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Dans la nuit encore jeune de ce mois d’avril qui s’apprêtait à marquer en lettres funestes les annales du village, les habitants rassemblés sur la place Umberto Ier tapaient la discussion pour évacuer l’angoisse, les uns adossés à l’église Santa Maria Assunta comme si le secours allait venir de cette vieille bâtisse érigée huit siècles plus tôt sur les ruines d’un temple dédié à Jupiter, les autres assis sur le rebord de la fontaine ou sur le muret qui lui fait face, agglutinés en fonction des amitiés voire des inimitiés. Debout au milieu d’eux, la tête lovée dans le creux chaud du bras de son mari, Mariagrazia sourit en repensant à leur histoire qui fut loin, à ses débuts, de rencontrer un franc succès auprès des siens, à part sa grand-mère et son grand-oncle, le vieux Cesidio Gambacorta, qui s’en foutaient comme de leurs derniers chicots. La bombe, reconnut-elle, elle l’avait bel et bien posée en laissant Azaka s’installer dans sa vie. Les réactions des proches ne s’étaient pas fait attendre, à commencer par celle de son amie Rachele Pezzopane.

 

Cette native de L’Aquila fut la première, avant même que les choses ne prennent une tournure sérieuse, à qui Mariagrazia, obligée de trouver quelqu’un pour couvrir ses arrières lorsqu’elle partait en week-end, confia la nouvelle de sa relation avec Azaka. Les deux jeunes femmes se connaissaient depuis les bancs du lycée et avaient leur franc-parler. Ce soir-là, elles s’étaient retrouvées pour l’apéritif dans un café situé à proximité de la porte Rivera et de la fontaine aux quatre-vingt-dix-neuf Cannelles. L’atmosphère, au contraire de celle bruyante des bars du centre-ville, y était plus propice à la discussion. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Rachele ne mâcha pas ses mots. Elle fit remarquer d’entrée à sa copine que son cas aurait mérité une bonne analyse. De son point de vue, la rencontre à trente-cinq balais passés avec Azaka était tout sauf fortuite. Elle traduisait la manifestation inconsciente de son rêve d’ailleurs et de son désir d’en découdre avec la solide matrice montagnarde qui l’avait nourrie, souligna-t-elle dans ce mélange d’intellectualisme et d’affection caractéristique de sa personnalité. C’était, à bien regarder, une manière de haine de soi. D’où son goût morbide — désolée, carissima, il n’y a pas d’autre mot — pour les mâles étrangers. Tu n’as pas besoin d’aller si loin pour couper le cordon, tu sais.

Elle n’avait pour sa part aucune curiosité d’ailleurs. « Savoir et voir les montagnes bien tangibles autour de moi suffit à mon bonheur », martela-t-elle mordicus. Mariagrazia eut beau évoquer, avec un trémolo dans la voix, l’Australie, Paris, Berlin, Londres et, plus près d’elles, l’envoûtante et chaotique Naples, la côte amalfitaine, les Cinque Terre, des endroits à voir ne serait-ce qu’une fois avant de mourir, rien n’y fit. Son horizon le plus lointain s’arrêtait au bord de la mer, l’été, à La Pineta de Pescara. Pour le reste, elle s’en tenait au vieil adage « Moglie e buoi dei paesi tuoi ». Le conjoint et les vaches, tu les prends de chez toi. Comme ça, tu es sûre de ce que tu mets dans ton assiette et dans ton lit, ajouta-t-elle dans un grand éclat de rire. Elle avait ainsi épousé un copain d’enfance qui lui avait donné un robuste garçon que Mariagrazia avait dénommé le Petit Prince tant ce fils unique, choyé à n’en plus pouvoir, savait montrer des talents de despote à l’endroit de sa famille, père, mère et grands-parents réunis.

Rachele sirota une gorgée de Negroni sbagliato, un cocktail à base de Martini rouge, de Campari et de vin mousseux, servi avec des glaçons et la moitié d’une tranche d’orange. Elle ajusta ses lunettes de professeur de collège, éternelle remplaçante depuis une dizaine d’années avant de poursuivre. Un Américain, passe encore. Dans l’imaginaire des gens d’ici, il a l’aura de celui dont le pays a accueilli des millions de compatriotes, le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Celui dont, il fut un temps dans la Péninsule, on singeait le mode de vie jusqu’à l’excès, comme le raille le Napolitain Renato Carosone dans sa fameuse chanson Tu vuo’ fa’ l’Americano. Ce n’était pas pour dire, mais Mariagrazia avait poussé le bouchon beaucoup trop loin. Elle n’ignorait pas que c’était la mode pour la femme d’un certain âge, trahie par le temps ou larguée par son mari, de ramener un jeune éphèbe de Cuba, en espérant qu’il passerait avec elle le reste de sa vie pour lui réchauffer sa vieille peau pendant l’hiver. Le pauvre garçon lui serait si reconnaissant de l’avoir fait venir en Europe qu’il ne l’abandonnerait pas pour aller tâter de la chair plus fraîche. Peut-être ces cougars prenaient-elles plaisir à s’entendre appeler « mamie » en se donnant à leur Adonis, osa Mariagrazia pour dérider l’atmosphère, car la conversation s’aventurait sur une pente qui ne lui convenait pas.

Rachele n’en démordit pas. Du temps où elle arpentait les nuits de la région avec son futur mari, elle avait vu un ou deux de ces couples dans des locali de Pescara, la femme maquillée à outrance pour tenter de masquer ses rides, le visage refait jusqu’à ne plus pouvoir bouger un muscle, croyant rattraper ainsi le décalage. Mais pas de ce côté-ci du Gran Sasso. Après tout, c’était peut-être ce que Mariagrazia voulait : choquer, en adolescente attardée, comme ces vieilles peaux avec leur gigolo. Qu’elle ne s’étonne pas après si ses parents et ceux du village réagissent de façon bizarre. Il faut les comprendre. Ils n’en avaient jamais vu un de près sauf, pour certains, sur les plages — où les parents de Mariagrazia ne mettaient jamais les pieds — en train de vendre des babioles dans une langue de nulle part. Une langue que la nécessité de survivre dans un pays étranger leur avait dictée, rétorqua Mariagrazia. Comme, dans le temps, pour nos compatriotes aux États-Unis ou en Australie. Qu’à cela ne tienne, répondit Rachele, avant de terminer la conversation debout, son Negroni sbagliato dans une main, l’autre fourrageant dans son sac à la recherche des clés de sa voiture. « Mes hommes m’attendent », se justifia-t-elle. « Moi, si j’en ai un à la maison, je le mets au fourneau », plaisanta Mariagrazia. Les deux amies se claquèrent la bise sans rancune avant de se séparer.

Le frère, son aîné de trois ans, fut du même avis lorsque, après une année à jouer à cache-cache avec la famille, Mariagrazia finit par l’informer de sa relation. Malgré l’émancipation revendiquée à cor et à cri, elle appréhendait la rencontre. C’était un impulsif dont les coups de sang ne duraient jamais que l’espace d’un éclair, qui passait de l’orage au beau temps avec une aisance déconcertante à la différence de sa sœur, à la rancœur plus tenace. Mariagrazia s’attendait tout au moins à un « temè ! » ou un « ibbì » dubitatif, un « eh ben, dis donc » qui viendrait marquer sa désapprobation. Mais celui-ci ne montra aucune surprise, comme s’il se fût attendu aux pires excentricités de la part de sa sœur. Ou qu’il eût été déjà au courant. Rachele ne pouvait pas l’avoir vendue, pensa Mariagrazia, à peine se connaissaient-ils avec son frère. Il tenta néanmoins de l’avertir des difficultés inédites de la situation, c’est pas que je sois... tu vois ce que je veux dire. Si ça se trouve, il est très intelligent, « ju quatrànu », je peux même le rencontrer, lui serrer la main et tout. C’est sûr, papa aime la boxe et moi le foot, ces gens-là font un malheur dans ces sports, mais le voir là tout à coup, savoir que ta fille... tu comprends. Ça sera d’autant moins facile pour les parents qu’ils ne pourront pas garder cette liaison secrète, tôt ou tard le village viendra à le savoir. Et à le voir surtout. Imagine les ragots, de ceux en particulier qui ont une dent contre nous.

Au fur et à mesure que le frère de Mariagrazia parlait, le calme apparent du début laissait place à une expression tendue qui se traduisait par un ton plus sonore et un phrasé haché. Je sais, tu t’en fous du regard des autres. Porco Giuda ! Ouvre les yeux, ma fille. Dans quel monde tu crois vivre ? Et si un jour vous avez un enfant ? En tout cas, pour une révolution c’en est une. Pense déjà à la façon dont tu vas leur présenter la chose. Si je peux intervenir en ta faveur, je le ferai. Une pause et quelques bouffées de cigarette plus tard, il ajouta : « Je te promets pas de miracle. » Qu’est-ce qu’il avait pu bien ramener de son pays, ce type, pour faire perdre autant la tête à Mariagrazia et l’empêcher de voir la réalité en face ? Ces gens-là connaissent des tas de trucs surnaturels, ils voyagent avec des grigris et tout, lâcha-t-il en rigolant. Lui-même n’y croyait pas, mais il savait la mère capable d’accuser quelqu’un d’avoir jeté un mauvais sort à sa fille, le malocchio ou une saleté dans le genre. Et de filer dare-dare consulter la rebouteuse du coin, pensant le faire dans le plus grand secret alors que la moindre maisonnette du village serait déjà au courant. En tout cas, conclut le frère après son long monologue, va falloir que tu leur expliques.

Mariagrazia refusait l’idée de devoir expliquer pourquoi parmi tous les garçons qu’une fille pouvait rencontrer, elle avait choisi celui-là. À son âge, elle n’avait pas à se justifier. Elle était disposée, sinon, à prendre ses cliques et ses claques, et à aller planter sa vie ailleurs. Et puis, qu’aurait-elle pu expliquer ? Azaka lui avait tellement apporté, jusqu’à ce plaisir si envoûtant du corps. Il avait une manière si naturelle d’être nu, ce côté hédoniste aussi : « On n’a qu’une vie, autant la vivre pleinement. Peut-être aurons-nous une seconde chance, mais jusqu’ici, personne n’est revenu du royaume des morts m’en parler. » En même temps, il faisait montre d’un tel sens des responsabilités. Depuis qu’ils avaient commencé à se fréquenter, il s’ingéniait à la protéger, allant jusqu’à ne pas lui tenir la main dans la rue ou au restaurant. Elle avait dû maintes fois la lui prendre de force pour lui prouver qu’elle ne craignait pas d’affronter le regard des autres en sa compagnie. Plus tard, il dirait, mi-sérieux mi-rigolard, que ça avait été une stratégie de sa part, il avait compris qu’il avait affaire à une tête de pioche, il valait mieux la laisser arriver seule là où il voulait l’amener, sous peine de la voir se braquer. Voire à lui dire sciemment une chose dans le but d’obtenir l’inverse. De toute façon, fit-elle, revenant au frère, ils n’en étaient pas au stade de la présentation à la famille, la relation n’était pas appelée à aller plus loin. « Comme si je te connaissais pas, répondit le frère. Et puis, c’est pas pour charrier, t’as plus beaucoup de temps devant toi, ma vieille. — Rien ne dit que ça l’intéresse, lui, rétorqua Mariagrazia. — Temè ! Ju dottore se permet même de faire la fine bouche », répliqua le frère du tac au tac.

De cet entretien avec son aîné, Mariagrazia comprit que la tâche serait ardue. Elle le savait déjà. À moins de mettre à exécution la menace de rupture avec la famille qu’elle brandissait à chaque prise de bec et qui, au fond, faisait peur autant aux autres qu’à elle, il en faudrait beaucoup pour convaincre les parents, de braves et honnêtes montagnards qui ne s’attendaient pas à voir le ciel leur tomber sur la tête avec un tel fracas. Allait-elle pour autant passer à côté de sa vie, se demanda Mariagrazia, sous prétexte de ne pas contrarier les parents ? Ce n’était pas faute parfois d’essayer de se glisser dans leur peau. Grandis dans l’immédiat après-guerre, ils avaient connu des privations qui les avaient marqués comme on estampe un animal au fer chaud. Elle n’ignorait pas les sacrifices qu’ils avaient consentis pour l’éduquer. L’adolescence passée, elle avait appris à rentrer sa colère. À rêver en silence d’en faire à sa tête le moment venu, c’est-à-dire loin du village, afin de ne pas les exposer aux qu’en-dira-t-on. Du coup les occasions de dialogue, les mots pour se raconter les uns aux autres s’étaient distendus au fil des ans.

Elle savait qu’en apprenant la nouvelle, la mère allait pousser des cris d’orfraie, le père se réfugier dans un lourd silence qu’elle n’avait jamais su interpréter, s’il était de condamnation, d’approbation ou d’indifférence, mais que la mamma s’empressait toujours de lire dans son sens. À force de s’ingénier, à l’inverse de son frère, à éviter les conflits, tout un pan de sa personnalité leur avait échappé. Avec le temps, ils confondraient ses esquives avec le respect. Pour sûr, son choix les prendrait de court : comment pouvait-elle commettre pareille hérésie ? Eux la voyaient mariée avec un bon parti, si possible de la région, allaitant son garçon, de nos jours on ne fait plus qu’un enfant, d’un sein gorgé de lait. En guise de cette image d’Épinal, qu’est-ce qu’elle s’apprêtait à leur offrir ? De quoi faire mourir la mère d’une crise cardiaque et le père de rage contenue.

Azaka lui-même réclama son indulgence envers les parents le jour où elle admit enfin qu’elle souhaitait voir leur relation s’ouvrir sur d’autres horizons. Ce jour-là, étendue sur le lit d’une chambre d’hôtel de la côte amalfitaine où ils avaient trouvé refuge pour le week-end, Mariagrazia avait refusé les caresses de son fidanzato. Elle n’avait pas la tête à ça. Des soucis avec tes protégés, demanda Azaka ? C’est ainsi qu’il désignait ceux — parmi lesquels de nombreux extracoms — dont Mariagrazia avait la charge en tant qu’assistante sociale. La jeune femme secoua la tête en signe de dénégation. Elle était aussi tendue que l’élastique d’une fronde. Elle finit par lui balancer à brûle-pourpoint qu’il l’avait foutue dans une merde crasse, qu’elle ne savait comment présenter la chose à ses parents. Elle n’aurait pas dû tomber amoureuse jusqu’à ne plus pouvoir imaginer la vie sans lui. Après l’avoir longtemps écoutée, Azaka glissa d’une voix douce : « Tu veux qu’on se sépare ? — Vaffanculo. »

Azaka lui répondit alors, avec toujours autant de calme, qu’elle avait tort de s’en prendre à ses parents. Il ne fallait pas préjuger de leur réaction, elle ne leur avait encore rien dit. Puis il ajouta : « Les parents les plus aimants au monde ne donnent jamais que ce qu’ils ont. Et ce qu’ils ont n’est rien d’autre que ce qu’ils sont, c’est-à-dire ce qu’ils ont reçu. Tu ne peux pas leur reprocher ce qu’ils sont. » Stronzate, éructa-t-elle. Des conneries, rien d’autre. Ça se voit qu’il n’a pas été élevé comme elle, à coups de trique et d’interdiction. « Màzz’ e ppanélle, fa lu fijje bbèlle », clamait le père. Le pire dans l’histoire, c’est que plus elle avançait en âge, plus elle se reconnaissait des défauts que, adolescente, elle leur reprochait. Plus aussi elle ressemblait à sa mère. Ce n’était pas que physique. Même dans sa manière de parler qu’elle pensait avoir débarrassée, grâce à l’école et l’université, des scories dialectales. Ça la foutait en rogne de voir revenir à la surface tout ce qu’elle avait mis tant d’effort à gommer jusque-là.