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Aujourd’hui, nota Mariagrazia, alors que les résidents du Centro storico étaient regroupés sur la place Umberto Ier et que les aiguilles de l’horloge Santa Maria Assunta se rapprochaient des douze coups de minuit, plus personne ne prêtait attention à Azaka tant il s’était fondu dans le paysage. Elle paraissait si loin l’époque où leurs moindres pas côte à côte étaient observés, disséqués, épilogués, sans façon par les plus ingénus ou les plus courageux, en catimini par les moins francs du collier. Où la mère, enfin avertie de la situation, le rapport de son fils parti rencontrer Azaka dans son magasin à L’Aquila ne l’ayant pas convaincue, avait mandaté la tante de Mariagrazia pour mener une contre-enquête sur le terrain. En toute discrétion, avait tenu à préciser la mamma à sa cadette, de peur d’essuyer les foudres de sa fille. La jeune femme l’apprendrait bien plus tard, lorsque l’orage serait déjà passé et qu’Azaka s’était rappelé, au détour d’une conversation, avoir reçu la tante dans son échoppe. Son fiancé avait dû, malgré tout, user de toute sa force de persuasion pour empêcher Mariagrazia d’aller en découdre avec sa mère.

Accompagnée de son aînée, la tante s’était rendue dans la boutique de photocopies, sous prétexte de s’informer du coût d’impression d’un mémoire de maîtrise en dix copies. Au retour, son rapport avait été aussi bref que sentencieux : « On ne peut pas le cacher. » En d’autres termes, Azaka ne passerait pas inaperçu dans le paysage. Elle n’avait rien de plus à dire sinon que « ju quatrànu » était bien mis sur sa personne, « pure bejiu » et paraissait à première vue assez respectueux de leurs coutumes. En plus de lui donner du Lei, et de la dottoressa à la cousine de Mariagrazia, il leur avait offert le café. Un café corsé, comme on le prenait ici. Elle n’en revenait pas de le voir parler leur langue avec une telle aisance, elle qui n’y arrivait qu’au prix d’un effort immense, sous peine de voir le dialecte prendre le dessus. Lui s’y baladait comme un aigle dans les hauteurs dejju Gran Sassu.

Ça ne rassura pas pour autant la mère, qui décida de consulter les États-Unis et l’Australie. Ce n’était pas une mince affaire que d’accueillir un de ces gens dans la famille, les conseils ne seraient jamais de trop. Comme elle s’attendait à des échanges étalés sur plusieurs jours, le temps que la nouvelle change de fuseau horaire, voyage d’un continent à un autre dans les différentes branches familiales, elle installa une chaise dans l’entrée, à côté du meuble sur lequel reposait le téléphone, un vieil appareil sans âge qui nécessitait d’introduire l’index dans le trou du cadran correspondant au chiffre à former, puis de le tourner à chaque fois dans le sens des aiguilles d’une montre. Malgré les moqueries de son fils, elle n’avait jamais voulu remplacer l’objet qu’elle était la seule à utiliser à la maison, le père ne téléphonant jamais et Mariagrazia ayant recours à son portable.

Les avis des parents installés dans ces contrées lointaines furent partagés. Les uns, estimant qu’ils avaient été bien accueillis sur la terre des autres, se demandèrent pourquoi ne pas se montrer ouverts à leur tour, même si aucun de leurs enfants ne s’était encore lancé dans une aventure aussi audacieuse. Les autres arguèrent que c’était une alliance contre nature, ça ne pouvait donner rien de bon. Le téléphone n’avait jamais chauffé autant entre ceux qui étaient partis et ceux qui étaient restés. Même pas à Pâques ou en début d’année, où l’on se contentait d’un coup de fil, de plus en plus bref avec le temps, pour se souhaiter les meilleurs vœux, en profiter pour prendre et donner des nouvelles des uns et des autres. Et le jour où un oncle d’Amérique eut l’idée de proposer, grâce aux miracles de la technologie, une conversation au sommet entre les États-Unis, l’Australie et le Village des Cipolle, qui rassembla au bout du compte plus d’interlocuteurs que prévu, les autres membres des familles respectives n’hésitant pas à s’en mêler au fur et à mesure que les mots prenaient chair, ce jour-là l’histoire réussit à jeter le froid par-delà les océans entre partisans et adversaires de cette drôle de mixité, menaçante pour les uns, une entrée en modernité selon les autres.

Cela aurait continué longtemps si un « Américain » ne s’était trompé dans le calcul du décalage horaire et n’avait réveillé la maison en pleine nuit. Croyant à une mauvaise nouvelle, on ne réveille pas impunément les gens au milieu de la nuit, le père avait demandé aux différentes parties d’arrêter leurs conneries et coupé ainsi court à cette valse d’échanges téléphoniques. C’était la vie de Mariagrazia, et donc à elle de décider. Il en savait quelque chose, lui qui n’adressait plus la parole depuis des décennies à sa nombreuse fratrie dont les maisons jouxtaient pourtant la sienne. La jeune femme ne saurait jamais s’il avait pris cette décision parce qu’il approuvait son choix ou s’il en avait eu tout bêtement marre des agitations de sa femme. Voilà comment le fidanzato de Mariagrazia fut invité, un événement ce dimanche de Pâques, à déjeuner dans la famille et que la mère, tout en servant et desservant, passa le repas à l’observer de biais comme pour s’habituer à l’idée qu’elle aurait à le voir souvent.

Rude travailleur indépendant, le père se contenta de noter qu’Azaka avait un emploi à son compte, qu’il ne semblait pas, à la vue de ses mains, porter des gants pour travailler. Il lui glissa même quelques conseils pour mener à bien sa maison et son âne bâté de femme, chose que cet avare de mots ne faisait pour ainsi dire jamais. Quant à la grand-mère, toujours de noir vêtue, ses longs cheveux blancs emprisonnés dans un fichu de la même couleur, elle paraissait ne pas comprendre le pourquoi du branlebas qui avait précédé le déjeuner ni de tout ce gaspillage d’argent en échanges téléphoniques avec les États-Unis et l’Australie. Depuis que le monde est monde, les hommes s’en allaient ailleurs prendre femme qu’ils ramenaient chez eux ou en profitaient pour s’implanter sur le lieu de leur conquête. « C’est pourquoi, cita-t-elle de mémoire, l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. » Au grand dam de la mamma, qui n’acceptait pas cette soudaine ouverture d’esprit de la part de quelqu’un qui lui avait fait des misères toute sa vie, plus encore quand il avait été question pour elle de se mettre en couple.

Avec le temps, la belle-famille apprendrait à connaître Azaka et, la mère la première, Mariagrazia n’en revenait pas, à lui trouver des qualités : il était respectueux des personnes âgées, ne remettait pas en question les rares propos du père, surtout depuis le jour où celui-ci l’avait cloué sur place, alors qu’il se levait pour déposer son assiette dans l’évier : « Atsaka, pourquoi les femmes sont-elles là ? » Il avait fallu quelques secondes au jeune homme pour comprendre. Hormis cette méprise, il avait réussi un parcours sans faute. Plus important encore, sans doute la qualité qu’ils appréciaient le plus chez lui, il n’était pas musulman. Le beau-père avait une opinion assez tranchée à propos de la santé mentale des mahométans, qui n’avaient pas hésité à se jeter avec deux avions contre les tours jumelles de New York et n’arrêtaient depuis de s’en prendre au monde, au nom de leur Dieu et de leur prophète. L’un de ses jurons préférés, au contraire de son fils qui en avait toute une panoplie sous le coude, était d’ailleurs « porco di Maometto ».

Pour le reste, la future belle-mère avait du mal à comprendre son agnosticisme, qu’Azaka avait tenté de lui expliquer avant d’abandonner sur les conseils de sa fiancée. C’était peine perdue, avait-elle laissé entendre. Azaka aurait eu du mal à convaincre quelqu’un qui n’aurait manqué pour rien au monde la messe du dimanche, où elle partait attifée comme un arbre de Noël et d’où elle revint un jour catastrophée : le prêtre qui officiait ce matin-là était « uno di colore ». Mais il connaissait, elle devait l’avouer, sa liturgie sur le bout des doigts. Elle n’en revenait pas de le voir prendre autant ses aises dans leur langue et leur religion jusqu’à en devenir un berger avec pour ministère, ô combien difficile, de ramener le troupeau égaré qu’ils étaient dans les pâturages du Seigneur. Au fil des mois, le prêtre, qui se révéla être sud-américain et pas africain comme le craignait la mère, n’était déjà plus la star du village. Il s’était fondu lui aussi dans le rude paysage des Abruzzes. La mère s’y était habituée au point de lui apporter des œufs, du jambon, du saucisson et du fromage de sa fabrication, afin de s’assurer, railla son fils, que le père Balthazar, comme il l’avait surnommé, intercéderait en sa faveur auprès de saint Pierre pour une place même de seconde classe au paradis.

La présence désormais régulière d’Azaka au déjeuner du dimanche avait contribué à rabibocher Mariagrazia avec sa mère. Il s’agissait toutefois d’un équilibre précaire, car si les principales sources de friction semblaient taries, d’autres ne tarderaient pas à les remplacer. En attendant, Azaka évitait à table les conversations politiques ou toute autre question de société qui aurait pu venir verser de l’huile sur le feu. Il intervenait peu d’ailleurs dans les discussions animées par le frère et la sœur, auxquelles participaient de loin en loin la mère et sa bru. Il se contentait d’échanger des banalités avec les uns et les autres, de tourner des compliments d’autant plus doux à l’oreille de la maîtresse de maison que son mari ne s’arrêtait point à ces détails. Ni le fils d’ailleurs, qui habitait à un jet de pierre et fréquentait encore plus souvent la table parentale.

Au fil du temps, Azaka allait réussir à être présent à ces déjeuners sans y être vraiment. Il avait développé une façon d’y prendre part comme en apnée, sans que cela n’attire l’attention. Hormis celle des cousins et cousines, qui débarquaient à l’improviste pour le café ou plus s’ils en avaient envie, et le bombardaient de questions gênantes auxquelles il répondait en peu de mots ou par un sourire énigmatique, après avoir consulté Mariagrazia du regard. Ils avaient fini par le prendre pour un taiseux, à l’instar de son futur beau-père qui, les rares fois où ça le prenait d’intervenir à table, en avait pour tout le déjeuner et ne tolérait pas d’être interrompu, au risque de s’énerver et de commencer à blasphémer. À partir de là, Azaka comprit que la famille l’avait, à sa manière bourrue, accepté. Il prit ainsi l’habitude de se retirer une fois le café serré et tout aussi sucré avalé, sans s’arrêter aux complimenti que proposait déjà la belle-mère, en s’arrangeant toutefois pour ne pas les offenser. Le scénario bien rodé bénéficiait de l’entière complicité de Mariagrazia, qui en était l’instigatrice et à qui il revenait de demander la route, comme on dit dans certains pays africains, en un mot de prendre l’initiative du départ. Un modus vivendi dont les parents ne s’offusquaient nullement.

En revanche, ils avaient plus de mal à laisser passer le reste, selon la mère, porte-parole du pater familias qui ne se serait pas abaissé à soulever des questions aussi terre à terre. Comme d’habitude, Mariagrazia ne savait si la mamma était l’émissaire du mari ou si elle intervenait de son propre chef. À en croire sa femme, le père acceptait mal le fait de voir sa fille, le week-end venu, vivre dans le concubinage comme une vulgaire traînée, au vu et au su de tous. Ça lui avait même enlevé le sommeil. Pourtant, quand ils déclinaient les invitations à déjeuner, les deux tourtereaux prenaient soin d’aller batifoler dans un rayon de trois heures de route, où il leur aurait été difficile de croiser un habitant du Village des Cipolle. Qu’à cela ne tienne ! D’aussi loin que remonte la mémoire, nul n’avait jamais vu des fiançailles durer aussi longtemps, sermonna la mère, le jour où elle réussit enfin à coincer sa fille entre quatre-z-yeux et à lui dire sa façon de penser, en se réfugiant bien sûr derrière l’autorité du père. Mariagrazia avait mis fin à la conversation par une bordée de jurons et un claquement de porte dont les murs de la cuisine se souvenaient encore.

Depuis, la mère avait passé le relais à la famille proche et lointaine. La pression venait désormais de partout. Y compris des États-Unis et de l’Australie, qui appelaient Mariagrazia sur son téléphone portable pour éviter de tomber sur le père. Une tante, à l’origine hostile à la relation, ne s’était pas gênée pour lui rappeler son âge, mais maintenant que le mal était fait, qu’elle s’était entichée de son extracom’, la moindre des choses était de régulariser sa situation. Comme si elle vivait dans l’illégalité, ou qu’il fallait se racheter aux yeux de la société après avoir commis un acte répréhensible. Mariagrazia refusait depuis de la prendre au téléphone. Les cousines du village et celles de la bourgade voisine y allèrent aussi de leur couplet. La moindre conversation était prétexte pour lui suggérer d’officialiser l’union de fait qu’elle vivait le week-end. La sortie agressive de Mariagrazia, dans ces cas-là, n’avait d’égal que la lassitude de devoir remettre l’importun à sa place.

Malgré l’armure qu’elle s’était constituée, ces sous-entendus incessants avaient réussi à se frayer leur chemin dans l’esprit de la jeune femme qui sentait l’étau se refermer jour après jour sur elle. Elle en avait ras le bol de toute cette pression, et aurait aimé se trouver à mille lieues de là, dans un autre pays. Une autre vie. Là encore, elle n’était pas prête à parier que la mère et le village n’auraient pas réussi à la rattraper. Comme dans ce poème de Victor Hugo, étudié en classe de français, dont elle se rappelait encore la chute, glaçante : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »