Après notre discussion de ce matin, la journée a semblé s’étirer à n’en plus finir. Il est maintenant 20 h 25. Habituellement, Benjamin se couche vers 19 h 30. Loulou doit donc être en pleine enquête. Je l’imagine, penchée nerveusement sur l’ordinateur de Dubuc, pianotant sur le clavier de ses doigts tremblants… Pauvre elle ! Pas très agréable de devoir se replonger dans ces sites affreux…
Je pousse un soupir énorme. J’aurais dû l’accompagner au lieu de rester ici, inutile et anxieuse ! J’aurais aussi pu accepter l’invitation de David et lui prêter main forte avec ses boîtes. Mais j’aime autant me morfondre chez moi plutôt que de l’aider à se préparer pour ce départ qui approche…
Tout à coup, la sonnerie du téléphone me fait bondir. Je me précipite vers l’appareil.
— Allô ?
— Marie ? C’est moi…
— Loulou ! Ça va ? Pourquoi tu parles tout bas ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Oh mon Dieu ! Si tu savais… C’est terrible ! Affreux…
Je ne comprends rien à ce que Loulou grommelle par la suite. Elle parle de façon saccadée, enchaîne ses phrases à toute vitesse, a du mal à trouver son souffle. J’essaie de la calmer pour y voir plus clair dans cette histoire, mais je sens bien que ma voix flanche et que je suis moi-même au bord de la panique. Qu’est-ce qu’elle a bien pu découvrir de pire ?
— Du calme, Loulou ! Doucement… Respire… Vas-y, raconte-moi ce qui se passe. Prends ton temps. Je suis là…
Je lui dis tout ce qui me vient à l’esprit pour la réconforter. Au bout d’une minute, je l’entends se remettre à respirer plus normalement.
— J’ai fait une grosse erreur, Marie. Une très grosse erreur.
Mon cœur se serre.
— Qu’est-ce que c’est ? Concernant l’ordinateur, tu veux dire ?
— Plus ou moins…
J’essaie de rester calme, mais c’est de plus en plus difficile. Loulou va-t-elle enfin me dire de quoi il s’agit ? Toutes sortes d’idées me traversent l’esprit. D’un ton quasi hystérique, je lance à mon amie :
— Mais parle, Loulou ! Je ne peux pas deviner !
Elle me raconte toute l’histoire.
— À mon arrivée chez les Dubuc, j’ai essayé de m’informer auprès de Benjamin, sans trop lui en dire… Il n’a que quatre ans. Je lui ai demandé si son papa le prenait en photo, des trucs comme ça. Il m’a dit oui, évidemment, comme tous les enfants. C’est normal, un père qui prend des photos. Mais je n’ai pas osé poser plus de questions sur le genre de photos prises… Après, je lui ai demandé si son père le réveillait parfois, la nuit. Il m’a dit que non. Il avait l’air de dire la vérité. Alors je… je pense que ce n’est pas trop risqué de le laisser seul avec son père en attendant d’avoir des preuves solides. En tout cas, je l’espère… Je n’ai rien pu apprendre de plus. Je n’étais pas capable d’insister sans que ça paraisse trop. Ensuite, j’ai mis Ben au lit. Et c’est là que…
Elle se tait.
— C’est là que quoi, Loulou ?
— J’ai suivi les conseils de David : je suis retournée à l’ordinateur pour essayer de trouver des fichiers. Et j’ai eu de la chance… si on peut parler ainsi.
Je lui demande, le souffle court :
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Oui.
— Ce devait être horrible, pour te bouleverser autant…
— Oui. Mais il n’y a pas que ça qui me met à l’envers. Pendant que j’étais assise à l’ordi, un carré est apparu dans le bas de l’écran, à droite, indiquant qu’un certain TopMan venait de se brancher. Le compte MSN de Dubuc était resté ouvert ! J’ai cliqué sur la fenêtre de TopMan…
— Est-ce qu’il y avait un vrai nom ? que je l’interromps. Une photo de lui ?
— Juste ce surnom : TopMan. Pas de photo de lui non plus, seulement l’icône de MSN. Et alors, TopMan a écrit : « Salut, Chris ! J’ai du nouveau stock. Trop hot. Tu veux voir ? »
J’ai peur de comprendre où mon amie veut en venir… Je demande, craintive :
— Tu as fermé le compte de Dubuc, Loulou ?
— Non, justement… je… j’ai été trop bête, Marie ! J’aurais dû fermer l’ordi, ne pas m’en occuper, faire semblant de rien. Mais je me suis dit que si c’était ce que je pensais, j’aurais enfin une preuve en béton. Alors, j’ai tapé : « OK. Envoie le stock. »
Loulou se tait un moment, bouleversée. Je n’ose pas intervenir. Pour lui dire quoi, de toute façon ? De ne pas s’en faire ? Ce serait absurde, dans les circonstances. Elle reprend :
— Tu ne peux pas t’imaginer les photos, Marie. Deux petites filles noires, mignonnes comme tout… Mais je ne peux pas te décrire ce qu’elles faisaient sur les images. C’est trop terrible. Je ne voulais rien voir d’autre. J’ai fermé le compte de Dubuc. J’avais mal au cœur. J’allais pour te téléphoner, mais avant que j’en aie le temps, le téléphone a sonné. L’afficheur indiquait « Numéro inconnu ». Je n’ai pas réfléchi, je ne me suis pas posé de questions, j’ai pris l’appel. Quelqu’un m’a demandé : « Qui est à l’appareil ? » C’était un homme, je crois, ou alors un ado.
Loulou semble réfléchir.
— En tout cas, il parlait d’une voix basse, j’avais du mal à l’entendre. J’ai répondu : « La gardienne. » Il a ensuite dit : « Est-ce que je pourrais parler à Christian ? » J’ai expliqué qu’il n’était pas là, qu’il travaillait. J’ai été tellement stupide, Marie ! Je n’ai pas réfléchi ! Quand il a appris que Dubuc était absent, celui qui était au bout du fil a eu l’air surpris. Il s’est exclamé : « Comment ça, il n’est pas là ? Je viens de lui envoyer des… » Puis il s’est tu. Il n’a rien ajouté, et il a raccroché brusquement. Je ne sais pas quoi faire, Marie. Ce type-là sait que c’est moi qui ai écrit à l’ordi. Que j’ai vu les photos. Et il doit être fou de rage.
Ma meilleure amie pleure au bout du fil. Je l’entends nettement. Ma gorge se serre.
— Aide-moi, Marie… Je suis morte de peur…
Je voudrais bien lui venir en aide. Je voudrais bien savoir quoi faire, mais je suis aussi terrorisée qu’elle. Pour l’instant, je n’ai qu’une seule envie : pleurer avec Loulou.