Dans l’intervalle, les voix et les bruits du dehors ont repris leur mouvement de yo-yo, les ténèbres ont gardé leur opacité, sauf lorsque de subits accès de somnolence parviennent à s’emparer de sa vigilance, de sa volonté de rester éveillé coûte que coûte, et le plongent dans des ténèbres plus épaisses encore, peuplées de cauchemars en tous genres. Azaka se voit alors précipité dans un vide abyssal sans qu’il ne puisse rien tenter pour enrayer la chute, aucune aspérité à laquelle agripper un bras, une jambe, une main, indéfiniment aspiré par la béante noirceur, tandis qu’il pousse à pleins poumons des hurlements muets. Puis il se réveille tout aussi brusquement, le cœur pilant une chamade du tonnerre comme voulant s’extraire de sa poitrine par la gorge ; le corps moite, le front perlé de grosses gouttes de sueur, avant que, quelques minutes plus tard, il ne recouvre les sens, et son corps la température normale. Alors il chantonne pour se tenir compagnie, des chansons qu’il connaît ou invente sur le moment, qui résonnent dans son drôle d’habitacle aussi étroit et long qu’un sarcophage, ricochent sur un bout de ciment, de bois ou de fer avant de revenir à ses oreilles.
Revoilà les bruits de voix, les coups frappés sur les tuyaux, les aboiements des chiens, comme si de là-haut, on le cherchait, lui. À l’heure qu’il est, Azaka n’a aucun doute là-dessus, les secours doivent être organisés dans toute la ville, comme il l’a vu une fois à la télévision, dans le vieux poste en noir et blanc d’un voisin. Ça s’est passé trois ans environ trois ans auparavant, du côté d’une ville lointaine appelée Naples dont il ne sait rien d’autre à part le nom. Maradona, son idole, la seule, avec Garrincha, qui soit attaquant et pas défenseur, y jouera quelques années plus tard. Il connaît le nom des équipes de tous les grands footballeurs de la planète, c’est pour ça qu’il se rappelle encore la chose et la ville de Naples. Il a vu ce jour-là le ballet des hélicoptères, les ambulances, les sauveteurs venus d’Italie et des pays limitrophes, les professionnels en blouse blanche, tout un micmac d’hommes et de femmes s’affairant comme des abeilles autour d’une ruche. Il n’y a aucune raison pour que ça ne se passe pas de la même façon ici. Il a dix ans, bientôt onze, il n’est pas idiot, il sait que son pays n’est pas aussi riche, mais tout de même. Si ça se trouve, les caméras sont déjà en train de filmer, il passera à la télé lui aussi lorsqu’on viendra le sortir de ce trou à rats, son père à la tête des sauveteurs. Son visage et son nom feront le tour du monde.
De nouveaux bruits et aboiements viennent l’arracher à sa cogitation. Azaka répond par un filet de voix qui aurait du mal à traverser le magma enchevêtré d’objets hétérogènes qui le retiennent prisonnier. Il continue quand même, il n’a pas envie d’abandonner sous le coup de l’abattement, de se laisser engloutir par les ténèbres, il continue afin d’échapper à l’angoisse qui lui étreint la poitrine, à la formication qui lui picote les membres jusqu’à l’ankylosement, avant que le sang ne recommence par un miracle soudain à circuler dans ses veines sans chasser pour autant la douleur qui lui scie la jambe droite, paralysée par un lourd bloc de pierre, qu’il ne saurait soulever même si le reste de son corps n’était pas immobilisé, lui interdisant le moindre mouvement autre que celui de la tête et des épaules ; une douleur lancinante qui s’amuse à lui brûler la chair, ainsi que du piment de Cayenne macéré sur une plaie ouverte, au point qu’il ne sent plus la jambe, comme s’il en avait été amputé. Il en gardera une légère claudication dont les autres gamins se moqueront et qui viendra lui voler, plus tard, un avenir de footballeur professionnel. Longtemps, il croira pouvoir être le nouveau Garrincha, ce crack brésilien dont Pelé en personne jalousait les dribbles, surmonter lui aussi son handicap, en faire un atout, s’en servir pour un jeu tout en chaloupé et en contrepied, mais le destin en décidera autrement, ou peut-être n’aura-t-il pas eu un réel talent.
Le plus difficile, là-dessous, ce n’est pas tant de se retrouver seul avec soi que de gérer la faim et la soif. La faim lui lacère l’estomac de ses violents coups de griffes. Elle y creuse, comme maintenant, des trous aux parois hérissées d’aspérités, le noue de nausées bilieuses qui picotent son larynx et sa gorge avant de refluer dans sa bouche en un goût et une odeur aigres. Azaka penche la tête de côté pour vomir le liquide gluant qui retombe en partie dans le creux de sa salière, lui laisse un filet ridicule suspendu au coin des lèvres, qu’il détache d’un coup de langue plein de dégoût, il n’en garde pas moins un reste d’acide lactique dans la bouche, il hésite à l’expectorer de peur de souiller davantage son buste de la salive amère et s’ingénie alors à la ravaler. Au fil des heures, il se sera entraîné à son corps défendant, les grimaces ne seront plus nécessaires, à tant se contracter la gorge et la poitrine, le reflux se présentera au niveau du larynx avant de redescendre vers l’estomac.
La soif, elle, entraîne des périodes de sécheresse excessive. Alors il donnerait tout pour pouvoir éteindre l’incendie qui lui embrase l’estomac, la gorge et le palais réunis. La seule parade, toute relative : garder la bouche fermée pour que l’air ne l’assèche encore plus. Les lèvres pincées et les dents serrées, Azaka cherche une salive absente qui arrive parfois sous la forme d’un résidu de crachat qu’il s’empresse d’avaler, jusqu’à ce que cela ne suffise plus et que la paroi buccale soit en feu. Il tente de ne pas y penser, à force peut-être finira-t-il par ne plus rien ressentir. « Tout est dans la tête », se dit-il. C’est ce que son père lui a enseigné, lui faisant tenir dans la main un bol de thé brûlant sans le renverser ; au bout de quelques séances, il réussissait, pas peu fier, à s’approcher d’une minute. Tout est dans la tête, « l’esprit peut vaincre la matière », complétait son père.
Ironie du sort, maintenant il lui prend une envie pressante d’uriner. Il serait libre de ses gestes qu’il n’hésiterait pas à recueillir l’urine dans le creux de ses mains et, malgré le fort goût de sel, à la boire avec avidité. Au début, il se retient, il a passé l’âge de se faire dessus comme, plus jeune, dans son lit par peur de s’aventurer dans le noir. Alors il reculait vers le coin sec de sa couche où il finissait par rouler dans son sommeil et par se retrouver au matin empestant la pisse et la honte. Là, la situation est autre, il n’en peut plus et ne voit pas l’intérêt de contrôler sa vessie. Il choisit alors de mettre fin à la torture, envoie valdinguer la fierté, laisse le liquide se répandre entre ses cuisses et lui apporter un soulagement proche de l’extase. D’abord par saccades, puis tel un long fleuve qui ne s’arrêterait pas de couler, sans crue extravagante ni débordement tapageur, juste intarissable sur son lit sans se disperser en inutiles affluents ni trop se presser pour rejoindre l’océan. Cet instant où l’urine coule chaude, presque sans tarir, constitue la seule sensation de bien-être éprouvée depuis plusieurs heures, depuis plusieurs jours, il n’en sait rien, quand il pense à Sarah aussi, tandis que les bruits de la surface lui parviennent dans leur chaos incessant. Cela ne dure toutefois pas longtemps.
Maintenant, c’est au tour d’une blatte de changer son buste, son cou et son visage en pistes d’atterrissage et de décollage. Azaka ne la voit pas, mais il la sent, il l’entend, il reconnaît le lourd bruissement de ses ailes, ses élytres qui lui fouillent la chair, les ventouses de ses pattes s’accrochant à son cou nu, son front, son nez. S’il n’intervient pas, la bestiole risque d’aller plus loin. Azaka décide d’engager le combat contre l’ennemi invisible qui, en plus d’être libre de ses mouvements, jouit d’un avantage considérable : il s’en tire mieux que lui dans l’obscurité. Azaka roule ses épaules dans tous les sens, l’infâme insecte refuse de rendre les armes. Au contraire, il lui plante les ventouses dans la peau. Grâce à d’énergiques coups de menton, le garçon arrive à le déloger de sa poitrine. L’animal se réfugie du côté latéral de son cou, là où le menton déchaîné d’Azaka ne peut pas l’atteindre. Le garçon imagine un autre stratagème, il gonfle sa bouche d’air qu’il lance dans la direction de la bestiole, fait vibrer ses lèvres, une fois, deux, trois, que nenni. Il balance la tête de droite à gauche, de gauche à droite, ramène son épaule vers sa joue dans l’espoir sinon de la prendre en tenaille et de l’écrabouiller, du moins de l’amener à abandonner la partie. Mais elle tient bon, se cramponne comme si sa vie en dépendait, jusqu’à ce qu’Azaka combine coups de tête et d’épaule rageurs, et un cri... animal. La bestiole immonde comprend enfin qu’il est bien vivant, pas un cadavre inerte dont elle pourrait se repaître à sa guise, et finit par se retirer pour ne plus revenir.
Voilà qu’il est pris d’un frisson qui lui traverse d’un bout à l’autre les membres supérieurs et lui soulève le corps comme à coups d’électrochoc. S’agit-il de la brise nocturne ou de la fièvre ? Azaka baisse le menton vers le haut de la poitrine, au niveau de l’ouverture du tee-shirt, il ne ramène aucune chaleur particulière. Il ne se met pas moins à claquer des dents, si fort que le cliquetis détourne son attention de toute autre sensation. Il serre les mâchoires afin de ne plus entendre ce claquement lugubre. Les convulsions s’amplifient, il a de plus en plus de difficulté à les contrôler. Pris de soubresauts, son corps bouge comme un pantin désarticulé. Azaka se dit qu’il va y passer, les spasmes rompront l’équilibre de l’habitacle. Une des travées ou un bloc de ciment se détachera de l’ensemble et achèvera sa course contre son crâne. Il rejoindra Sarah pour de vrai. Il revoit ses boucles rebelles, ses yeux de chatte persane, un sourire engageant qu’il ne lui connaissait pas. Il ferme les yeux et prie, ses dents claquent, il prie, comme sa mère lui a appris : « Celui qui demeure sous l’abri du Très Haut repose à l’ombre du Tout-Puissant. Je dis à Yahweh : “Tu es mon refuge et ma forteresse, Mon Dieu en qui je me confie !” [...] Tu trouveras un refuge sous ses ailes [...] Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, Ni la flèche qui vole de jour, Ni la peste qui marche dans les ténèbres, Ni la contagion qui frappe en plein midi. [...] Aucun malheur ne t’arrivera, Aucun fléau n’approchera de ta tente. » Le corps d’Azaka retombe soudain en léthargie, malgré les muscles encore raidis par l’effort fourni. Quelle heure est-il au-dehors ? Il n’a plus aucune notion du temps, ni de voix à force de crier. Il sent les larmes couler doucement sur ses joues.