Il faisait jour depuis un moment déjà. L’ampleur du désastre avait alors sauté aux yeux d’Azaka. Dans cette partie du Centro storico, les rares maisons encore debout ne tiendraient pas à la première réplique. De larges fissures visibles à l’œil nu traversaient de part en part leurs flancs. Certaines, éventrées ou détoiturées, dévoilaient une intimité que leurs anciens occupants avaient dû mettre beaucoup de soin et de patience à cacher au regard des voisins. D’autres penchaient d’un côté telles des tours de Pise miniatures, les reins enfoncés dans la terre. Autour d’Azaka, s’étendait un champ de ruines. Seuls les tilleuls qui longeaient le Raiale semblaient avoir échappé au cataclysme. De fait, ils resplendissaient, leurs feuilles gorgées de sève printanière, sans nul souvenir apparent du drame qui s’était joué sous leurs racines et les avait fait vaciller quelques heures auparavant.
À la vérité, Azaka avait déjà déblayé tout ce qui pouvait l’être. Il ne restait plus que le pan de mur, qui gisait devant lui ; il se sentait comme un conducteur pris au piège au fond d’une impasse. Même armé d’une barre de fer en guise de levier, il réussirait à peine à le bouger tant celui-ci était mastoc, résultat de ces constructions à l’ancienne, faites pour protéger aussi bien de la chaleur que du froid. Il en fit le tour à la recherche d’une brèche par où, le cas échéant, se faufiler. Il en trouva une, mais elle était trop étroite pour y glisser ne serait-ce qu’un bras. Il s’agenouilla, planta les deux paumes au sol, le cul tourné vers le ciel, colla les yeux à la fente. Ainsi arriverait-il peut-être à entr’apercevoir Mariagrazia.
Au bout de quelque temps, ses yeux finirent par discerner un enchevêtrement de bois, de tuiles et de parpaings. Il se releva, examina à nouveau d’un regard circulaire la situation. Il calcula par rapport au niveau des fondations que Mariagrazia devait se trouver à trois mètres sous ses pieds. Cela ne l’avançait pas à grand-chose pour autant. La voix de sa femme vint à nouveau le tirer de sa réflexion. Elle voulut savoir si son frère avait rappelé avant d’ajouter, sans même attendre la réponse de son mari, qu’elle avait froid, elle avait beau serrer ses bras autour de sa poitrine, rien n’y faisait. Elle demanda à son mari de lui parler du soleil. Elle avait toujours rêvé d’aller avec lui dans son pays, ça devait être beau là-bas, malgré les éternelles images de catastrophe qu’on montrait à la télévision. Les gens, moins fermés et moins bornés que ceux du Village des Cipolle. Azaka lui répondit que rien n’était moins sûr. Les siens étaient peut-être plus solaires, avaient une plus grande propension à la fête ; pour le reste, ils ressemblaient par bien des égards à ceux d’ici : la même générosité, une certaine ingénuité et surtout le côté obtus. C’étaient aussi des montagnards à leur façon. « Tu sais quoi, ça me rassure », lui dit Mariagrazia. N’empêche qu’elle aurait aimé palper du doigt cette réalité à la fois si lointaine et si proche. Un peu comme les Falashas d’Éthiopie, étonnés, une fois arrivés en Israël, de voir qu’il existait aussi des Juifs blancs. C’est son amie Rachele qui lui avait raconté cette histoire. Azaka réitéra sa promesse de l’y emmener un jour, très bientôt. Il fallait bien que Sarah connaisse sa famille de là-bas.
Azaka parla longuement, comme pour se faire pardonner de n’avoir pas tenu plus tôt un engagement dont il n’avait pas arrêté de reporter la réalisation. À cause de son addiction au travail, de l’obligation de maintenir à flot ceux de là-bas. À telle enseigne que sa belle-mère, dont on pouvait tout dire sauf qu’elle avait un poil dans la main, car elle ne pouvait rester une minute inactive, lui en fit un jour la remarque : « Ma come te nne t’è ? » En d’autres termes : « Qui te le fait faire ? » Azaka se rendit compte soudain que sa femme ne répondait plus. À ses appels répétés et inquiets, un filet de voix finit par remonter du dessous du pan de mur : « J’ai froid, dit Mariagrazia, si froid. » Cela se sentait d’ailleurs dans sa voix hachée et tremblotante, comme si elle claquait des dents. Azaka la conjura de continuer à parler, si ça la fatiguait trop de trouver des mots pour exprimer sa pensée, eh bien, qu’elle chante. C’était important qu’elle reste éveillée. Et puis, ça les réchaufferait tous les deux, lui surtout qui aimait tant l’entendre chanter. L’écouter chanter... et lui faire l’amour auraient suffi à le combler de bonheur, ajouta-t-il pour l’encourager.
Il s’ensuivit un moment de silence avant que la voix de Mariagrazia ne franchisse à nouveau le couvercle hétéroclite au-dessus d’elle et ne s’élève dans le petit matin. À y penser aujourd’hui encore, Azaka en avait la chair de poule, Mariagrazia avait toujours eu une belle voix, à mi-chemin entre l’alto et la basse. Ce jour-là, elle lui parut un tantinet plus grave, proche de celle de Dalida, alors qu’auparavant, tandis qu’elle lui parlait, elle était plus fluette. Il en émanait un regain de vigueur comme si, à chanter, elle avait recouvré toute l’énergie qui lui manquait. La voix de Mariagrazia éclata ainsi, à la fois douce et grave, dans le petit matin frais d’avril :
Guardare ogni giorno
se piove o c’e’ il sole,
per saper se domani
si vive o si muore
e un bel giorno dire basta e andare via.
Andare via lontano
a cercare un altro mondo
dire addio al cortile
andarsene sognando.
À ces mots, Azaka dut serrer les dents pour contenir les larmes qui lui soulevaient la poitrine, sans réussir à toutes les empêcher de passer la barrière des paupières. La chanson était pleine de leur amour passé et à venir, pensa-t-il en fermant très fort les yeux. Longtemps après, il s’étonnerait encore de ne pas avoir demandé à sa femme pourquoi elle avait choisi cette chanson-là, et pas une autre. Sur le coup, il se souvint que c’était celle qu’elle écoutait au moment de la première secousse, avant qu’ils ne se précipitent tous les deux dans la rue pour se mêler aux villageois apeurés. Il reprit ainsi avec elle le refrain, la seule strophe qu’il connaissait par cœur, à force d’entendre Mariagrazia la chanter :
Ciao amore, ciao amore, ciao amore ciao.
Ciao amore, ciao amore, ciao amore ciao.
Azaka attendait avec impatience le refrain pour accompagner sa femme, avec l’impression, chaque fois, de l’aider à cheminer vers la lumière. Le moment venu, il y allait de toute sa poitrine, de toute la puissance de sa voix de casserole, qui venait couvrir celle de Mariagrazia. En arrivant, escorté des secouristes et d’un chien dont l’aboiement s’entendait à des mètres à la ronde, son beau-frère le découvrit assis sur son parpaing, le buste penché vers l’avant, en train de chanter à tue-tête. Lui n’y vit aucun signe particulier. Il savait que sa sœur aimait les chansonnettes italiennes, surtout celle-là. Tout juste trouva-t-il bizarre qu’Azaka la chante à son tour, en plus dans un moment aussi dramatique. Peut-être avait-il pété un câble. Pour un peu, il en aurait ri, tant l’image, en contraste avec le contexte, lui paraissait cocasse. Azaka ne s’était rendu compte de rien, ni de la présence de son beau-frère, ni que depuis un moment il chantait tout seul. Quand il réalisa enfin sa méprise, il s’arrêta net.