Au moment où il croit l’espoir s’éloigner à jamais de son corps, la voix jusque-là éteinte lui revient. Un regain d’énergie, une ultime goutte de survie qu’il est allé puiser au plus profond de sa chair. Il pousse plusieurs cris d’affilée, dont la puissance achève de le ramener à la lumière. Mais rien ni personne ne lui répond de là-haut à part l’écho démultiplié, de plus en plus faible de sa propre voix, comme si toute vie s’était retirée des environs. Heureusement le sommeil est là pour venir l’arracher à la souffrance physique et à l’angoisse. Le voilà qui retombe d’un coup dans un lourd sommeil. Il en ressort cinq minutes plus tard avec l’impression d’avoir dormi longtemps, et celle plus nette encore qu’il s’en sortira, son père viendra le chercher, sa voix chaude, son sourire contrastant avec son habituel air sévère lui feront oublier cet horrible cauchemar ; n’était la douleur atroce qu’il ressent jusqu’au plus vif de sa chair, cela aurait tout l’air d’un cauchemar. Ce n’en est hélas pas un, les convulsions intermittentes du sol sous son corps viennent le rappeler à la cruelle réalité.
Cloué sous sa masse de béton et de barres de fer, Azaka a encore plus de mal à gérer ces moments où la chose menace de revenir, où le péril se matérialise dans des crises d’épilepsie à répétition qui donnent au sol l’allure d’un vulgaire esquif de planches sur une mer démontée, quand elles ne semblent pas vouloir lui ouvrir les entrailles et aspirer tout ce qui se trouve à la surface, humains, animaux, arbres, bâtiments. Alors il ne reste à Azaka qu’à clore les yeux, à rejoindre Sarah et son arrière-grand-mère qu’il a vue sur son lit de macchabée au sortir de ses quatre-vingt-dix-huit ans, le premier corps sans vie qu’il ait regardé en face, avant même celui de Sarah. Mais les soubresauts, aussi longs qu’un sanglot de violon, s’arrêtent enfin et il rouvre les yeux dans l’obscurité. Une fois la peur passée, Azaka prend conscience du fait que la terre bouge, plus nettement que n’a jamais su et ne saura jamais l’illustrer l’alternance du jour et de la nuit, moins encore les cours théoriques de géographie.
Au fur et à mesure que le temps s’écoule, Azaka sent ses facultés diminuer, à l’image d’une lampe dont le combustible serait sur le point de manquer. Pourtant, dès que sa voix le lui permet, il lance encore et encore des appels au secours désespérés qui viennent grignoter davantage sa réserve de vitalité, jusqu’à ce que sa gorge se noue à nouveau et ne filtre plus le moindre mot. De guerre lasse, tandis que des larmes de détresse lui labourent les joues, il se met à fredonner une chanson venue de nulle part, qu’il emporte avec lui dans un long sommeil où il rêve de son père les emmenant, ses deux frères et lui, jouer au football.
À un moment, dans son rêve, il perçoit des bruits lointains de voix et des coups répétés renvoyés à intervalles réguliers par une barre de fer, qui finissent, à force, par le réveiller. Il a l’impression claire et nette que les coups redoublent d’intensité, que les voix se rapprochent. Le picotement, fort distinct de celui ressenti jusque-là, reprend dans ses membres. Son corps est envahi d’un chaud et froid soudain lorsque l’écho d’une voix demande, en estropiant sa langue maternelle, s’il y a quelqu’un là-dessous, un autre prolonge la même question dans un accent plus naturel. Il n’en croit pas ses oreilles, se demande s’il se trouve dans la continuité de son rêve ou dans la réalité. Le jappement clair, persistant d’un clebs vient confirmer la seconde hypothèse. L’écho revient à nouveau, alternant le même accent étranger et un autre plus familier. Il sent un cri monter de la pointe de ses orteils, passant par la blessure à la jambe droite avant d’arriver à sa poitrine qui se gonfle alors pour l’expulser par sa bouche. Un appel au secours tonitruant, plus fort encore que le cri qu’il pousse lorsqu’il lui arrive de se réveiller la nuit, dans l’espoir que son père vienne le rassurer. « Calme-toi, lui susurre la voix étrangère, comme si la personne se trouvait maintenant à deux doigts de lui. Calme-toi. On va te tirer de là. — Je peux pas bouger, je peux pas bouger, répète-t-il à l’infini. — Surtout ne bouge pas », fait la voix. Des sanglots jaillis de tout aussi profond viennent se mêler à son cri, auquel répond une troisième voix qu’il identifie sans hésitation.
De dessus les décombres, sa mère lui annonce en sanglotant elle aussi qu’on va le sortir de là. Des gens sont venus de très loin pour les aider, il ne faut pas pleurer, mon fils, Dieu entend toujours nos prières. Puis une voix d’homme, qui semble traduire celle de l’étranger, prend le relais et lui réitère de ne pas bouger. Dans l’intervalle, le chien a cessé d’aboyer, seuls lui parviennent les voix de ses sauveteurs et le choc des objets qu’ils déplacent. L’une d’elles ordonne, à des badauds probablement, de reculer, de ne pas entraver le travail des secouristes. Et surtout de se taire, ils ont besoin d’entendre le moindre bruit qui provient d’en bas. De temps en temps, des gravats dévalent jusqu’à lui, il ferme les paupières de peur qu’ils ne lui entrent dans les yeux. Que la progression des secouristes est lente ! Les voix se rapprochent tout de même. Azaka les entend maintenant de manière intelligible. « Patience, mon brave, on va y arriver. On y est presque », fait l’une d’elles, répétant ces phrases à tout bout de champ, comme pour l’empêcher de s’endormir. Impossible, il est trop excité à l’idée de sortir de ces ténèbres, de l’immobilité. Déjà, la douleur à la jambe a disparu. Il ne pleure plus, ces gens sont là pour le sauver. Il ne rêve pas. Il finit par apercevoir un bras, puis deux, suivis d’un buste arborant un gilet fluorescent. Un large sourire vient illuminer son visage. Il faudra néanmoins une longue heure avant que le groupe de secouristes ne parvienne à l’extirper de son tombeau de béton.
Deux hommes le soulèvent tout en faisant attention à ne pas bouger la jambe blessée, se le passent de bras en bras par-dessus la montagne de déblais avant de l’installer sur une civière posée à même le sol. Sa mère se précipite vers eux et tente de le prendre dans ses bras, les deux hommes l’en empêchent. Ils la laissent tout de même l’embrasser sur le front, lui tenir la main jusqu’à l’ambulance située à une dizaine de mètres, en contrebas du tas de décombres. Elle hoquette pleurs et rire en même temps, n’en finit pas de remercier les secouristes, et Dieu qu’elle n’a cessé d’invoquer dans sa détresse, Dieu dont le bras puissant lui a ramené son fils. Allongé sur la civière sentant le neuf, Azaka regarde le ciel piqué des premières étoiles annonçant l’arrivée imminente de la nuit. Il ne reconnaît rien autour de lui, pas un immeuble ne semble avoir tenu debout. Sans doute ses yeux sont-ils brouillés par la fatigue, le manque de sommeil. Il se rappelle qu’il suivait un cours de géographie lorsque la chose est arrivée. Ses camarades de classe y sont peut-être restés, ou bien ont-ils été secourus plus tôt. Très vite, d’autres préoccupations lui viennent à l’esprit pendant que trois hommes, dont un étranger, l’emmènent sur la civière. Comme s’il n’avait eu que cette idée en tête durant les jours passés sous les décombres, la question jaillit de ses lèvres à l’adresse de la mère : « Où est papa ? » La maman n’a pas le temps de répondre que déjà le chauffeur démarre, après que l’un des sauveteurs lui a expliqué où elle pourra retrouver son fils.
Dans l’ambulance qui transporte Azaka vers l’hôpital provisoire planté en périphérie de la ville, un des secouristes lui apprend, avec son drôle d’accent, qu’il est natif d’une région de l’Italie dénommée Abruzzes, une contrée pleine de montagnes nues comme ici, à part que là-bas il neige et les gens parlent une autre langue. C’est la première fois qu’Azaka voit un Italien en vrai. Il ouvre de grands yeux impressionnés. Il n’en revient pas que quelqu’un soit venu de si loin pour le sortir de son trou à cauchemars. Du pays, plus important encore, de Cabrini, Scirea, Baresi, les orfèvres d’un système, le catenaccio, que tout un chacun adore détester, mais que lui érigera en principe absolu lorsqu’il jouera plus tard au football avec ses camarades. Il sera sûr sinon de gagner, du moins de ne pas perdre. Enfin, presque. D’où peut-être la raison pour laquelle il pensera à l’Italie, de là aux Abruzzes lorsque, bien des années après, il envisagera de partir à l’étranger.