Chapitre 5
Le mercredi 2 juillet

Loulou devrait arriver d’une minute à l’autre, maintenant. J’arpente nerveusement le patio, trop tendue pour profiter du soleil qui luit haut dans le ciel. Hier soir, je lui ai proposé d’aller la rejoindre chez son voisin, mais elle a refusé. Comment expliquer à Dubuc qu’une amie soit là à son arrivée sans lui avoir demandé la permission au préalable ? On a passé pratiquement toute la soirée au téléphone, par contre. J’ai essayé de distraire Loulou et de détendre l’atmosphère en parlant de la boîte, de nos vacances d’été, des films qu’on devrait aller voir prochainement… mais le cœur n’y était pas vraiment, d’un côté comme de l’autre.

Ce matin, je n’ai pas pu voir Loulou non plus. Elle devait faire des courses avec son père et sa mère, puis ils dînaient chez sa grand-mère. Ses parents la déposeront chez moi au retour, pour 16 heures, heure à laquelle nous avons prévu d’enterrer la boîte à souvenirs. Avec toute cette histoire, je me demande si on le fera… On n’aura peut-être pas la tête à ça.

Depuis hier, ce que vit Loulou me préoccupe. Je suis terriblement inquiète. On dirait que tout ça me ramène à un passé pas si lointain : la peur des appels anonymes, la crainte de surprendre quelqu’un dans la maison… Les mauvais souvenirs m’envahissent et font battre mon cœur un peu plus vite.

Tout à coup, des pas résonnent derrière moi ; une main se pose doucement sur mon épaule.

— Bonjour, ma jolie.

Un long frisson parcourt mon dos. Je me retourne. David me sourit, éblouissant sous le soleil. J’ai beau le connaître depuis des années, je ne m’habitue pas. Il est superbe. Ses yeux plantés dans les miens, il dit à voix basse :

— J’aimerais vraiment te parler avant que je démé…

— Salut, vous deux ! l’interrompt Loulou, qui surgit sur le patio. J’ai cogné et, comme ça ne répondait pas, j’ai pensé que vous étiez ici.

David s’est empressé de retirer sa main. Loulou a sûrement surpris son geste, car elle hausse les sourcils d’un air étonné, sans rien ajouter.

Mon amie est toujours dans sa période grise. Elle porte une robe grise avec de fines bretelles et des motifs blancs, des espadrilles Converse blanches et un joli chapeau gris. Elle a dû faire un effort pour ne pas causer un trop grand choc à sa grand-mère avec son style éclaté ! La période grise tombait pile pour cette visite… À en juger par son arrivée joyeuse, Loulou semble beaucoup plus détendue qu’hier. Hésitante, je demande :

— Tu vas mieux ?

David me lance un regard interrogateur. Il ignore tout de ce qui s’est passé la veille.

— La boîte d’abord ! lance Loulou. On discutera de tout ça après.

— Minute ! Pas si vite, s’oppose David. De quoi parlez-vous ?

En quelques mots, nous résumons l’histoire : le MSN de Dubuc resté ouvert, l’appel téléphonique, la peur de Loulou.

— Je me suis calmée un peu depuis, explique-t-elle. En me couchant, j’ai passé des heures à réfléchir à la situation. Je n’ai pas découvert de cadavre, quand même ! Que pourrait me faire ce TopMan ? Il ne me connaît même pas ! Ou que pourrait me faire mon voisin ? Pour ce que j’en sais, c’est un pédophile, ce n’est pas un meurtrier. Je ne veux pas dire que ce qu’il fait n’est pas grave, c’est terrible. Simplement, je me sens moins menacée. Je ne crois pas que ce soit dangereux pour moi.

— Tu ne feras rien, alors ? s’étonne David.

— Au contraire ! C’est l’autre raison pour laquelle je suis plus calme : je sais que je suis sur le bon chemin. J’aurai bientôt des preuves qui me permettront d’agir. Hier, après l’appel de TopMan, j’étais trop bouleversée pour continuer à fouiller l’ordinateur de Dubuc, mais je compte bien me reprendre ce soir.

J’ai du mal à comprendre mon amie. Pourquoi prendre ce risque et aller garder ce soir encore ?

— Ça ne me semble pas très prudent, Loulou…

— Je pense que David a raison. Il me faut un dossier solide avant d’accuser Dubuc.

— Tu devrais graver les dossiers que tu trouveras sur un CD, précise David, au cas où Dubuc se rendrait compte que tu as fouillé son ordi et déciderait de tout effacer.

Loulou approuve.

C’est peut-être moi qui suis trop peureuse… J’ai toujours eu de la facilité à parler avec Loulou et David. En général, nous pensons de la même façon, les échanges sont faciles. Mais aujourd’hui, j’ai du mal à les comprendre. J’aurais envie de dénoncer Dubuc tout de suite. Mes aventures de l’an dernier m’ont de toute évidence rendue plus nerveuse. Loulou doit sentir mes réticences, car elle me dit d’une voix rassurante :

— Ne t’en fais pas, Marie. Dans peu de temps, je courrai au poste de police raconter tout ce que je sais et ce sera la fin du cauchemar.

— Pour nous, oui. Mais pour sa femme et pour Benjamin, ça ne fera que commencer, commente David. Ce doit être terrible d’apprendre que son mari ou son père fait ce genre de trucs…

— Oui, affreux, approuve Loulou. Mais je ne peux quand même pas le laisser continuer sans rien faire.

— Non, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, ma chère. Bien sûr, tu dois le dénoncer. Pas d’autre choix.

— C’est ce que je ferai, alors.

L’air décidé de Loulou me rassure. Je lui demande :

— En as-tu parlé à tes parents ?

— Non ! Pas question ! Ils ne voudront jamais attendre. Ils vont m’empêcher d’y retourner ce soir et gâcher tout mon plan.

J’interviens :

— C’est quand même un peu risqué, Loulou… Rappelle-toi tout ce qui nous est arrivé, à Suzanne et à moi, l’an dernier. Si on s’était parlé, on aurait évité bien des ennuis…

— Non, répond Loulou d’un air buté. Je ne mêle pas mes parents à ça. De toute façon, ma décision est prise.

Loulou se lève, s’empare de son sac à dos.

— Et maintenant, la boîte à souvenirs ! Attendez-moi une minute.

Quand elle est décidée, il ne sert à rien d’insister, je le sais bien ! Loulou entre dans la maison. Je lance un regard intrigué à David, qui hausse les sourcils, aussi étonné que moi. On ne sait pas ce qu’elle va faire, mais c’est bon d’avoir l’impression de retrouver notre amie un peu plus fidèle à elle-même.

Profitant de ces quelques instants seul avec moi, David dit doucement :

— Marie-Pierre, il faudra bien se parler un jour…

Je baisse les yeux.

— Il n’y a rien à dire, David. Tu déménages, tu vas changer de vie, rencontrer plein de nouveau monde… J’espère juste qu’on ne se perdra pas de vue et qu’on restera amis.

— C’est tout ce que je suis pour toi ? Un ami ?

Surtout, ne pas le regarder, ne pas le regarder. À quoi bon m’inventer des histoires ? Dans quelques jours, il sera à deux heures de route d’ici, et les filles de sa nouvelle école tomberont bien vite sous son charme. J’essaie de maîtriser mes émotions quand je lui affirme :

— Oui. Mon meilleur ami.

Mais David a bien dû sentir ce tremblement dans ma voix, lui aussi.

Loulou met heureusement fin à cette discussion embarrassante. Elle est de retour… dans tous les sens ! C’est la vraie Loulou qui est devant nous. Fini le gris ! Mon amie a troqué sa robe grise et blanche contre une robe-camisole vert lime. Un large bandeau du même vert retient ses cheveux striés de mèches roses.

— Allez, un peu de bonne humeur ! lance joyeusement Loulou. Après tout, on n’est que trois ados en vacances, pas les grands justiciers de ce monde !

J’apprécie les efforts de mon amie, même si son enthousiasme soudain sonne un peu faux. Elle poursuit, plus gravement :

— On va s’occuper de régler le problème Dubuc, oui, mais avant, on a le droit de profiter de nos vacances d’été ensemble.

La gorge serrée, je murmure :

— De nos derniers moments ensemble…

David me jette un regard triste en déclarant :

— Je ne change pas de continent, quand même ! Moi, j’ai confiance. Une amitié comme la nôtre, ça prend plus que deux cents kilomètres pour la détruire.

— Bien dit, David ! approuve Loulou. Quelqu’un a une boîte ?

David a tout prévu. Il prend son sac à dos et en sort de grands sacs Ziploc et une solide petite caisse en métal. Puis il nous tend des bandelettes de papier.

— Prenez-en autant que vous voulez. Ça peut être une, cinq, quinze… Écrivez ce que vous souhaitez pour l’avenir. Vos projets. Vos attentes. Ce qui vous tient à cœur.

Nous nous installons chacun dans un coin du patio. Je regarde discrètement Loulou ; la langue coincée entre les lèvres, elle griffonne à toute vitesse sur plusieurs papiers. David, lui, semble n’en noircir qu’un seul. Je me concentre. J’écris :

Je réfléchis quelques secondes encore. Je sais exactement ce que je veux écrire sur l’autre bandelette, mais ce n’est pas facile à formuler… Je ne dois pas oublier que je devrai un jour la lire devant Loulou et David ! Enfin, je me contente d’écrire, de façon plutôt vague :

Je ne précise pas avec qui.

Je lève la tête. Mes amis ont terminé.

— Ça y est ? interroge Loulou. Vous êtes prêts ?

Elle attrape une bouteille d’eau qui traînait sur la table et fait semblant que c’est un micro. Sous nos yeux amusés, notre pimpante amie vert lime se transforme en animatrice télé.

— Mesdames et messieurs, bienvenue à notre toute nouvelle émission, La Boîte ! Venez découvrir les grands rêves et espoirs de trois ados bien ordinaires…

— Ordinaires, ordinaires, parlez pour vous, mademoiselle ! fait mine de protester David.

— Chut, chut, chut ! Pas d’intervention sans que je vous le demande, chers concurrents !

— J’aimerais ajouter, tout de même, que…

Avant que David ait pu compléter sa phrase, Loulou ouvre la bouteille et l’asperge généreusement en plein visage ! Aussitôt, David s’élance vers elle. Elle s’enfuit sur le terrain en poussant de petits cris pendant que je ris aux éclats et que David la poursuit, lui arrache la bouteille et vide ce qu’il en reste sur ses cheveux bruns et roses. Je les adore, tous les deux !

Loulou tente de reprendre son sérieux tandis qu’ils reviennent vers le patio. Elle tient la bouteille vide dans une main et lisse ses cheveux trempés de l’autre. Elle sourit d’un air embarrassé :

— Excusez ce petit incident technique, mesdames et messieurs. Nous reprenons notre émission. L’heure est grave. Voici venu le moment de remplir la boîte ! Mademoiselle Marie-Pierre, qu’avez-vous pour nous ?

J’ouvre la porte patio et j’attrape sur le comptoir de la cuisine ce que j’avais préparé. Je le tends à Loulou.

— Eh bien, j’ai ces deux photos, très importantes pour moi.

Sur l’une des deux, Suzanne, ma mère, me tient par les épaules et sourit à l’appareil. Moi, je m’appuie contre elle, les yeux rêveurs. Sur l’autre, David, Loulou et moi rions aux éclats. La photo a été prise par ma mère, juste avant notre départ pour la danse la semaine précédente. Loulou est tout en rose, je suis tout en noir, et David se tient entre nous deux, beau comme ce n’est pas permis de l’être.

— Ce sont les photos des personnes qui me sont les plus chères au monde.

L’émotion nous gagne. Loulou dépose la bouteille sur la table et sort de son personnage. J’ajoute, en tendant mes deux bandelettes pliées :

— J’ai aussi ces papiers.

Loulou met le tout dans un sac Ziploc, sur lequel elle écrit mon prénom en grosses lettres avant de le déposer dans la boîte.

— Rien d’autre ?

— Non. J’avais pensé y mettre mon toutou, Miquette, mais… je dors encore avec !

— Beurk ! Pas Miquette ! grimace David, qui ne manque pas une occasion de me taquiner sur ce toutou souris qu’il juge affreux.

Il faut dire que j’ai reçu Miquette à ma naissance et qu’elle a très mal vieilli ! Elle est trouée de partout, de la bourrure tente de s’échapper par chaque trou et elle est maintenant plus grise que blanche. David continue :

— Je refuse de mettre quoi que ce soit dans cette boîte si Miquette s’y trouve ! Tout sera contaminé.

Puis il redevient sérieux et dépose à son tour les objets qu’il a choisis dans un sac : des photos de sa famille, de Loulou et moi, une carte de souhaits reçue de Carmen, sa sœur jumelle, et un papier plié.

— Tu as écrit une seule chose ? s’étonne Loulou.

— J’ai choisi la plus importante, se contente de répondre David d’un ton grave.

Loulou termine la cérémonie en remplissant son sac à son tour : elle y dépose quatre papiers, plus des petits mots que David et moi lui avons glissés, à l’école, lors de cours moins intéressants… Elle complète en déposant dans le fond de la boîte le programme de Cyrano de Bergerac, une pièce de théâtre qu’elle a adorée.

— Voilà, déclare-t-elle, émue, avant de refermer le couvercle d’un air solennel. On est prêts.

Nous nous dirigeons tous les trois vers le bouleau, contre lequel j’ai appuyé une pelle. David s’en empare et creuse un trou au pied de l’arbre. Personne n’ose dire un mot, comme pour ne pas briser la magie du moment. David prend la petite caisse des mains de Loulou, la dépose dans le trou, replace la terre par-dessus. C’est finalement moi qui brise le silence :

— Peu importe ce qui arrive d’ici là… rendez-vous sous le bouleau, dans cinq ans, même heure.

— J’y serai, murmure Loulou. Le 2 juillet, à 16 heures pile.

— Moi aussi, dit David.

Loulou m’enlace et attire David vers nous. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, tous les trois, serrés l’un contre l’autre, sans un mot, la gorge nouée. Nous sommes inséparables, nous en sommes certains. Les meilleurs amis du monde.

Pour un moment, j’oublie la distance qui nous éloignera, les promesses qu’on risque de ne pas tenir, les craintes de tout ce qui pourrait nous séparer… Aucun mot n’est nécessaire. Nous touchons le bonheur du bout des doigts.