Au-delà de l’odeur de soufre fictive ou réelle des uns et des autres, Azaka, lui, se souviendrait que la nuit précédente fut l’une des plus belles de sa vie. Mariagrazia en était au septième mois de grossesse. Malgré la curiosité croissante qui le taraudait après chaque échographie, il n’avait pas souhaité connaître le sexe du bébé. Et comme, de toute façon, il avait toujours rêvé d’avoir une fille, il restait persuadé d’avoir planté la bonne graine. D’ailleurs, s’il n’en avait mis qu’une seule, c’est parce qu’il était fatigué le jour de la conception. La prochaine fois, son étreinte serait si véhémente qu’il lui ferait des triplés. En attendant, il était prêt à parier un mois de balades dominicales sous les portiques de L’Aquila, ce dont il ne raffolait pas en particulier, que sa femme enfanterait d’une fille. Mariagrazia, qui aurait préféré une proposition plus spontanée, n’avait jamais relevé le défi.
Cette nuit-là pourtant, ils furent à un poil de craquer tous les deux. Mariagrazia était sortie de la salle de bains, poussant devant elle un ventre volumineux qu’elle soutenait des deux mains. Depuis le début de la grossesse, avant de se mettre au lit, elle aimait se prélasser dans un long bain mousseux et tiède, en écoutant des chansons de Laura Pausini, Pino Daniele, Paolo Conte, Gianna Nannini, Mina, les deux Lucio, Dalla et Battisti... tandis qu’Azaka regardait un film à la télévision, un verre d’amaro de gentiane à portée de main. Ce rituel avait le don de la détendre d’une journée passée à trouver des remèdes aux maux des laissés-pour-compte de la société et à traîner une panse aussi lourde qu’une pastèque de Calabre, elle en avait ras la patate et n’était plus sûre, qu’elle disait, de vouloir recommencer l’expérience. Lui prenait un malin plaisir à la taquiner, ce n’est tout de même pas une maladie, rétorquait-il, pense à toutes ces femmes qui en ont porté dix, onze, ton père lui-même est d’une fratrie de sept, che vuoi che sia ?, à attiser la polémique juste pour s’entendre répliquer que sa condition de mâle ne lui permettait pas de comprendre.
Quand elle sortit du bain cette nuit-là, resplendissante et nue, ses longs cheveux de jais qu’en temps normal elle ramassait en queue-de-cheval s’égouttant sur ses fesses, il ne put attendre qu’elle lui demande comme chaque soir de les lui démêler, en discourant sur le prénom à donner à l’enfant. « C’est déjà bien qu’elle n’ait pas à signer Settesoldi », embrayait Azaka, moqueur. En fait, il n’aurait jamais relevé le patronyme si, à leur première rencontre, sa future épouse ne lui avait balancé de but en blanc : « Je m’appelle Mariagrazia Settesoldi, si tu as un commentaire idiot à ce propos, fais-le maintenant. Après, je ne l’accepterai plus. » Une stratégie adoptée à l’âge adulte pour éviter les blagues de cour de récréation subies jusqu’à l’université. À la longue, c’était devenu un motif de complicité entre eux. D’où les taquineries d’Azaka, qui avait toute une panoplie de prénoms féminins en tête, à commencer par celui de Sarah. Sa femme, tout aussi malicieuse, ne manquait pas de relever que sa liste ne comportait pas de prénom masculin :
— Mon intuition ne m’a jamais trompé et ne me trompera pas. En tout cas, pas cette fois.
— Pas cette fois ? Tu vas me le dire si, oui ou non, tu as laissé un enfant dans ton pays avant de venir ici ? J’ai du mal à croire que l’argent que tu envoies régulièrement là-bas ne soit que pour la famille.
Alors elle boudait, jusqu’à ce qu’il la prenne dans ses bras, après, bien sûr, qu’elle eut feint de ne pas le vouloir, histoire de ne pas perdre la face. Chez elle, l’orgueil ne le cédait en rien à l’entêtement légendaire des natifs de la région. Pour finir de la faire fondre, Azaka lui disait que Sarah hériterait des cheveux bouclés de sa mère, de ses lèvres ourlées à souhait, de cette chute de reins plus courante sous d’autres latitudes. Puis ils se donnaient l’un à l’autre, achevant de refouler une fâcherie qui ne servait, au fond, qu’à épicer leurs jeux d’alcôve.
Cette nuit-là, ils ne prirent pas le temps de tisser ce rite amoureux. Elle était si ravissante et nue que le sang d’Azaka avait afflué vers son bas-ventre, décuplant son sexe à la limite de la douleur. Il s’était approché d’elle, avait à peine effleuré son ventre et, sans dire un mot, l’avait embrassée à pleine bouche. Mariagrazia comprit que le baiser était tout sauf chaste. Son envie se fit tout aussi pressante. Elle ne laissa pas Azaka explorer son corps comme à son habitude, s’attarder sur ses seins arrondis dont elle se plaignait avant la grossesse de la discrétion, titiller les mamelons de plus en plus sensibles. Elle lui prit la main et l’entraîna vers le lit. Il ne lui vint pas un instant, elle si tatillonne dans son intérieur, l’idée d’objecter : « On va tremper le matelas avec mes cheveux mouillés. » Elle s’étendit sur le flanc avant de cambrer la taille pour mieux se donner à lui. Une position pour laquelle Azaka s’était pris d’affection au fur et à mesure que la grossesse se développait.
Le jour où Mariagrazia s’en était aperçue, elle avait éclaté de rire devant l’appréhension toute masculine de son mari. Au final, elle s’était accommodée aux joies de cette position qu’elle sut agrémenter par l’orientation surélevée, l’entortillement d’une jambe autour de celle d’Azaka, le changement de flanc ou toute autre fantaisie que lui dictait l’instant. Elle s’était habituée aussi à ce qu’il la prenne avec moins de force, une copulation en douceur qui évitait les va-et-vient trop percutants, mais n’en allait pas moins en profondeur, s’alimentant de son propre mouvement, se renouvelant au rythme de ses râles et de son souffle, jouissant de cette étreinte si lente et si pénétrante en même temps.
Cette nuit-là, elle eut trois orgasmes de suite. Au dernier, lorsqu’elle lui dit : « tu peux y aller », ils jouirent si fort que le sol se mit à trembler. Ils crurent d’abord qu’il s’agissait du lit qui, malgré la délicatesse de leurs mouvements, avait bougé, puis du battement à l’unisson de leurs deux cœurs. Ils durent très vite se rendre à l’évidence : le sol vibrait pour de bon. Des secousses brèves et suivies que seuls des amants repus pouvaient ressentir. Ils s’étaient serrés dans les bras l’un de l’autre, puis Mariagrazia lui avait demandé, plus sous forme d’assertion que de peur :
— Tu as senti ?
Et lui, avait répondu :
— Quoi ? Tes orgasmes à répétition ?
Elle l’avait traité d’idiot, s’était cambrée davantage tout en contractant son vagin pour tenter de retenir son sexe qui finissait de ramollir en elle. Puis elle lui avait pris la main et l’avait posée sur son ventre rebondi, à l’exact endroit où celui-ci faisait jonction avec le pubis, qu’elle s’entêtait à garder épilé alors que son mari aurait aimé par moments se perdre dans une forêt vierge.
Ailleurs, ils se seraient jetés du lit pour gagner la rue en quatrième vitesse. Mais pas dans la région, où de génération en génération on s’était transmis cette évidence : la terre vient de temps à autre te rappeler à ta fragilité d’humain. Ça ne va pas pour autant au-delà. Le dernier soubresaut meurtrier au Village des Cipolle, qui vit la terre trembler trois semaines durant, remontait au début du XVIIIe siècle. Même pour Azaka, c’était devenu naturel. Il avait néanmoins ajouté :
— De toute façon, le pire qui puisse nous arriver, c’est de mourir dans les bras l’un de l’autre.
À ces mots, pourtant prononcés sur le ton de la plaisanterie, Mariagrazia eut une soudaine envie d’enfreindre leur accord et de lui révéler le sexe du bébé. De son côté, Azaka ressentit comme jamais auparavant le besoin de savoir pour de vrai ; s’il se passait quelque chose, il aurait préféré connaître le sexe de l’enfant avant de s’en aller. Mais aucun des deux n’avait osé être celui ou celle qui aurait rompu le pacte. Ou peut-être avaient-ils été rattrapés par la fatigue sans avoir eu le temps de changer la pensée en parole, ils s’endormirent comme des amants heureux, mêlant leur souffle à leurs rêves.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner en tête à tête et le dernier baiser de bonne journée à sa femme, Azaka s’était glissé derrière le volant de sa voiture, s’arrêtant au passage pour la causette habituelle avec l’aïeul Cesidio déjà installé sous sa véranda, avalant son café à travers ses gencives plantées d’une incisive solitaire qu’il n’aurait pour rien au monde échangée contre un râtelier. La brève conversation matinale avec le vieil homme faisait partie du rituel de sa journée. Prisonnier de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale, Cesidio avait été trimballé sur un rafiot du Maghreb en Australie, en passant par les îles Hawaï et la Caraïbe, Cuba pour être précis, dont il pouvait parler des heures durant. Loin d’en retirer de l’amertume, il en avait rapporté une ouverture à l’autre qu’Azaka, l’extracomunitario marié à sa petite nièce, était venu incarner à ses yeux. Il n’en finissait pas, entre deux baisers mouillés sur la joue du jeune homme, de lui relater sa captivité et son inscription, de retour au pays, au parti communiste, dans un déferlement de paroles dont une bonne partie n’arriverait jamais à l’oreille d’Azaka, perdues dans sa barbe effilochée d’ancêtre et le sourire sournois qui ne quittait jamais ses lèvres. Après la rapide conversation avec zio Cesidio, Azaka avait parcouru les sept kilomètres qui le séparaient du magasin de photocopies en sifflotant un air guilleret. En dépit du rythme effréné du travail à cette période de l’année, l’idée qu’il retrouverait sa femme au retour l’avait maintenu de bonne humeur d’un bout à l’autre de la journée. Son corps avait gardé la mémoire de cette ultime nuit d’amour, quand les autres se souviendraient d’une forte odeur de soufre dans l’atmosphère.