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C’est ce qu’Azaka tenta d’expliquer à ses amis cette nuit-là, dont les habitants de la région parleraient encore bien des années après, certains avec plus de difficulté que d’autres, tous avec un filet d’émotion dans la voix. Les hommes et les femmes ne diffèrent pas d’un bout à l’autre de la planète, leur dit-il en substance. Ceux des Abruzzes ne sont ni meilleurs ni pires qu’ailleurs. Sans doute un peu plus butés. Eux-mêmes sont les premiers à le dire, ne put-il s’empêcher de plaisanter. Mais, fit-il retrouvant son sérieux, difficile de leur reprocher une tare, un vice particulier dont les autres humains ne souffriraient pas. Sous quelques cieux qu’il nous ait été donné de naître et de grandir, nous avons plus ou moins les mêmes qualités et défauts. C’est ce qui fait notre humanité. Azaka n’ignorait pas que son refus de voir les choses en noir et blanc pouvait le faire passer pour un couard. Au fond, il s’en fichait. Il lui arrivait même de rigoler de sa tendance à brasser de grandes idées, dont se moquèrent ses camarades cette nuit-là.

Le petit groupe d’amis était le dernier à demeurer sur la place, malgré la fraîcheur montante. Les villageois, qui avaient regagné leur maison depuis un bout de temps, devaient être en train de dormir du sommeil du juste. Leur départ avait entraîné la fermeture du Bar Gran Sasso dont le propriétaire, flairant la bonne affaire, avait profité de la présence de tant de clients potentiels pour faire du rab. Hormis Azaka, ils avaient tous décidé, quoi qu’il arrive, de passer la nuit dans leurs voitures garées le long du Raiale. La discussion battait son plein lorsque Azaka leva les yeux pour la deuxième fois de la soirée vers l’horloge de Santa Maria Assunta. Les aiguilles dépassaient de cinq minutes les trois heures du matin. Dans le feu de la conversation, il avait laissé filer l’heure et oublié la promesse faite à sa femme de rentrer dès qu’il aurait avalé son gobelet de thé à la menthe. Aucun risque toutefois de se faire gronder à l’arrivée. Mariagrazia avait le sommeil léthargique alors que, lui, le moindre bruit à l’entour le réveillait. Rien, heureusement, sauf par moments les chiens errants, ne venait troubler les nuits du village, propices aux sommeils légers comme le sien. Bref, il était temps de rentrer se reposer, une rude journée de travail l’attendait.

Il irait se glisser dans le dos de sa femme, la main droite sur son ventre (jusqu’au troisième mois de grossesse, c’était elle qui se blottissait derrière lui, un bras glissé sous le cou d’Azaka et l’autre lui entourant la poitrine). Elle balbutierait quelque parole inaudible à son contact, avant de recouvrer le sommeil. Le lendemain, au petit déjeuner, elle lui demanderait à quelle heure il était rentré. Et Azaka, pour éviter de se compromettre, lui raconterait plutôt les mots qu’elle avait prononcés dans son sommeil. Elle lui dirait qu’il les avait inventés, qu’il avait raté sa vocation et aurait dû faire romancier, cinéaste ou quelque chose dans le genre. En un mot comme en cent, il était un fieffé bonimenteur.

Au moment où Azaka s’apprêtait enfin à prendre congé de ses amis, une bande de jeunes du village, des petites frappes qu’il avait aperçues ici et là, avait surgi de la Via Roma, une ruelle perpendiculaire à la place, et s’était dirigée droit sur eux. Ils arboraient deux pin’s au revers de leur blouson : l’un aux couleurs de l’Italie, l’autre frappé du blason du village, une tête de Maure de profil une rose entre les dents. Mariagrazia l’avait mis en garde contre ces militants d’un groupuscule politique opposé au maire de centre gauche de L’Aquila. Elle lui avait fait jurer de ne pas les provoquer si jamais il croisait leur chemin. Celui qui semblait le chef leur demanda sur un ton menaçant ce qu’ils combinaient — c’est bien le mot qu’il avait utilisé, se souviendrait Azaka longtemps après — dans la rue à cette heure, pourquoi ils n’étaient pas chez eux comme tout chrétien honnête. Comme s’il leur eût fallu une autorisation spéciale pour être dehors.

Azaka s’était empressé de répondre à la question, en devançant ses amis pour éviter que la situation ne dérape. Le Monténégrin et le Maghrébin en particulier n’étaient pas hommes de compromis, un trait de caractère qui fut à deux doigts de leur valoir, à l’un comme à l’autre, un séjour en prison. Ils comprirent néanmoins la démarche d’Azaka et le laissèrent faire. La réponse n’eut pas l’air de satisfaire le chef de la bande. Depuis quand passait-on la nuit à la belle étoile à cause de quelques secousses ? ricana celui-ci en prenant ses amis à témoin. Il avait opté pour le sarcasme, après une rapide évaluation des forces en présence. À sept contre sept, il n’était pas sûr, en cas d’affrontement, de mener sa troupe à la victoire. « Ici, on vit avec, fit-il. On vit avec depuis la nuit des temps. Les sautes d’humeur de la terre font partie de nous, c’est nous. » Ceux qui n’y arrivaient pas n’étaient pas des hommes, et encore moins des leurs. Puis il lança quelques lazzis à propos des étrangers incapables de s’adapter à la réalité de la région, avant de se retirer dans la nuit, suivi comme son ombre par ses comparses.

« Que savent-ils de nous ? » ragea le Napolitain, une fois que les jeunes se furent éloignés. « Cazzo ne sanno ? » répéta-t-il en mêlant à l’italien quelques expressions napolitaines que personne, à part lui, ne comprenait. Sa question était venue heurter Azaka de plein fouet. En effet, que savaient ceux de la région de leurs histoires d’extracoms ? Du temps et de la réalité de là-bas, avant leur arrivée ici. La terre qui dévorait plus qu’elle ne nourrissait ses enfants, en tout cas pas en quantité suffisante pour qu’ils n’aillent pas récolter l’humiliation en abondance sur celle des autres. Qui sortait une fois par génération de sa torpeur habituelle pour engloutir des dizaines de milliers de victimes. Des amis, des voisins, des proches, des parents, des frères, des sœurs. Azaka avait vécu ces pertes dans sa chair et s’en était tiré avec ce drôle de sentiment mêlé de culpabilité, qui taraude le survivant d’un drame collectif : « Pourquoi les autres et pas moi ? Pourquoi d’autres, qui avaient des responsabilités plus importantes, ne s’en étaient pas sortis ? Pourquoi ceux-là étaient-ils restés orphelins, veufs, sevrés de leurs êtres les plus chers ? » Son corps en avait gardé la mémoire, qui était pris par instants de soubresauts sans cause apparente. Des saccades soudaines et violentes qui venaient le fragiliser même aussi loin de la maison et de son enfance. Comme s’il était frappé par intermittence de Parkinson précoce et aigu. Qu’il ne pouvait plus être en sécurité nulle part au monde.

Parfois, il lui venait envie de tout raconter à Mariagrazia. De la même façon que ça devait la démanger, de son côté, de lui révéler le sexe de leur enfant. Elle avait le droit de savoir. Ce démon qui le rattrapait parfois, alors qu’il croyait l’avoir laissé derrière lui. Enterré au plus profond de lui-même. Mais l’autre revenait à l’improviste, souvent en plein cœur de la nuit, l’arrachant au sommeil. Avant de le ramener là-bas, vers l’enfance, vers son frère aîné. Vers cet homme qui les avait lâchement abandonnés quand ils avaient eu le plus besoin de lui. Voilà pourquoi il souhaitait tant une fille et pas un garçon. Il ne se sentait pas prêt à assumer une relation père/fils. Il aurait peur de décevoir ce fils comme l’autre l’avait fait avec lui. De lui laisser un amas de rancune dans le cœur. Ce démon ne s’était plus manifesté depuis un bail. Voilà qu’il était revenu avec les secousses d’il y a quatre jours, puis celles de cette nuit. Pourquoi avait-il fallu qu’il choisisse — si tant est qu’il ait choisi — ce pays, cette terre ? Il était dans la situation de l’homme qui avait quitté une femme pour une autre en tout point pareille. Avec les mêmes défauts qu’il reprochait à la précédente.

Bref, à part Mariagrazia, personne ici, par pudeur sans doute, ne lui avait jamais demandé à quoi ressemblait là-bas, qu’est-ce qu’on y mangeait, les parents étaient-ils aussi possessifs que ceux d’ici ? De quelle flamme était fait l’amour entre hommes et femmes ? Des questions qui l’auraient amené de fil en aiguille à évacuer tout ça, à en faire le deuil de manière définitive. À oublier aussi l’autre lâcheur et à attendre en toute tranquillité l’arrivée de son enfant qu’il prendrait, quel qu’en soit le sexe, pour un don de la nature et de sa femme. Les rares fois où quelqu’un lui parlait de là-bas, il avait droit aux idées reçues sur les dictatures, la misère, la beauté des plages. Qui lui avait jamais demandé ce qu’il avait vécu dans sa vie antérieure ? Avait-il été heureux, malgré tout ? Ses compagnons de galère aussi avaient un passé, même le Pape dont les flots de mots déchiraient encore et encore la nuit. Mais à quoi bon essayer de sortir les gens de leur vérité ? se dit Azaka en pensant aux jeunes, dont la silhouette finissait de se confondre avec les ténèbres de leurs idées.

Pour la troisième fois de la nuit, il leva les yeux vers l’horloge de Santa Maria Assunta. Il ne saurait jamais, même bien des années plus tard, lorsque les anciens du village parleraient des événements, la voix et les yeux voilés de mélancolie, pourquoi ce détail était resté gravé dans sa mémoire. Son regard avait cherché l’horloge de l’église, avant de se tourner vers les montagnes dont on percevait l’ombre massive dans le prolongement de la rue Corso Duca degli Abruzzi. Il se rappellerait aussi avoir souri en pensant aux mots qui lui étaient venus à l’esprit à ce moment-là. Les trois premiers versets du Psaume 121 lui montaient aux lèvres à peine voyait-il le Gran Sasso en face de lui. « Je lève mes yeux vers les montagnes. D’où me viendra le secours ? Le secours me vient de l’Éternel, Qui a fait les cieux et la terre. Il ne permettra point que ton pied chancelle. Celui qui te garde ne sommeillera point. » Il avait pourtant désappris à prier depuis longtemps, une façon peut-être de brûler les derniers ponts qui le rattachaient à l’enfance. Les montagnes émergeaient tout juste de la nuit. Les aiguilles de l’horloge, bien visibles en revanche, marquaient un peu plus de trois heures trente. Trois heures trente-deux pour être précis. Il était temps de rentrer.