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Azaka fonça tête baissée dans la nuit, franchissant avec des foulées de coureur de haies les nombreux obstacles qui jonchaient le chemin : amas de gravats, blocs de pierres, muret édenté par endroits, pylône agenouillé dont la moitié était restée fichée en terre. Puis les haies de fortune furent des tables de nuit, commodes, armoires. Quelques mètres plus loin, il sauta par-dessus un lit à deux places, qui s’était dressé brusquement devant lui. Il prit alors conscience de courir sur les ruines de ce qui fut une maison, où vivaient il y a peu des gens qu’il avait dû croiser parfois dans le village. Il ne laissa pas l’émotion l’envahir, il redoubla au contraire d’ardeur, l’esprit rivé vers sa destination. Dans la précipitation, son pied vint heurter une mini-moto, un de ces jouets hors de prix que ceux d’ici offraient à leurs enfants-rois, il tomba, se releva, reprit sa course de la même foulée, sans prêter attention aux blessures qu’il s’était faites à la jambe droite et aux mains en essayant de parer la chute, et dont il sentait la douleur lui traverser la chair. Avant même d’arriver sur place, il s’était mis à hurler de tous ses poumons : « Mariagrazia ! Mariagrazia ! » Comme si sa femme allait surgir au détour d’une ruelle, et lui dire : « Je suis là, Zaka. »

Quand il releva la tête, Azaka se rendit compte que la maison ne pouvait pas se trouver là où sa course folle l’avait entraîné. Il s’arrêta, cassé en deux, les mains appuyées sur les cuisses, le souffle coupé, la bouche ouverte cherchant à aspirer le maximum d’air. Il balaya du regard l’oasis de verdure autour de lui. Dans la panique et l’éclairage en demi-teinte de ce côté-ci du village, il avait dépassé la maison d’une bonne centaine de mètres pour aboutir à l’embouchure du Raiale. Il rebroussa chemin sans y penser une seconde, ralentit toutefois le rythme pour être sûr de ne pas passer une nouvelle fois à côté de la maison. Les arbres le long du ruisseau respiraient la sérénité, indifférents à la tragédie qui se jouait alentour, les appels épisodiques au secours et le murmure sourd de voix au loin. L’épais nuage de poussière masquait encore le ciel. Azaka s’arrêta enfin devant ce qui paraissait l’emplacement de la maison. Dans la nuit, il ne la reconnut pas tout de suite. Il avait sous les yeux un immense amas de pierres et de gravats, d’où émergeaient ici et là des meubles en kit rescapés du désastre, pareils à des squelettes épars au-dessus d’un charnier.

Il écarquilla les yeux, regarda autour de lui, incrédule. La pénombre ne lui renvoya que ruines et désolation, hormis une maison encore debout, qui lui sembla celle du vieux Cesidio. Il sentit une bouffée de chaleur l’envahir, de la racine des cheveux aux orteils soudain moites. Une sueur abondante partit de sa nuque, coula le long de sa colonne vertébrale pour venir se glisser dans la raie des fesses. Peut-être la maison se trouvait-elle plus loin, vers la place ; ou l’avait-il encore dépassée. Il ne disposait d’aucun indice pour lui permettre de l’identifier dans ce monceau de débris hétéroclites. Il grimpa par bonds désordonnés de cabri la montagne de décombres jusqu’à se retrouver à son sommet. Il avait cessé d’appeler sa femme, comme pour se laisser une dernière marge d’erreur par rapport au positionnement de la maison. En même temps, la disposition à égale distance du Raiale et de la maison de zio Cesidio, au toit en partie éventré, laissait peu de place au doute.

Azaka zigzagua d’un point à l’autre, se reçut ici sur un pied, là sur les deux, les bras à l’horizontale afin de maintenir l’équilibre, ses yeux parcouraient la pénombre tandis que son cœur battait comme s’il allait jaillir de sa poitrine. Il ne tarda pas à tomber sur le canapé, troué en plein milieu, où il se tenait assis quelques heures plus tôt, puis sur la malle en bois poli héritée de la mamma, dans laquelle Mariagrazia rangeait le trousseau du bébé au fur et à mesure qu’elle achetait des vêtements ou que les copines lui en offraient. Il entreprit de déblayer les débris à mains nues et, dès que le ramdam dont il était à l’origine lui permettait d’entendre le son de sa propre voix, il hurlait le prénom de sa femme sans reprendre souffle. Il balança par-dessus bord le canapé, puis d’énormes blocs de pierres, faisant montre d’une force physique qu’il ne se connaissait pas. Il fouilla avec rage les déblais sans se poser de questions. À aucun moment il ne pensa, si jamais sa femme se trouvait là-dessous, qu’il lui serait impossible de la sortir de là tout seul ; ni qu’elle en avait peut-être réchappé et trouvé refuge dans sa famille.

Dans l’esprit d’Azaka, cela ne faisait pas de doute : si elle avait trouvé refuge chez ses parents, Mariagrazia lui aurait déjà téléphoné, pour le rassurer comme elle disait dans la tentative vaine de justifier sa téléphonite aiguë. Son iPhone était toujours à portée de pouce. La nuit, elle le gardait sur sa table de chevet et le matin au réveil, elle se jetait dessus avec la frénésie d’un drogué en manque afin de vérifier si, dans l’intervalle, il ne lui était pas arrivé un texto, de relever son courriel, de prendre des nouvelles de la mamma, de Rachele, d’autres copines proches, des personnes que, souvent, elle avait eues au téléphone la veille. Il avait accepté qu’elle lui en offre un lorsqu’il avait compris que ça pouvait être un outil de travail. Mais il l’utilisait peu, sinon pour répondre aux appels des clients, qui ne l’avaient pas trouvé au magasin et avaient un travail urgent à lui confier. De Mariagrazia elle-même, qui lui téléphonait au moindre prétexte : un embouteillage sur la route, une demi-heure de plus à son travail à cause d’un cas sensible, pour lui dire que le petit monstre qu’il lui avait laissé dans le ventre se portait bien, il venait juste d’y faire un looping, qu’elle l’aimait encore malgré tout ce temps, qu’elle ne savait pas avoir autant d’amour en elle pour un homme, le méritait-il ? Bref, pour le rassurer, disait-elle, alors que visiblement elle en avait plus besoin que lui.

C’est à ce moment-là, où les mains d’Azaka étaient rouges de sang, sa vue obscurcie par la sueur qui lui brûlait les yeux, que son cœur semblait pouvoir lâcher à tout instant de tant d’effort et d’angoisse, qu’il lui vint à l’esprit de la joindre par téléphone. Mais cette nuit-là, qu’il ne pourrait plus désormais rayer de sa mémoire, à l’heure où les lignes téléphoniques chauffaient entre les Abruzzes, la Péninsule et le reste du monde, où les proches s’appelaient de partout pour tenter de mettre en veilleuse leurs tourments, les appels réitérés d’Azaka sonnèrent dans le vide. Le doute n’était plus permis, elle était bien là, sous ses pieds, ensevelie vivante comme lui l’avait été autrefois. Il lâcha alors le combiné pour se mettre à creuser à nouveau. Il creusait en hurlant le prénom chéri, il hurlait à en avoir la gorge sèche, à être obligé de s’arrêter avant de recommencer un peu plus tard. Plus Azaka creusait, le visage inondé de sueur et de larmes à ne plus voir où il mettait les mains, plus son angoisse augmentait.

Dans le lointain, le même murmure sourd des voix, des appels au secours portés par le vent, des grondements d’hélicoptères à l’approche qui venaient perforer la nuit et la poussière tenace suspendue au-dessus du village, tutoyant le sommet du Gran Sasso. Absent à tout cela, Azaka creusait tel un forcené. Tant qu’il lui resterait le moindre souffle, il continuerait, dût-il y laisser la vie. Il savait d’expérience qu’il ne fallait pas lâcher prise, qu’on pouvait survivre des jours durant là-dessous, sans manger ni boire. Lui, ce qui lui avait permis de tenir, c’était l’espoir que son père l’entende et vienne le tirer de là. Et il avait tenu ferme ce qu’il avait, combattu le bon combat de la foi, comme récitait souvent sa mère. Il avait tenu, malgré la soif et la faim. Malgré la douleur et la peur de l’obscurité, le picotement dans ses membres. Malgré ses jambes et ses bras immobilisés. Mariagrazia ne devait pas connaître le même horrible sort, il serait là pour elle. Et pour sa Princesse Sarah, qu’il voulait voir vagir dans ses bras, puis roucouler, comblée de ses câlins. Il serait là pour elles deux. Lui vivant, elles ne resteraient pas une nuit de plus là-dessous.

Et il fouillait de ses doigts gourds, indifférent à la douleur qui lui tenaillait la chair. Hurlant plus fort que les larmes. À l’instant où il crut s’approcher d’un pan de mur debout susceptible de constituer un refuge, les objets qu’il avait réussi à jeter par-dessus bord après tant d’acharnement lui retombèrent sur le dos, sous le coup d’une énième réplique. Un bloc de pierre finit sa course contre son tibia droit, le même qui était resté coincé sous les décombres vingt-cinq ans plus tôt, avec pour conséquence ce boitement irréversible et la fin de son rêve de footballeur professionnel. Cela ne l’arrêta pas pour autant. Il continua avec plus de ténacité encore, résolu à ne pas laisser les répliques avoir raison de sa volonté. Il irait jusqu’au bout de ses forces, lors même qu’il ne lui en resterait plus, il continuerait. À l’issue d’un effort interminable, il parvint à trouver une niche plus ou moins stable, qu’il calcula être à mi-chemin entre le vestibule et la chambre à coucher, il s’y laissa choir, le dos contre le mur, à la recherche d’un brin de repos.

Les premières lueurs de l’aube commençaient à poindre. Azaka n’aurait su dire quelle heure il était, il savait seulement qu’on était au printemps, le jour naissait plus tôt et ses êtres les plus chers se trouvaient bloqués sous les décombres sans qu’il puisse les aider. Le vrombissement d’un hélicoptère, qu’il n’avait pas entendu s’approcher, le força à lever la tête vers le ciel, enfin dégagé de l’épais manteau de poussière. L’appareil, d’où partait un puissant faisceau de lumière qui balayait le paysage à l’entour, s’éloigna aussi rapidement qu’il était arrivé. Sans doute effectuait-il un survol d’inspection pour constater l’ampleur des dégâts. Si ça se trouvait, ceux-ci étaient plus importants que ce qu’il avait pu voir au Centro storico, devenu un champ de ruines. Peut-être d’autres villages, et même L’Aquila étaient-ils touchés. Que des familles, à l’heure qu’il était, pleuraient leurs proches. En tout cas, ça ne lui arriverait pas. Il empêcherait le destin de répéter la même farce de mauvais goût. Ça dépendait de lui, et de lui seul. C’est ce que sa mère lui avait enseigné.

Le temps d’éponger son front de la sueur qui lui brouillait de nouveau la vue et de regarder l’hélicoptère se retirer dans un bourdonnement de plus en plus lointain, il était prêt à reprendre les fouilles. Il entendit à ce moment-là trois coups, comme au théâtre, sortir de sous les décombres. Ils paraissaient venir des entrailles de la terre. Azaka s’arrêta net, retint son souffle pour éviter toute pollution sonore, tendit l’oreille, les sens en éveil. Son cœur se mit à battre plus fort, la même bouffée de chaleur l’envahit tout entier, il n’osait pas espérer. Il cria de toute la force de sa poitrine : « Amore, tu es là ? » Les coups reprirent de plus belle. C’était sûr, quelqu’un frappait de là-dessous. Il redoubla d’ardeur, avant de s’arrêter soudain, s’étant aperçu qu’il creusait dans le désordre le plus total et s’éloignait de l’endroit d’où semblaient provenir les coups. Le cœur à la gorge, il tendit de nouveau l’oreille. Une voix se fit alors entendre, forte, d’une surprenante assurance. Une voix qu’Azaka n’eut aucun mal à reconnaître lorsqu’elle demanda, de façon claire et distincte :

— Il y a quelqu’un ? C’est toi, Zaka ?