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Dans la nuit fraîche d’avril, réfugiée au milieu de la foule des résidents du Centro storico et de leurs mots affolés, Mariagrazia sentit le bras rassurant d’Azaka entourer ses épaules. Non pas qu’elle ait eu spécialement peur, même si ces secousses lui avaient paru plus énergiques que celles auxquelles elle était habituée, mais le bras amoureux d’Azaka autour de ses épaules eut la vertu de l’apaiser. D’autant que le bébé s’était mis à giguer avec force dans son ventre, se retournant dans tous les sens jusqu’à lui faire craindre, pendant quelques minutes, qu’il ne s’étrangle avec le cordon ombilical. Au bout de quelque temps, la situation était redevenue normale, le petit diable ne bougeant plus que par intermittences. « Plus que deux mois, et j’en aurai fini », pensa-t-elle, soulagée. C’est à ce moment-là que le bras chaud d’Azaka était venu se lover derrière son cou, achevant de les rassurer tous les deux. Elle ne remercierait jamais assez le ciel de l’avoir mis sur son chemin, celui-là.

 

Quand elle rencontra Azaka pour la première fois, la terre avait tremblé la nuit même. Des secousses à peine perceptibles pour qui n’est pas de la région. Ici, on dit que ça porte bonheur, comme ailleurs marcher du pied gauche dans la crotte de chien. Mais elle n’y avait pas prêté attention. Elle revenait d’un amour déçu et allait entrer dans cette relation à reculons. Mieux, comme on pénètre dans la chambre d’un bébé assoupi : sur la pointe des pieds, de peur qu’il ne se mette à brailler, que l’on ne soit forcé de reprendre de zéro les comptines et tout le bazar. Ce n’était pas tant par crainte de l’effet bombe atomique de leur couple inédit au Village des Cipolle, des commérages inévitables, elle a tellement fait sa précieuse avec ses études, faut croire qu’elle est désespérée pour se laisser embarquer dans une histoire avec un extracom’. Mais le désir d’oublier l’Américain, à qui elle servit d’interlocutrice idéale pendant dix-huit mois pour perfectionner l’italien qu’il était venu étudier à L’Aquila, et qui la plaqua sous un prétexte à la con au moment de s’envoler pour son pays, l’empêcha d’analyser la situation à tête reposée. Pour elle, cette relation nouvelle ne devait pas se poursuivre au-delà de la simple expérience. Elle aurait été déjà bien aise, en attendant qu’elle trouve la bonne chaussure à son pied, si un clou pouvait servir à chasser l’autre.

Elle mettrait ainsi du temps à présenter Azaka à ses proches, qui n’arrêtaient pas de la presser de questions chaque fois qu’elle disparaissait le week-end sans donner de nouvelles. La mère en particulier, jamais avare d’appels téléphoniques intrusifs malgré les protestations de Mariagrazia revendiquant ses trente-cinq ans bien sonnés, qu’on lui lâche la bride, ce n’est pas parce qu’elle vivait sous leur toit qu’il fallait la traiter comme une gamine, elle n’avait de compte à rendre à personne à ce propos. Qu’elle ait coiffé sainte Catherine sans sembler s’en inquiéter préoccupait la mère et, au-delà, les tantes, les cousines, voire les voisines. Au retour, elle était sûre d’avoir droit à leurs incessants : Comment s’appelle-t-il ? Il est beau ? Il a un travail ? Il n’est pas marié au moins ? Pour la mamma, ce serait la crise cardiaque assurée, risqua la belle-sœur. Mariagrazia persistait à nier, il n’y a personne, elle avait juste fait une virée avec sa copine Rachele, qu’elle mit dans le coup afin de couvrir ses arrières, le jour où ce sera le cas, vous en serez informées. Inutile, se disait-elle, de leur parler d’une histoire qui n’était pas appelée à durer, et puis, ils ne comprendraient pas. Parfois elle s’arrangeait pour rentrer à l’heure où tout un chacun dormait et repartir le lendemain matin très tôt au travail, dans l’espoir de les voir oublier. Ce n’était jamais que partie remise, au prochain week-end en dehors du village, les interrogatoires intempestifs recommenceraient. Tout bien considéré, elle le savait, son attitude visait à conjurer la déception passée. Lui aussi était d’ailleurs ; un jour, il repartirait pour son pays en la plantant sur place et en lui balançant comme l’autre : « Tu ne connais pas la langue de là-bas. La vie, la mentalité, les gens, c’est tellement différent d’ici, tu aurais du mal à t’y faire. »

Or, elle n’avait jamais désiré quelque chose avec autant de force. Elle avait toujours vécu pour quitter le village, la région. S’en aller le plus loin possible. Par-delà les montagnes et les océans. Ne rien entendre ni voir qui puisse lui rappeler la terre de l’enfance. Elle était prête à s’embarquer avec un Australien, qui l’aurait emmenée avec lui dans son île, quitte à bouffer des kangourous et des kiwis à longueur de journée. L’ennui, c’est qu’elle y avait des oncles et des tantes des deux branches familiales. Ils s’y étaient installés à la fin des années soixante pour des raisons économiques, et y avaient reproduit un mode de vie identique à celui d’ici : même façon de penser, même nourriture, mariage au sein de la communauté. Ils avaient seulement changé le décor. Mais elle était prête à y aller, pourvu qu’elle puisse échapper à la vie étriquée d’ici. Où elle s’était toujours sentie étouffée, sans aucune fenêtre sur l’ailleurs autre que l’école. Où les interdictions — de fréquenter tels enfants, prolongement de lointaines querelles de famille ou de voisinage, de sortir avec les copines en boîte, un lieu de perdition, de flirter dans la rue, un garçon sérieux te rend visite chez toi — étaient la norme et les châtiments corporels, le prix à payer pour toute infraction.

D’où son éternelle envie de départ. Elle l’avait ressentie très tôt, au point de devenir une bûcheuse de première. Dans l’espoir de décrocher une bourse et d’aller poursuivre les études à l’étranger où elle en profiterait pour s’installer. Elle avait compris que l’école pouvait être sa planche de salut. À moins de balancer un énorme coup de pied dans la fourmilière, sous peine de passer pour une folle ou, pire encore, d’être bannie dans sa propre commune. En attendant, la grande peur de la famille était qu’elle suive l’exemple des deux têtes brûlées du village, des filles dont on n’évoquait pas le nom sans cracher par terre et, dans la foulée, se signer trois fois de suite, une telle engeance portait la guigne. Mariagrazia devait traîner sur les bancs du collège, rêvant de prince charmant qui l’emmènerait vivre au loin, lorsque ces événements avaient secoué le village. Les bigotes et les commères, ce qui revient au même, n’en finissaient pas de raconter l’histoire dans les moindres détails, avérés ou inventés par leurs soins.

La plus âgée des filles, celle par qui le scandale était entré dans le village pour la première fois, avait mis au monde un fils sans géniteur connu. À ce titre, elle essuyait les avances régulières et discrètes des hommes en quête d’agrément pour l’ordinaire, ils n’étaient pas loin de penser avoir un droit de cuissage sur elle, à la limite en échange de quelque prébende, car quand on part comme ça sans souffler mot de sa destination à qui que ce soit, qu’on revient des années plus tard avec le ventre gonflé comme une citrouille, avant de donner naissance à un bâtard dont personne ne sait rien de la généalogie paternelle, faut pas être sorcier pour savoir quelle vie de zoccola on a mené. C’est pas avec nous que tu vas jouer la fière, eh. À force d’être harcelée, de souffrir les quolibets du village, la fille finit par se ranger. Elle trouva une âme charitable — les rumeurs prétendaient le type à moitié taré — pour accepter de faire une croix sur son passé obscur, dont elle continuait pourtant à ne pas vouloir parler, même pas à l’homme qui lui avait permis d’apposer son nom au bas de l’acte de mariage devant monsieur le maire de L’Aquila. Tant qu’à faire, elle s’était offert des noces civiles princières, à défaut de pouvoir monter à l’autel de Santa Maria Assunta. Avec le temps, elle se mettrait à hurler avec les loups, souvent son hululement précédait le leur. Cela n’empêchait pas que, de temps à autre, elle tombe sur un os, une vieille assez revêche pour lui demander d’où vient-il que ce mioche que tu traînes après toi ne porte pas le nom de ton mari ? Avant que l’autre ne s’amène et ne lui propose les épousailles, il avait bien fallu baptiser le môme, au grand dam du curé, le même depuis deux générations, avant la vague des prêtres exotiques, qui avait refusé de porter sur les fonts baptismaux le fruit d’un péché aussi véniel. Mais les assauts de la famille, qui agrémentait ses visites répétées de jambon, de saucisson, d’œufs frais, avaient amené monsieur l’abbé à des sentiments plus chrétiens. Après tout, il n’était pas dit qu’en plus de vivre sans père biologique connu, car Dieu est notre père à tous, n’est-ce pas ?, l’enfant devrait aussi affronter les vicissitudes du monde sans la protection du premier des sacrements. Depuis, la désormais dame ne raterait pour rien au monde une messe dominicale où, assise au premier rang, elle était toujours prompte à porter la main à la bourse au moment de la quête. Sa générosité, dont l’écho s’était répandu bien au-delà du village, était donnée en exemple aux autres paroissiens parmi lesquels il y avait toujours une brebis galeuse pour souligner que celle-ci était proportionnelle à la taille et la quantité de ses péchés, car si les voies du Seigneur sont impénétrables, les siennes avaient connu des usagers par charrettes entières.

La seconde des filles, elle, fit sa valise un sale matin d’hiver et s’en fut vivre à Milan avec un homme marié ramassé dans le bourg voisin de Bazzano. Son départ en plein mois de janvier où la région, recouverte d’une neige lourde depuis plusieurs semaines, affrontait l’un des hivers les plus rudes de son histoire déjà riche en la matière, fit l’effet d’un orage tropical dans le village dont la famille était un des anciens noms, connu et respecté du moindre berger transhumant par le coin ou par les marchands ambulants qui, à l’occasion, colportaient aussi les ragots. Avec elle, admirée pour son sérieux au lycée et à l’université, la subversion était entrée au Village des Cipolle par le biais de l’instruction, comme beaucoup de graines de rébellion qui avaient poussé çà et là. À l’époque, envoyer les filles à l’école représentait à la fois un acte de citoyenneté et de progrès. Il ne fallait pas passer pour rétrograde. Encore que les plus âgés ne voyaient pas la nécessité de tant de science pour une fille, qui devait en connaître juste assez afin de ne pas passer pour une idiote au moment de signer l’acte de mariage. Pour le reste, il suffisait de savoir s’occuper correctement de son foyer.

Seulement voilà, la fille s’était assise sur des bancs où des professeurs, dopés aux discours gauchistes qui secouaient le monde dans les années de la guerre froide, lui apprirent entre autres droits de la femme qu’elle devait pouvoir disposer de sa personne et de sa destinée. Dès lors, elle n’eut de cesse de se nourrir en cachette de ces idées subversives, grâce aux livres et aux magazines empruntés aux professeurs ou à la bibliothèque. Elle fut castriste, puis maoïste dans un village où ces concepts étaient vides de sens, ne reposaient sur aucune valeur tangible comme la vache qui accouche miraculeusement de deux veaux, produit trente litres de lait par jour, la truie dont la viande serait transformée en jambon, saucisson, coppa... Si elle devint aussi féministe, ce fut là son secret le plus jalousement gardé. Les mâles du village étaient peut-être prêts à lui pardonner ses lubies idéologiques, mais pas à comprendre son souhait de remettre en question le statut de la femme, simple terreau, si possible fertile, pour la semence de l’homme, et qui devait le rester.

Ainsi, par un vilain matin d’hiver, elle partit en claquant les portes des étables et en faisant trembler les soubassements sur lesquels reposaient les traditions ancestrales. Cet épisode fit toutefois moins l’objet des commérages, il fallait éviter que les filles encore pucelles viennent à l’apprendre et se mettent en tête d’imiter cette perverse, je te garantis, moi, que tu ne finiras pas comme ta cousine qui s’en fut avec un homme marié et revint folle au village, après que l’homme avait regagné le domicile conjugal, voilà comment Dieu châtie les traînées qui ont chipé le mari des autres. C’est ainsi que Mariagrazia apprit l’histoire de la seconde des filles, sa cousine, de la bouche même de sa mère qui, soucieuse de lui donner une bonne éducation, accompagnait les punitions corporelles de sermons soulignant les exemples à ne pas suivre. Mais la mère ne savait pas que la folie de la cousine — en fait de folie, elle souffrait d’une dépression aiguë — était liée à son désespoir devant la médiocrité des hommes et l’incapacité des discours à changer le réel.

Elle ne savait pas non plus qu’elle avait eu le temps d’apprendre en cachette à sa cousine à brandir le poing fermé en signe de protestation. L’art, en un mot, de dire non. Mariagrazia l’avait suivie maintes fois à L’Aquila dans des réunions qu’elles faisaient passer pour des séances de révision scolaire, l’unique subterfuge dont elles disposaient, le seul susceptible de ne pas éveiller les soupçons mais plutôt la compassion, ces pauvres filles qui pensent arriver à quelque chose grâce aux études au lieu de préparer leur trousseau, de commencer à se mettre à la recherche d’un homme. Durant la période où sa cousine s’en fut avec le type de Bazzano, un habitué de ces escapades extraconjugales qui, pris de remords, la largua dans la métropole milanaise pour rejoindre sa femme et ses deux fils, Mariagrazia resta sans interlocutrice directe. En dépit de son issue malheureuse, cet épisode renforça son désir de partir elle aussi du village, de laisser tout ce beau monde dans sa caverne.

Quand elle commença à envisager l’histoire avec Azaka au-delà des départs en week-end pour échapper à l’inquisition familiale, son premier souhait avait été : pourquoi celui-ci ne la prendrait-il pas avec lui dans son pays ? Un pays dont elle ignorait tout avant de le rencontrer. Depuis, elle avait lu les rares livres qu’elle avait pu trouver en bibliothèque ou en librairie, recueilli quantité d’informations sur Internet. Lorsque celles-ci se contredisaient, comme souvent sur la Toile, elle recoupait les données auprès d’Azaka. Le moindre reportage à la télévision retenait son attention. Promis, s’il l’emmenait, elle s’y adapterait, ferait tout comme les femmes de là-bas. Si ça se trouve, elles étaient plus émancipées que celles d’ici. Il y a des villages, je te jure, où les femmes ne mangent pas à la table des hommes, après avoir préparé elles-mêmes le repas, servi leurs seigneurs et maîtres les premiers. Dès le matin, tu les vois s’agiter telles des abeilles angoissées, nettoyer à tour de bras, servir le petit déjeuner avant de prendre le chemin du boulot, l’usine pour les unes, la plonge et le service dans un restaurant de L’Aquila pour les autres, enfin celles qui ont eu le blanc-seing des maris pour travailler à l’extérieur, sinon les gens vont croire qu’ils ne sont pas capables de subvenir aux besoins de leur famille. Certaines de ces « privilégiées » rentrent à la pause du midi pour s’assurer que le mari et les enfants se nourrissent à la fourchette. Rebelote de retour en fin de journée. Ça se passe encore comme ça dans une bonne partie de la région... Azaka devait l’emmener avec lui loin du village. Sinon elle aurait été capable de balancer une bombe là-dedans.