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Le bras chaud d’Azaka lové derrière son cou, Mariagrazia ressentit le besoin soudain de s’éloigner de la foule attroupée sur la place Umberto Ier. Elle avait du mal à respirer, elle manquait d’air. Comme si elle s’était trouvée dans un caisson hermétiquement clos où ne filtrent plus la moindre goutte d’oxygène ni le plus pâle rayon de lumière. Son cœur se lança dans une course effrénée, imité par le petit diable dans son ventre. Elle le souffla à l’oreille de son mari qui se plaça devant elle afin de la protéger de tout geste brusque, et entreprit de leur frayer un chemin à grands coups de « permesso » à travers la masse de corps statiques et de palabres incessants.

Le couple longea par la droite l’église Santa Maria Assunta avant de prendre la direction du muret qui bordait le ruisseau où l’oncle préféré de Mariagrazia avait trouvé la mort vingt ans plus tôt en allant cogner sa tête contre une pierre, après avoir glissé sur la rive en pente. Partie le chercher à la demande de la grand-mère, Mariagrazia l’avait trouvé immobile, le nez dans l’eau. C’est de cet accident que datait le muret sur lequel elle s’assit, les mains à plat sur le ventre, la bouche grande ouverte, sous le regard interrogateur d’Azaka, avant de sentir l’air envahir ses poumons, le rythme de son cœur et de celui du bébé redevenir imperceptibles. Ça y est, elle se sentait mieux, elle régala son mari d’un sourire étincelant, puis chercha du regard la réverbération argentée de l’eau dont elle entendait le murmure rassurant dans la nuit.

Le souvenir de la mort de son oncle, qui remontait à la surface chaque fois qu’elle s’en approchait, ne l’empêchait pas de continuer à aimer les parages boisés du ruisseau. Petite, elle venait y gambader après avoir échappé à la vigilance étroite de la mère. Il lui offrait, dans sa simplicité, un horizon autre que celui rugueux du Gran Sasso. Il avait le don de l’apaiser, comme à l’instant. Si elle devait s’en aller d’ici un jour, le Raiale faisait partie des choses qui lui manqueraient le plus. Le mariage était loin d’avoir éteint son envie d’ailleurs. Ah ! le mariage. Elle se rappelait très bien comment ils y étaient arrivés. Dans la nuit traversée par les signaux lumineux des lucioles, Mariagrazia laissa sa tête choir sur la poitrine de son désormais mari qui l’avait rejointe entretemps sur le muret.

 

Il s’était écoulé un an depuis qu’Azaka avait déjeuné la première fois à la maison. La mère, qui n’abandonnait jamais, avait choisi une approche plus soft pour affronter sa fille : se lancer à tout propos dans des réflexions sibyllines sur le temps qui passe, sa vieillesse soudain galopante, ses pas plus lents. À l’entendre, les douleurs avaient élu domicile dans ses artères. Mais à la voir cavaler du matin au soir, du rez-de-chaussée à l’étage, de la cuisinière à l’étable, de l’église au supermarché Coop à l’extérieur du village, où elle se faisait emmener en voiture par sa bru pour se procurer les rares ingrédients que ne produisait pas la famille, on avait du mal à la croire. Elle était une réserve inépuisable d’énergie. Pourtant, elle disait par moments douter que Dieu lui prête vie assez longtemps pour voir d’autres petits-enfants, en dehors de la fille de son aîné, trop grande désormais pour accepter les câlins. Elle s’arrangeait pour glisser au passage quelques propos acides sur les catins qui avaient accepté de convivere, étaient entrées dans la vie à deux sans être passées par la voie sacrée du mariage. À leur décharge, il fallait bien dire que les hommes d’aujourd’hui avaient tendance à oublier qu’il leur incombait de faire le premier pas, même si les femmes de leur côté ne devaient pas hésiter à leur donner un coup de pouce.

Mariagrazia s’était juré de ne jamais parler de cette cuisine familiale à Azaka. Celui-ci serait en droit de croire qu’elle cherchait à lui poser le grappin dessus. Ce n’était pas la meilleure façon d’entrer dans une vie à deux, il pourrait le lui reprocher plus tard. Jusqu’à ce déjeuner auquel le jeune homme n’avait pu prendre part à cause d’un travail urgentissime à rendre le lundi matin. Au cours du repas, Mariagrazia avait subi un tir groupé de la famille, mère, tante, belle-sœur, cousines qui ne s’étaient pas fait prier pour lui rapporter les ragots qui circulaient sur son compte. À l’exception notoire du père qui s’était retiré dès que le sujet était arrivé sur la table. Et de la grand-mère, engoncée dans son éternel plaid noir rabattu jusqu’au cou pour ne pas attraper un coup de froid, et à laquelle personne n’avait demandé son avis. Mariagrazia n’avait pas tardé à plaquer tout ce beau monde entre le « secondo piatto » et les fruits, et était partie retrouver Azaka dans sa boutique. Elle suffoquait de colère, s’en prenait à la mère, à la famille, au village qui n’avait rien d’autre à foutre qu’à s’immiscer dans sa vie. Un concentré de hargne, qui remontait à l’enfance, à l’étroitesse d’esprit des villageois, au désir d’ailleurs qui la tenaillait encore et encore. En plus, il s’agissait d’un sujet sensible pour elle qui n’aurait pas été la dernière, aux heures chaudes des luttes féministes, à se jeter au milieu des hordes de femelles déchaînées, criant à tue-tête : « Col dito, col dito, l’orgasmo è garantito ! » à l’adresse des hommes obligés d’organiser une contre-manifestation pour revendiquer la supériorité de l’appareil génital masculin sur le doigt dans l’atteinte de l’orgasme féminin : « Col cazzo, col cazzo, è tutto un altro andazzo ! »

Quand Mariagrazia était lancée ainsi, mêlant références savantes et jurons épicés, Azaka avait intérêt, au risque d’en prendre pour son grade, à ne pas se mettre au travers. « Qu’est-ce tu fous avec moi alors ? Pourquoi t’as pas pris une des sainte-nitouche qui te tournent autour dans ta boutique ? À supposer que la famille ne fasse pas une crise cardiaque collective à la seule vue de ta tronche d’extracom’. » S’étant rendu compte qu’elle avait poussé le bouchon un peu loin, elle tenta de se rattraper : « Non mais, c’est vrai, tu as l’art de me foutre en rogne. » C’était sa façon de faire la paix quand elle avait été à l’origine d’un conflit. Et encore ! Elle ne concevait pas d’être prise en faute, quitte à nier l’évidence. Azaka le savait. Il la laissait alors parler tout son saoul, et quand il sentait une baisse de débit, il en profitait pour lui sceller les lèvres d’un baiser. Qu’elle acceptait si elle estimait, dans son for intérieur, avoir tort. Autrement, elle faisait la tête des jours durant.

Ce jour-là, Azaka ne réussit pas à la serrer dans ses bras tant elle était agitée. Lorsqu’elle eut fini, il sécha ses larmes avec le mouchoir blanc qu’il gardait en toute occasion dans la poche arrière droite de son pantalon, une habitude ramenée du pays natal, goûta chastement à ses lèvres, avant de se perdre avec tendresse dans ses yeux gris clair. Quand il remonta, ce fut pour lui dire, par envie de se montrer conciliant envers ses futurs beaux-parents, qu’elle avait bien de la chance d’avoir à ses côtés une famille aussi présente et solidaire. Lui qui vivait seul ici et n’avait pas souvent l’occasion de voir les siens, par moments, il sentait très fort le poids de la solitude sous ces contrées pas toujours ouvertes à ceux qui lui ressemblaient.

En d’autres circonstances, elle lui aurait répondu qu’elle était sa famille ici, sa sœur, sa mère, sa cousine. Même sa troia, s’il le souhaitait, pas ces pétasses que tu as laissées là-bas, si un jour, j’apprends que tu leur envoies des sous à elles aussi, je t’arrache les couilles avant de te laisser tomber, car tu ne seras plus bon à rien. Puis elle aurait baissé d’office les volets de la boutique et se serait installée sur un photocopieur les bras et les jambes écartés, l’entraînant ainsi en elle. Ou bien elle aurait agité les clés de la voiture pour lui signifier son envie de s’en aller. Elle l’aurait amené quelque part dans les montagnes, à l’abri des regards indiscrets, et se serait donnée à lui sur le siège arrière de sa Cinquecento. Ce dimanche-là, elle n’était pas d’humeur tolérante ni coquine. Elle lui dit qu’il ne se rendait pas compte combien la famille italienne était étouffante, elle donne peut-être plus qu’ailleurs, mais n’en exige pas moins, elle intervient dans tes décisions même les plus banales.

Azaka n’en démordit pas, argua que c’était au tour de Mariagrazia de l’écouter. À la vérité, il s’y était préparé de longue date. Depuis le temps qu’il fréquentait la table des Settesoldi, il avait pris le temps de réfléchir. En fait, il n’avait pas d’opinion bien arrêtée sur le mariage. Qu’est-ce qui aurait pu l’amener à perpétuer cette institution qui, il n’avait pas peur de l’avouer, le crispait instinctivement ? Un peu comme l’agneau à la vue du hachoir. Il n’en avait pas besoin pour régulariser sa situation dans le pays, c’était déjà fait. La peur de perdre Mariagrazia ? Elle le lui avait juré, elle était prête à le suivre au bout du monde, même sans qu’ils aient gravé leurs noms au bas d’un parchemin. La crainte peut-être de la voir rompre avec les siens. Lui n’aurait pas souhaité se retrouver face à un tel dilemme. Qu’aurait-il fait à sa place ? Il conclut son intervention par ce seul mot, qui surprit Mariagrazia par son opacité et par la détermination qu’elle lit dans les yeux d’Azaka : « Quand ? »

— Quand quoi ? demanda Mariagrazia.

— Quand est-ce que tu veux qu’on se marie ?

Prise de court, la jeune femme répondit par un mutisme incrédule. La bouche ouverte de saisissement. Le temps que la question fasse son chemin dans son esprit, elle s’était reprise et lancée dans un flot d’imprécations d’où son fiancé comprit qu’elle n’était pas disposée à céder à leurs diktats, on était au XXIe siècle, sa vie lui appartenait. Elle était en fait rattrapée par ses démons : l’envie de construire une vie à la mesure de ses rêves, le poids étouffant de la sacro-sainte famille dans la société italienne, l’âge qui avançait à pas impitoyables pour une femme. Elle aurait souhaité ne pas avoir à livrer ce combat pour le moins inégal, ou alors le gagner. Azaka rétorqua, histoire de contourner son agressivité vis-à-vis de sa famille :

— Tu ne trouves pas mon nom assez beau à porter, c’est plus joli que Settesoldi, non ?

— Tu t’y mets toi aussi ? Ce n’est pas ce que j’ai dit, cretino.

— Tu n’as pas envie qu’on vive ensemble, qu’on ait une famille, toi et moi ?

— Je n’ai pas dit ça non plus.

— Qu’est-ce que tu as dit alors ?

Mariagrazia se lança à nouveau dans un long discours d’où il ressortit qu’elle voulait bien fonder une famille avec Azaka, elle en rêvait même depuis qu’ils se fréquentaient pour de bon, avant on plaisantait, c’est ça ?, l’interrompit-il, non, c’est pas ça, tu sais très bien ce que je veux dire, avant lui, elle avait eu deux ou trois expériences, seulement ? fit Azaka, disons qui ont compté, mais arrête de m’interrompre, sinon je ne vais pas y arriver, elle avait eu trois expériences, hormis celle avec cet Américain de mes deux qui s’était barré dans son pays en la plantant comme une conne. Les autres, c’était des Italiens mammoni qui vivaient dans les jupons de leur mère et ne se décidaient jamais. On aurait dit de grands garçons égoïstes dans des corps d’hommes, incapables de se prendre en main. Et puis Azaka avait surgi dans sa vie, elle devait avouer qu’elle avait eu de la chance de tomber sur un homme digne de ce nom, c’était sa première fois en amour, elle ne parlait pas de sexe, même si là aussi, il lui avait ouvert tout un monde, avec lui, comment dire ? Azaka se mit à fredonner :

 

Es la historia de un amor

Como no hay otro igual

Que me hizo comprender

Todo el bien todo el mal

Que le dio luz a mi vida.

 

Arrête avec ton espagnol, fit-elle, tu sais bien que je n’y comprends rien ; parce que tu es feignante, tu parles l’italien ; senti chi parla, tu es le premier à dire que ce n’est pas la même chose, laisse-moi continuer. Avec lui, elle avait eu l’impression de grandir en tant que femme et en tant qu’être humain. Le fait qu’Azaka soit parti aussi jeune si loin de chez lui, seul pour affronter la vie, sans pouvoir compter sur quiconque, était significatif à ses yeux. Il lui avait fait prendre conscience d’elle-même, sans la bousculer, lui avait dessillé les yeux sur ses propres limites alors qu’elle se croyait ouverte à l’autre. Elle avait débité cette tirade à la fois d’une seule traite et en cherchant ses mots, comme une rivière qui avancerait d’un flux rapide et saccadé en même temps, zigzaguant son chemin vers le néant d’un fleuve ou de l’océan. Elle s’était arrêtée pour reprendre souffle, avant de continuer :

— Ti voglio bene, Zaka. Ti voglio bene assai. Mais je ne veux pas d’un mariage sous la contrainte.

Azaka ne se fit pas prier pour lui expliquer que ce mariage était la chose qu’il souhaitait le plus au monde. Jamais il n’avait aimé autant de sa vie. Elle était sa seule famille dans ce pays où il avait parfois l’impression de n’être personne. Ceux de là-bas seraient heureux pour lui. Surtout lorsqu’ils la connaîtraient, car après, ils iraient fêter là-bas aussi. À la vérité, ils ne feraient qu’officialiser quelque chose qui existe déjà. Même si lui-même le voulait, jamais une autre femme n’aurait pu prendre la place de Mariagrazia dans son cœur, dans sa vie. Quand il pensait à son avenir, il ne l’imaginait pas un instant sans elle. En un mot comme en cent, il ne lui demandait pas de l’épouser pour faire plaisir à ses parents. Il le désirait pour lui. Pour le plaisir de se réveiller le matin à ses côtés. De voir leurs quatre enfants grandir, car il voulait être entouré de gazouillis, de chamailleries, des rires, des pleurs et des questions incessantes de leur progéniture...

Ayant retrouvé son calme, Mariagrazia objecta qu’il devait faire une croix sur son rêve de famille à rallonge. Ici les gens ne faisaient plus qu’un seul enfant. Il faut s’adapter à la société dans laquelle on vit, la mamma et la smala, c’est fini. Comme elle l’aimait beaucoup, elle consentirait à lui en faire deux, pas un de plus. Elle n’était pas une vache. Azaka comprit alors qu’il avait gagné la bataille. Pour la taquiner et aussi en avoir le cœur net, il lui demanda :

— Ça veut dire oui, alors ?

— Ça veut dire : « Je vais y penser », répondit-elle en lui appliquant un baiser sonore sur les lèvres.