Azaka vivait depuis une dizaine d’années dans les Abruzzes. Il y était arrivé d’une ville du Nord, située à la frontière avec la Slovénie. L’atmosphère de cette ville où il avait débarqué deux ans auparavant, après bien des péripéties sur lesquelles il n’aimait pas s’attarder, était devenue périlleuse pour les extracommunautaires, appellation dont était affublé tout natif du Maghreb, d’Europe de l’Est, de l’Asie ou tout Noir non étasunien. Le maire, surnommé le Shérif, avait proposé de les habiller en lapins et de les transformer en cibles mouvantes pour fêtes foraines. Azaka avait préféré changer d’air pour ne pas finir embroché. Des compagnons de galère l’avaient alors orienté vers les Abruzzes, une région avec moins de débouchés, mais aussi peu d’immigrés, où le climat serait moins pernicieux.
Azaka avait décroché le boulot par une heureuse coïncidence, peu de temps après son arrivée. Il avait installé deux seaux, un mouilleur, une raclette, des produits de nettoyage et quelques torchons dans un Caddie à moitié déglingué récupéré dans les décharges, et il s’en allait dans la vieille ville de L’Aquila proposant ses services pour laver les vitrines des magasins de luxe et des restaurants. Dans un pays où même les plus modestes ne badinent pas avec l’apparence vestimentaire, il avait compris la nécessité de s’habiller avec soin avant de se présenter face à des gens qui n’étaient pas demandeurs. Il mettait tout autant d’attention à s’exprimer de façon correcte pour ne pas être confondu avec un Vu’ cumprà. Il avait réussi ainsi à attraper et à fidéliser quelques clients. Mais il lui en fallait plus pour prétendre vivre de cette activité. Entre un client ponctuel et un autre plus régulier, il poursuivait sa prospection au jour le jour jusqu’à ce qu’il tombe sur la boutique de photocopies.
Ce matin-là, le propriétaire du magasin, un vieux monsieur au visage peu avenant, avait à peine répondu à son salut. Il en fallait plus pour décourager Azaka. Tant qu’on ne l’avait pas menacé d’appeler les flics ou de lui botter l’arrière-train, il continuerait de dérouler son discours. Contre toute attente, le vieux finit par céder. Plus pour se débarrasser d’un importun, lui semblait-il, que parce que la devanture de la boutique en avait besoin. Le jeune homme mit beaucoup de soin, et de discrétion, à nettoyer la vitrine, attentif à ne pas obstruer le va-et-vient des clients, à ne pas renverser de l’eau par terre ni à mouiller une rame de papier. Tout en encaissant ses commandes et en répondant au téléphone, le vieil homme ne le quittait pas des yeux. À la fin, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, Azaka s’entendit répondre sèchement : « La semaine prochaine. » « Dans ce cas, trouva-t-il l’audace de répondre, vous me payerez à la fin du mois. »
Ce fut ainsi qu’il commença à louer ses services à la boutique, à l’heure et au jour qui convenaient à l’humeur du propriétaire. Le vieil homme sembla apprécier sa disponibilité, car au bout de trois mois de collaboration, il lui demanda s’il savait lire et écrire. Estomaqué, Azaka fut sur le point de répondre : « Mieux que toi, vieux schnock », avant de se raviser. Subodorant que son patron ne lui avait pas posé la question par hasard, il lui dit que oui, il se trouvait en troisième année d’université quand il était parti de son pays. Il n’y avait pas de sot métier. Si quelqu’un lui donnait sa chance, il ne le regretterait pas. Son discours, ce jour-là, ne ramena pas plus que le silence auquel le boss l’avait habitué. La semaine d’après, son statut passait de simple homme de ménage à celui de factotum.
Le travail consistait à photocopier et à relier à tour de bras mémoires, thèses, recueils de poètes en herbe, documents en tout genre... Outre le rangement du matériel, il avait aussi à charge la livraison à des mandarins, dont le statut interdisait de se déplacer pour une aussi vile tâche, de lourds pavés aux phrases indigestes, truffés de concepts qui semblaient alourdir davantage le colis à délivrer. Six jours sur sept, il ramenait du bar du coin les expressos du patron, de la tavola calda les parts de lasagne ou de pizza que celui-ci prenait au déjeuner. Le ménage, c’était pour le dimanche. À ce travail rémunéré au noir au salaire minimum, Azaka pouvait ajouter le pourboire à la livraison d’une commande. Une obole dont le montant variait en fonction de la compassion que son statut d’immigré sans le sou suscitait, ou non, dans l’esprit du client. Jamais il n’avait autant aimé être un pauvre immigré.
Azaka avait compris qu’il n’avait pas intérêt à réclamer quoi que ce soit, les candidats à son poste ne manquaient pas. Aussi prenait-il son mal en patience. La situation finirait bien par se débloquer, il trouverait un boulot dans un autre secteur, une autre région. Il pourrait alors dégager du temps pour reprendre les études. Un vieux rêve, qu’il n’avait pas enterré. En attendant, il avait appris à composer avec le peu de mots et le caractère bougon de son patron qui, à la veille de se retirer, à quatre-vingts ans passés, lui proposa de reprendre l’affaire. Peu intéressés, ses enfants, un homme et une femme dans la cinquantaine, le pressaient de vendre le local avec le fonds de commerce afin de se partager les dividendes.
Seulement voilà, soit le vieux rechignait à voir l’affaire d’une vie atterrir entre des mains inconnues, soit il voulait jouer un mauvais tour à ses enfants dont la situation économique était plus que confortable — un geste fort dans une région où le lien familial relève du sacré. Ou peut-être s’était-il pris d’affection pour cet extracomunitario dur au labeur, qui l’avait accompagné dix ans sans se plaindre et venait travailler même malade. Azaka peinait à croire à un tel sentiment de la part de quelqu’un qui se vantait de voter Alleanza Nazionale, le parti d’un ancien militant d’extrême droite. D’ailleurs, avoua-t-il à son employé, un après-midi qu’il était en veine de confidence, il aurait voté volontiers la Lega Nord s’il n’avait soupçonné le Senatùr de mettre les habitants des Abruzzes dans le même panier que ces fainéants du Mezzogiorno. De plus, il était d’une génération qui aurait eu du mal à voir le pays divisé en deux, le Nord d’un côté, le Sud de l’autre. Où est-ce qu’on les mettrait, eux, qui se trouvent au milieu, hein ? Ce type devrait revoir sa géographie, bougonna-t-il.
Ce jour-là, la première fois en dix ans, le boss s’enquit auprès de son employé de la famille laissée au pays, ça doit être dur là-bas, j’ai vu des choses horribles à la télévision, tu as bien fait de partir. Les tiens ne te manquent pas ? Le jeune homme n’eut même pas à répondre, le vieux avait déjà enchaîné sur le sujet qui lui tenait à cœur. Azaka avait-il l’intention de quitter la région, ça fait tout de même un bail que tu es ici, et puis, où tu irais ? Le travail est une denrée rare ces jours-ci. Quand on a la chance d’en avoir un, on n’a pas intérêt à le lâcher. Lui avait tenu jusqu’à ce que son corps dise assez. Mais le temps était venu de se retirer, ce serait bien de trouver un repreneur. Cela dit, il n’avait pas envie de vendre à quelqu’un qui, au bout d’une année, en ferait un énième débit de pizza à la coupe, un glacier ou une bijouterie.
Après ce long préambule, le vieux patron proposa de but en blanc à Azaka de reprendre l’affaire. Le jeune homme commença par dire qu’il n’avait pas les moyens de racheter le fonds de commerce, aucune banque sensée ne lui prêterait de l’argent. Il cherchait en fait à gagner du temps pour voir s’il avait les reins assez solides pour se lancer dans le business. Le vieil homme avait visiblement prévu une telle réponse. Il rétorqua sur le ton bourru qui lui était coutumier que la chance ne repasse pas les plats, quand elle se présente, il faut savoir mettre les pieds sous la table et déguster copieux sans se poser de questions. Il lui cédait le pas de porte contre rien, enfin une trentaine de milliers d’euros qu’une banque de ses connaissances accepterait de lui prêter, et un loyer mensuel pour le local à verser de la main à la main. Les factures d’électricité resteraient au nom du vieil homme pour éviter que le fisc ne vienne fourrer le nez dans leurs affaires. Azaka n’ignorait rien du reste. Les machines en leasing devaient être remplacées sous peu. Il savait où commander toner, papier, baguettes et spirales de reliure, les deux ou trois bricoles en plus que la loi l’autorisait à vendre. Pour les comptes, il avait intérêt à voir avec le comptable qui passait une fois par mois, lui savait comment faire. Ce serait trop compliqué de mettre tout de suite l’affaire à son nom, on verrait plus tard comment procéder pour éviter leur paperasserie. Azaka saurait se débrouiller, il en était sûr.
Le jeune homme ne pouvait plus reculer. Peu convaincu de ne pas se fourrer dans un pétrin crasse, il offrit néanmoins un sourire en croissant de lune au vieux monsieur. Par chance, on était samedi, il eut le reste du week-end pour réfléchir et se dire que ce n’était peut-être pas une si mauvaise idée que de se mettre à son compte. Ce n’était pas sûr d’ailleurs que le nouveau patron soit disposé à le garder. À part les deux Chinois propriétaires de leur restaurant, il n’en voyait pas dans le coin d’extracom’ à la tête de son business. Après tout, il n’avait jamais eu peur de travailler, s’il avait laissé les siens, sa terre, son enfance, ce n’était pas pour voir du pays. Il avait là l’occasion de prendre son destin en main. Deux semaines plus tard, le vieil homme lui laissait les clés.
Au début, il débarquait à l’improviste pour s’assurer que tout se passait pour le mieux, rassurer aussi les clients inquiets de ne plus le voir derrière son tiroir-caisse. Il s’asseyait alors dans un coin sans piper mot. Puis il se levait brusquement et, sans que son ex-employé lui ait rien demandé, se mettait à classer les commandes déjà exécutées, à ranger des rames de papier avant de se retirer en bougonnant un au revoir. Par beau temps, il plaçait sa chaise devant l’entrée de la boutique, répondant d’un simple signe de la main au salut des uns et des autres. Ses visites s’espacèrent au fil des mois. Les rares fois où il passait désormais, il s’installait dans son coin, après avoir bu le café qu’Azaka était allé lui chercher. L’essentiel de la rencontre se résumait à un « bonjour, come va ? » d’Azaka, auquel il répondait par un « si tira avanti », on tient le coup, et un au revoir ponctué par une poignée de main lourde des dernières forces qui semblaient lui rester. L’inactivité l’avait rendu à son âge.
Désormais, c’était les enfants qui passaient récupérer l’argent du loyer. Azaka préférait de loin avoir affaire à Antonella, la cadette, toujours tirée à quatre épingles, qui ne manquait jamais de le gratifier d’un mot gentil. Tout le contraire du frère. Lui se présentait trois jours à l’avance, feignant de s’être trompé de date. Un après-midi, il laissa entendre à Azaka que la famille comptait vendre le local dont la gestion se révélait plus un poids qu’autre chose. En attendant, Azaka pouvait s’attendre à une augmentation du loyer, les prix de l’immobilier avaient flambé. Dès qu’il eut le dos tourné, le jeune homme téléphona au vieux monsieur qui reconfirma les propos qu’il lui avait tenus au moment de lui céder l’affaire : il avait encore toute sa tête, de son vivant, c’était lui et lui seul qui déciderait de l’augmentation ou pas du loyer. Quant à la vente du local, il n’en était pas question...