Lorsque Azaka referma la porte derrière lui, laissant sa femme se remettre de la fatigue de la journée et de ses émotions récentes, il sentit une bouffée d’air printanier venir à sa rencontre, pleine de toutes les odeurs du village. En plus d’être fraîche, la nuit était belle en ce début d’avril et le ciel profond, clouté d’étoiles de tailles et de couleurs diverses. Le mari de Mariagrazia sentit une vague de bonheur l’envahir. Si forte qu’il se mit à siffloter l’air de « Ciao amore, ciao », une chanson de Luigi Tenco, reprise par Dalida, que sa femme écoutait dans son bain avant que la secousse ne vienne les jeter hors de la maison. Me voilà devenu fleur bleue, pensa-t-il en se dirigeant vers ses amis extracoms.
Azaka avait conscience de les avoir délaissés ces derniers temps. C’était plus simple de les rencontrer l’été. Hormis les trois semaines de vacances en août, non négociables avec son épouse, le reste du temps, il gardait la boutique ouverte : « L’envoi d’argent à ceux de là-bas ne prend pas de congé », avait-il coutume de dire. À la vérité, l’activité tournait au ralenti pendant la saison. Quelques photocopies et reliures pour un étudiant en retard, un versificateur en herbe qui rêvait de révolutionner le monde en vendant sa poésie à des centaines de milliers d’exemplaires, un mandarin à court d’inspiration durant l’année académique..., il ne fallait pas chercher plus loin. Ce qui laissait du temps pour les amis, dont certains qu’Azaka connaissait depuis son arrivée dans la région.
Au fil des ans, sa boutique était devenue un lieu de rencontre pour extracoms désœuvrés pendant l’été. Certains n’avaient pas les moyens de rentrer au pays. Les clandestins, eux, se gardaient bien d’aller où que ce soit sous peine de ne pouvoir retourner dans la Péninsule. Ils se retrouvaient alors devant le magasin, histoire de laisser passer la canicule, en parlant de tout et de rien. Azaka en avait profité, afin de compenser un tant soit peu le manque à gagner, pour étendre ses activités à la vente de thé à la menthe et de bières fraîches. Le samedi ou le dimanche après-midi, le groupe déplaçait son ennui vers la majestueuse place du Dôme pour regarder passer des filles d’autant plus inaccessibles qu’elles étaient en groupe ou accrochées au bras de leurs hommes. Cette habitude avait pris chair avec le temps, sans qu’ils ne se soient donné le mot. Les premiers arrivés attendaient les autres. Et si ceux-ci ne se présentaient pas, eh bien, tant pis. On rentrait chez soi, avant de revenir le week-end d’après. Ils ne convenaient d’un rendez-vous ferme que lorsqu’il s’agissait de s’offrir un pique-nique sur les bords du lac de Scanno, où ils se mettaient souvent à l’écart des autochtones. L’hiver, ils se voyaient moins. Faute de temps pour Azaka, l’activité allant bon train. D’un lieu pour se retrouver, la boutique étant trop petite pour contenir tout ce monde. Faute aussi de sous à dépenser dans un club où leur présence semblait souvent déparer dans le décor.
Ainsi se déroulait leur vie d’extracoms, dispersés entre le Village des Cipolle pour les uns et la périphérie de L’Aquila pour les autres. Jusqu’à ce que le couple vienne habiter le Centro storico, que Mariagrazia se mette en tête de fédérer son petit monde en organisant à la maison des rencontres ethniques une fois par mois. Chacun apportait un plat de son pays. Elle tenait à y associer ses amis italiens, des gens progressistes, disait-elle, parmi lesquels Rachele qui y était venue une fois pour lui faire plaisir et n’y avait plus jamais remis les pieds. Elle passait de l’un à l’autre, essayant de tisser le lien entre ces personnes qui se côtoyaient souvent sans se voir et continuaient là encore de se regarder en chiens de faïence sans oser se parler. La grossesse de Mariagrazia, à laquelle le médecin avait recommandé du repos pour compenser l’aller-retour quotidien à Pescara, était venue mettre un terme à ces retrouvailles mensuelles.
Cette nuit-là, quand Azaka rejoignit ses amis sur la place Umberto Ier, la conversation porta une fois de plus sur les filles dont l’insolente sensualité constituait une provocation constante, selon un Napolitain sapé comme un pape, le seul Péninsulaire du groupe, qui se considérait lui aussi comme étranger dans la région. Il avait roulé sa bosse aux quatre coins de l’Europe et en avait connu des filles, avant d’atterrir dans ce coin austère, sans que l’on sache trop si c’était pour fuir le diable (la mafia) ou le bon Dieu (la police). Depuis un an qu’il était là, il n’avait aucune activité connue et roulait en Alfa Romeo, certes d’occasion, mais tout de même. D’aucuns disaient, sans en avoir la preuve, qu’il était un envoyé spécial de la camorra, chargé d’infiltrer les milieux immigrés afin d’étendre les tentacules du cartel sur l’ensemble de la Péninsule. D’autres qu’il fuyait sa propre famille dont il avait dilapidé les biens. Bref, lui se méfiait comme de la peste de ces « parfumeuses » qui te donnaient à sentir le parfum de leur corps en prenant soin de garder la bouteille, c’est-à-dire tout le reste, sans te gratifier du moindre pelotage ni du plus chaste baiser. Les mots et les mimiques du Napolitain, qui s’était lancé dans une parodie des minauderies de l’Italienne, déclenchèrent l’hilarité générale. Azaka intervint pour les enjoindre de ne pas élever la voix, dont l’écho résonnait loin et fort du fait de la structure fermée de la place. Il leur rappela les remontrances d’un voisin qui leur avait reproché un soir le volume sonore de leurs rires et de leur discussion, qui pis est dans un italien de Vu’ cumprà. L’ami napolitain, que les autres avaient fini par surnommer le Pape, n’en poursuivit pas moins. À Rome, Milan ou Naples, sans parler de Paris et de Londres, ça ne se passe pas comme ça. Il suffisait d’aller dans une boîte pour lever des filles à volonté.
Bien sûr, il ne parlait pas pour Azaka, coincé dans les liens sacrés du mariage, chambra-t-il. Qui ne pouvait plus se permettre de regarder une autre femme, à part la sienne, fort charmante au demeurant, l’Italienne est une bombe de jalousie, tu as intérêt à faire profil bas, j’en sais quelque chose, lui conseilla le Pape tout en sirotant son thé à la menthe. Il n’alla pas plus loin dans ses confidences, comme pour garder cette aura de mystère qu’il soignait tout particulièrement. Azaka sourit jaune à la remarque du Pape, en pensant à l’après-midi passé avec Antonella. Il n’en avait retiré aucune fierté, bien au contraire, et se garda de s’en vanter auprès des autres sous peine de se voir retirer son certificat de virilité. Non mais, c’est quoi, ce mec qui se fait du mauvais sang pour un petit coup de canif dans le contrat ? A-t-on jamais vu un lion s’arracher la crinière pour avoir festoyé d’une gazelle ? Il avait rempli son devoir de prédateur, point. La discussion se poursuivit jusqu’au cœur de la nuit, le Pape en animateur principal. Traversé parfois par des fulgurances d’intelligence, son propos était, comme pour beaucoup de bavards, un amas de lieux communs dont se contentaient ses amis en quête de palliatifs pour la longue nuit qui s’annonçait. L’un d’eux lui apportait de temps à autre une contradiction, histoire de relancer la machine. Hormis le Pape, tout le monde tomba d’accord pour se tenir à distance de ces petites allumeuses. Le contexte ne se prêtait guère à une pénétration approfondie du pays d’accueil.
L’atmosphère avait commencé à devenir nauséabonde ici aussi. On n’en était pas à celle des villes du Nord. Mais cela ne tarderait pas si les politiques continuaient de désigner des boucs émissaires à la vindicte populaire pour se dédouaner de leur incapacité à apporter une réponse viable à la crise économique qui était en train de mettre le pays à genoux. La faute aussi à la « cronaca nera », ces faits divers dont la Péninsule raffolait, et dont les extracoms étaient souvent les protagonistes malgré eux. Les assassinats de gamins ou de jeunes filles, les plus prisés, se retrouvaient étalés à la une des tabloïds voire des journaux réputés sérieux, passaient en boucle à la télévision, chaînes privées et publiques rivalisaient de voyeurisme, sans égard pour les familles des victimes, qui participaient parfois à leur corps défendant à la mise à mort collective, dans le mince espoir de retrouver un proche vivant. Tel programme se proposait de résoudre les disparitions non élucidées en lançant des avis de recherche dans toute la Péninsule sur la simple allégation de témoins plus que douteux. Le pays restait suspendu des semaines, des mois, à ces enquêtes parallèles avant que la réalité macabre ne soit mise au jour, ou pas. Que l’on se rende compte que l’assassin n’était pas un extracom’ mais un oncle, un grand-père ou un ami de la famille.
Mais pour le dernier en date de ces crimes sordides, l’assassin s’était révélé être un Marocain, d’après certaines sources, un Albanais selon d’autres. Dealer et proxénète en situation illégale. Il avait profité de la naïveté d’une jeune Italienne rencontrée sur Internet pour lui fixer rendez-vous avant d’abuser d’elle dans un sous-bois, puis de l’étrangler à mains nues. Le corps de la mineure — gros plan sur une photo de la fille, les visages en larmes des parents et des copines de classe — avait été retrouvé par un bon Samaritain qui avait donné l’alerte. Depuis, le pays s’affrontait par écrans de télé interposés, sur les places publiques, dans l’excès et le sens naturel de la mise en scène si caractéristiques des natifs du Bel paese. Les uns accusaient les autres de faire la part trop belle aux étrangers qui venaient fouler aux pieds leurs us et coutumes, en plus de leur enlever le pain de la bouche. Les autres, une minorité qui avait du mal à se faire entendre, traitaient les premiers de fascistes, une insulte que certains revendiquaient sans aucun sentiment de culpabilité, car si le Duce avait été là, jamais il n’aurait toléré un tel laisser-aller dans un pays qui a plus de deux mille ans de civilisation derrière lui. Devant la violence des mots que les protagonistes se jetaient sans ménagement à la figure, le Vatican s’était mêlé de la partie. Le pape, le vrai, se fendit d’un discours solennel dans lequel il invita les politiques et la population à savoir raison garder.
La polémique avait entretemps gagné les rues. Face à l’inertie des pouvoirs publics, certains se mirent en tête de faire justice eux-mêmes. Des brigades de vigilance citoyenne furent créées un peu partout dans le pays, à l’instigation de plusieurs partis politiques, et lancèrent des ratonnades sanglantes, meurtrières parfois. À Rome, les échoppes et le corps de deux commerçants pakistanais furent jetés aux flammes. À Prato, des Chinois (tout bridé pouvant être considéré comme tel) avaient vu leurs magasins partir en fumée. Ils n’osaient plus sortir de chez eux, les rudiments d’arts martiaux qu’ils tentaient d’enseigner aux femmes et aux enfants auraient fait une bien piètre défense face à l’hostilité de la population. À Milan, un Vu’ cumprà n’eut la vie sauve que grâce aux kilos superflus de ses poursuivants, grands amateurs de pâte, de pizza et de bière. De plus, un natif s’était interposé au péril de sa propre vie, permettant ainsi à la proie d’échapper à ses prédateurs.
À L’Aquila et au Village des Cipolle, la tension avait monté d’un cran, dut concéder Azaka, plus mesuré que les autres qui voyaient le racisme et la xénophobie partout. Les autochtones ne leur adressaient plus volontiers la parole. Certains par mépris, ils ne l’avaient de toute façon jamais fait. D’autres, lui semblait-il, par crainte de laisser croire à un lien éventuel avec eux. Le dimanche après-midi, pendant la traditionnelle promenade sous les arcades avec sa femme, Azaka surprenait de plus en plus de regards hostiles sur leur couple, alors qu’autrefois, les gens se contentaient de les regarder de travers. Il n’en avait rien dit à sa femme. Il y était habitué. Par besoin aussi de la protéger. Mariagrazia aurait été capable de foncer droit sur la personne et de lui demander de quoi elle se mêlait, tu veux notre photo ? Tant que ça s’arrêtait aux regards ou aux commentaires des parents venus déposer les travaux de reliures à la place de leurs enfants. Un jour, croyant lui faire plaisir, une dame lui dit avec beaucoup de candeur : « Si tous ceux qui venaient ici étaient comme vous ! » Un autre lui offrit une bouteille de grappa après avoir pris soin de lui demander si on buvait de l’alcool chez lui, comprenez s’il n’était pas musulman. D’autres ne s’y risquaient pas, préférant ajouter quelques euros au prix réclamé afin de le remercier d’avoir rendu à temps un travail proposé en retard et pour lequel il avait sacrifié une partie de sa nuit ou de son week-end.
À la fin, Azaka ne faisait plus attention à ces dérapages qui, lui semblait-il, se passaient sur une autre planète. Comme si la chaîne des Apennins et ses sommets à plus de deux mille cinq cents mètres eussent constitué un rempart naturel contre l’avancée des idées malsaines. Quant aux débordements langagiers, si l’on devait prendre la mouche chaque fois qu’un Italien haussait le ton, on mourrait étouffé de colère, tandis que lui continuerait à vivre. Peuple soupe au lait, mais bon enfant, jugea Azaka à part soi. Ainsi les fois, tous les dimanches désormais, où la polémique arrivait à la table de la belle-famille, il savait qu’il aurait droit aux analyses péremptoires du frère, aux phrases sentencieuses du père ou aux persiflages acides de la belle-sœur. Parfois cousins et cousines débarquaient à l’improviste, s’asseyaient, mangeaient et se mêlaient à la conversation, égrenant les arguments convenus qui, pour eux, faisaient office de bon sens, sans que personne ne se soucie de l’incompatibilité de ces propos excessifs avec sa présence à table. C’était leur façon de l’adopter...