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Longtemps après, lorsque les cendres se seraient refroidies, qu’il ne resterait presque plus de témoin de l’événement, hormis peut-être lui et un autre vieux, ou une autre vieille, qu’il n’aurait même pas connu, Azaka se souviendrait d’avoir entendu, en l’espace de vingt-quatre heures, la même phrase : « Et s’il se passait quelque chose ? » des lèvres de deux femmes qui avaient joué un rôle crucial dans sa vie. Peut-être se rappellerait-il aussi qu’Antonella, comme lors de leur premier rendez-vous, ne lui avait pas demandé son avis. Elle avait actionné de son propre chef le mécanisme du rideau métallique. Les yeux d’Azaka tombèrent à ce moment-là sur l’horloge que lui avait offerte son épouse, ramenée de son unique voyage en Australie quinze ans plus tôt. Il se rendit compte qu’il était dix-neuf heures trente, que son projet de dîner était passé à la trappe. À pareille heure, Mariagrazia devait avoir fini de manger chez ses parents. Elle retournerait sous peu l’attendre dans son bain, en lisant et en écoutant de la musique.

Antonella ne lui laissa pas le temps de penser au-delà. Elle avait déjà défait son pantalon et entrepris de lui cajoler les particules, tout en exprimant son regret de devoir faire ça dans un endroit si peu confortable, mais elle n’aurait pas pu l’inviter à la maison, son mari n’était pas en voyage et risquait de rentrer à tout moment. Ils n’avaient donc pas le choix pour cette dernière séance d’amour. Après, promis juré, il n’entendrait plus parler d’elle. Cette promesse eut le don de détendre Azaka, et quand Antonella avança une bouche gourmande de son sexe, celui-ci se retrouva gorgé de sang, coqueriquant une santé toute juvénile. Elle l’assit alors sur la chaise qu’elle avait pris le soin de caler contre une photocopieuse, souleva sa robe d’une main preste pour venir s’empaler sur sa turgescence, après avoir écarté son slip de soie rouge d’un doigt tout aussi impatient.

La participation d’Azaka consista à l’enlacer pour éviter qu’elle ne tombe à la renverse. Plus que vigoureux, les coups de reins d’Antonella étaient désespérés. Elle se mouvait telle une toupie folle, bougeait son bassin d’avant en arrière, sautait en amazone délurée sur les cuisses de son partenaire, la tête voltigeant à tout vent, la bouche ouverte, comme en apnée, d’où coulait par instants un filet de bave qu’elle coupait à chaque fois d’un rapide coup de langue. Ses déhanchements avaient la rage de qui voudrait des ans gommer l’irréparable outrage. Au bout de ces mouvements incessants, elle laissa échapper un long et puissant râle, proche du cri de l’animal blessé avant d’offrir à Azaka un visage baigné de sueur et de larmes, qu’elle essuya, le temps de reprendre souffle, d’un mouchoir tiré de son sac à main. Elle ne voulut pas prolonger outre mesure les adieux, qu’elle ponctua d’un grazie avant de se retirer pleine d’allant et de dignité.

Il était vingt et une heures passées lorsque Azaka s’installa au volant de sa voiture, non sans avoir effacé toute trace du passage d’Antonella dans le magasin et sur son corps. À cette heure, il faudrait moins de dix minutes pour regagner le Village des Cipolle. Quand il entra à la maison, après avoir récupéré la clé restée sur la porte, Mariagrazia l’accueillit du fond de sa baignoire par un « c’est toi, Zaka ? ». Azaka vint déposer un baiser sur son front humide. Le lecteur de CD diffusait en sourdine « Sto vicino a te », une chanson de Pino Daniele portée ce soir-là par la voix de Mina. La peur absurde du matin semblait être loin. Azaka oublia qu’il s’était promis de lui masser le crâne en rentrant. Rongé de culpabilité, il préféra ne pas s’attarder dans la salle de bains. Il s’en voulait encore d’avoir bandé, puis cédé à son instinct de mâle. Sa tête pensante, rationnelle, n’avait pas été foutue de régir sa tête chercheuse, cette drôle d’ogive par trop autonome, capable de te fourrer dans des emmerdes qui dépassent de loin sa dimension limitée. Du fond de son bain, Mariagrazia lui demanda s’il avait dîné. Elle avait ramené de la maison — deux ans après leur mariage, elle continuait de dire « la maison » pour parler de celle de ses parents — une part de lasagne qui se trouvait dans le four. Il répondit qu’il avait grignoté quelque chose vers dix-neuf heures à la tavola calda afin de pouvoir continuer à travailler.

Azaka alla s’asseoir devant la télévision qui n’offrait que des téléréalités, et des pseudo-débats où invités et animateur hurlaient sans s’écouter parler. La première gorgée d’amaro de gentiane lui agressa l’estomac vide qui gargouilla au contact du liquide âcre. La deuxième passa avec moins de difficulté. De loin en loin, lui arrivaient des bribes de « Ciao amore, ciao » et la voix grave de Dalida. Il devait être aux alentours de vingt-deux heures lorsque Mariagrazia le rejoignit sur le canapé. Elle s’était séché les cheveux seule pour ne pas le déranger. Elle avait endossé une robe de chambre par-dessus son pyjama et, après un détour par la chambre pour glisser la bouillotte dans le lit, elle était venue s’asseoir à la droite de son mari en appuyant la tête sur son épaule.

Azaka ne se rappellerait jamais à quel moment ni lequel des deux s’était assoupi le premier devant le bavardage inutile de la télévision. En revanche, il se souviendrait qu’ils s’étaient réveillés en sursaut avec la nette sensation que le sol bougeait sous leurs pieds. Des secousses vigoureuses et suivies. D’instinct, ils s’étaient agrippés l’un à l’autre. Le temps de se regarder dans les yeux, ils se ruèrent en direction de l’escalier qui descendait à pic vers l’extérieur. Dans la précipitation, Azaka eut le réflexe de précéder Mariagrazia d’une marche en la tenant par un bras afin que, le cas échéant, il puisse la prendre dans les siens. Ils se retrouvèrent ainsi dans la rue avec les autres habitants du Centro storico et une bonne partie du village.

Dans la nuit fraîche de printemps, les villageois se regardaient apeurés ou à demi-hilares, répétant la même rengaine : « Hai sentito ? » Tu as senti ? Inlassable litanie pour conjurer l’angoisse. Ces secousses avaient placé la barre un cran au-dessus de celles de la veille. Portés par une impulsion grégaire, ils commencèrent à rallier la place Umberto Ier, la place principale du Village des Cipolle, délimitée par la monumentale façade de l’église Santa Maria Assunta. Comme si dans cette localité sans premier citoyen direct, le maire étant par délégation celui de L’Aquila, ils allaient trouver à destination un leader à même d’apporter une réponse à leur inquiétude.

Azaka aussi avait senti. Sans doute pas la même chose que les autres. Il avait senti comme une mémoire enfouie au tréfonds de ses entrailles. Une mémoire qu’il aurait désapprise ou qui se serait fait oublier, ombre dans l’ombre tapie, le temps et l’espace pour complices. Il avait senti une antique peur, pareille à celle de cette époque lointaine où il était resté trois jours sous les décombres, convaincu que son père allait venir le sortir de là. Il lui en coûtait de se souvenir. Là-bas, il n’avait pas eu le temps de sentir. C’était arrivé brutalement, sans aucune odeur de soufre, imaginaire ou réelle, dans l’atmosphère. À l’image d’un éclair soudain qui serait venu lézarder un ciel bleu. Il n’en avait jamais parlé à personne depuis qu’il avait mis les pieds ici. Il avait tu la chose, comme une femme violée cache dans les replis du silence la violente souillure faite à sa chair et à son esprit. Il en était arrivé à l’oublier. Voilà que ces maudites secousses étaient parvenues à rassembler les particules éparses. Allait-il enfin en parler à Mariagrazia ? Pas cette nuit, en tout cas. Pas dans son état. Plus tard peut-être, quand l’enfant serait né et commencerait à gazouiller. Un jour où ils seraient sereins tous les deux, heureux tous les trois.

Dans la nuit fraîche de printemps, Azaka glissa son bras droit par-dessus l’épaule de sa femme, sans dire un mot. De toute façon, il n’aurait pas pu en placer une dans le brouhaha autour d’eux. Les voisins avaient un tel besoin de parler, de raconter ce qu’ils avaient ressenti et la situation dans laquelle ils se trouvaient au moment de la secousse. Les souvenirs qu’elle avait remués chez les plus âgés, des souvenirs qui ne leur appartenaient pas toujours. L’un d’eux, la cinquantaine défraîchie, la voix rocailleuse, parla des lointaines images vues à la télévision de Monténégro sous les décombres. Une autre se trouvait dans la région de Naples, trente ans plus tôt. Azaka peinait à les écouter. Même la référence à Naples ne l’avait pas distrait de sa pensée. Son esprit était ailleurs. Loin, très loin de cette nuit-là et du Village des Cipolle.