Malgré les coups de semonce de la veille, le ciel en ce début d’avril était clair et ensoleillé, le vent frisquet, de saison. Bref, le printemps était au rendez-vous, au contraire des années précédentes où il avait eu tendance à se faire désirer, laissant l’hiver s’étirer à travers des pluies abondantes et glaciales, ou des chutes de neige qui venaient rallonger la saison de ski dans les stations environnantes et raviver les cendres dans les cheminées. Au grand dam des agriculteurs qui voyaient les efforts de toute une année s’embourber dans les dédales d’un hiver à retardement. L’odeur du parfum de Mariagrazia, quand il l’avait embrassée dans le cou en partant, était la seule dont Azaka se souviendrait de cette journée, lorsque le temps aurait atténué la souffrance.
Il se rappellerait peut-être aussi que, sur les coups de treize heures, sa femme avait débarqué à l’improviste au magasin. Elle n’avait pas pris pareille initiative depuis que le médecin lui avait recommandé le repos si elle voulait mener à terme sa grossesse. Ne pas venir trois fois par semaine à la boutique, après avoir parcouru une soixantaine de kilomètres pour rester au mieux une petite heure avec lui, faisait partie des résolutions qu’elle s’était engagée, à contrecœur, à respecter. Quand il la vit descendre de sa Fiat Bravo rouge turc, un sourire gêné sur les lèvres, Azaka crut d’abord qu’elle prenait les devants afin de désamorcer sa désapprobation. « Dis-moi seulement que tu es content de me voir », lui lança Mariagrazia en ouvrant la porte de la boutique, car son mari était resté figé sans accourir au-devant d’elle comme à son habitude. Il l’aida néanmoins à s’installer sur l’unique chaise placée derrière le tiroir-caisse.
— Bien sûr que je suis content, finit-il par laisser tomber. Mais dans ton état...
— Ce n’est pas la peine de continuer, la première partie de la phrase me suffit, Zaka.
— Peux-tu me dire tout de même ce qui t’amène ? réussit-il à ajouter.
— Depuis quand est-il interdit de venir voir son mari si on en a envie ?
— Je n’ai pas dit ça, c’est juste...
— Tiens, je t’ai apporté un panino, tu risquerais sinon d’oublier de déjeuner.
Azaka tendit la main en remerciant, défit l’emballage et mordit à pleines dents dans le sandwich. Le sourire de sa femme se décrispa au fur et à mesure qu’elle le regardait manger. Entretemps, elle s’était levée pour leur préparer un café, serré et très sucré, qu’elle prit soin de touiller avant de le lui présenter. Quand Azaka eut fini de l’avaler, à l’italienne, en trois petites gorgées et un dernier coup sec de la tête vers l’arrière, Mariagrazia lui avoua enfin le motif de sa visite.
— Je voulais m’assurer, lui dit-elle, qu’il ne t’était rien arrivé.
— Que veux-tu qu’il me soit arrivé ?
Elle ne répondit pas à la question et poursuivit, au bord des larmes :
— Un simple coup de fil aurait suffi, je sais, mais j’avais envie de te voir, de te toucher. Je n’aurais pas été rassurée sinon.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Azaka, une pointe d’appréhension dans la voix.
Il se déplaça pour aller se glisser dans le dos de sa femme et l’enlacer par derrière. De là, il ramena les deux mains sur son ventre dans l’espoir de sentir l’enfant bouger. Il lui était venu à l’esprit qu’elle lui cachait quelque chose en relation avec le bébé. Qu’il n’avait plus donné signe de vie depuis la nuit précédente, par exemple, après qu’ils avaient senti le sol trembler. Et comme ses mains restèrent immobiles sur le ventre de Mariagrazia, il ne put s’empêcher de l’interroger d’une voix troublée :
— Qu’est-ce qui se passe ? Je ne le sens plus bouger.
Mariagrazia percuta à ce moment-là et le rassura :
— Ne t’inquiète pas, il doit être en train de dormir. Il n’a pas arrêté de bouger de la matinée.
— Tu es sûre, hein ? Tu es sûre ?
— Tiens, voilà. Maintenant qu’il a entendu ta voix, il s’est réveillé.
Le bébé s’était mis en effet à décocher des coups de genou dans la paroi abdominale de la mère.
— Et comment tu sais que ce n’est pas son coude ?
— Puisque je te le dis. Tu sens là ? C’est sa jambe.
Azaka était hilare. Mais sa joie fut de courte durée. Il venait de capter le même voile triste dans le regard de son épouse.
— Est-ce qu’on a découvert une malformation à l’enfant ?
— Non, non. Ce n’est pas ça.
— Il est arrivé quelque chose à quelqu’un de ta famille ?
— C’est devenu aussi la tienne, je te fais remarquer. Rassure-toi, ils vont bien.
— Tu vas me dire à la fin ce qui se passe ?
Elle lui avoua enfin qu’elle avait fait un mauvais rêve la nuit précédente, sans doute une retombée des secousses. Elle n’avait pas jugé nécessaire de lui en parler au petit déjeuner, elle avait cru en toute bonne foi qu’elle aurait oublié au bout d’une heure ou deux. Mais elle n’avait pas cessé d’y penser de la matinée. Et plus elle y pensait, plus l’angoisse lui étreignait la poitrine. Son cœur s’accélérait sans raison apparente, l’espace de quelques secondes, le souffle venait à lui manquer, jusqu’à ce que la palpitation s’arrête enfin et qu’elle retrouve ses esprits. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant. Elle avait hésité d’ailleurs à lui en parler. Mais bon, elle était là, autant le lui dire. Dans le rêve, elle avait vu Azaka emporté par un tsunami, la laissant avec un orphelin sur les bras. La douleur était si palpable, le rêve si réel qu’elle s’était réveillée en pleurs. Malgré un sommeil d’habitude léger, son mari ne s’en était pas rendu compte. Tandis que Mariagrazia parlait, d’autres larmes lui étaient montées aux yeux.
Pour toute réponse, Azaka la prit dans ses bras, cette fois-ci de face, sans prêter attention à son ventre. Il lui rappela avec toute la douceur dont il était capable que ce n’était pas ici, dans une ville située à sept cents mètres d’altitude, à une heure et demie de la mer la plus proche, que le tsunami viendrait le chercher, lui et lui seul. Et puis, il ne tenait pas à la laisser veuve et sa Princesse orpheline.
— Encore ta Sarah, fit-elle entre deux larmes.
L’entrée d’un étudiant vint mettre fin à la conversation. De toute façon, il était temps pour Mariagrazia de retourner à son travail. Elle essuya ses larmes d’un rapide revers des mains et ressortit en lançant :
— Ciao, Zaka, à ce soir.
La visite de sa femme avait laissé Azaka perplexe, au point que les photocopieurs s’étaient arrêtés l’un après l’autre sans qu’il s’en aperçoive. C’était la première fois qu’il la voyait dans un tel état. Il l’avait toujours connue les pieds bien enracinés dans la terre ferme. Capable de tenir tête à ses parents, à la mère qui se mêlait de ses moindres faits et gestes, au père, ce qui n’était pas peu dire, au village entier, tout en rêvant d’ailleurs avec une rage d’adolescente. Déterminée jusqu’à l’aveuglement, jusqu’au sacrifice même. Quelqu’un lui aurait-il parlé de la secousse ressentie quatre jours plus tôt dans les environs de L’Aquila, alors qu’elle se trouvait à Pescara pour son travail ? Lui s’était bien gardé de le faire pour ne pas l’inquiéter. Depuis le début de sa grossesse, elle était devenue hypersensible. Aujourd’hui, elle lui avait paru plus fragile encore. Tout le contraire de la femme qu’il avait connue au début de leur relation, et qu’il avait rencontrée ici même dans la boutique de photocopies, installée dans les parages immédiats de l’université à l’angle des rues Albanesi et Mezzaluna.