans l’historique. Essaie de trouver des preuves plus concrètes. Et puis… parle au garçon, mine de rien. Assure-toi qu’il n’est pas victime d’abus…

— Facile à dire, marmonne Loulou, avant d’accepter en haussant les épaules. Bon, d’accord, mais tu peux être sûr que Christian Dubuc ne perd rien pour attendre.