DessinOiseau.tif

CHAPITRE 12

DANS LE SALOON

Will fait la grasse matinée. À son réveil, il trouve Maren, déjà habillée de pied en cap, assise en tailleur sur le sol et regardant par la fenêtre.

— Où est M. Dorian ? demande-t-il.

— Parti nous chercher à déjeuner. Il préfère que nous ne nous promenions pas trop.

Dans la fenêtre, les arbres défilent, leurs feuilles étincelantes sous le soleil matinal. Le Prodigieux a laissé le muskeg derrière. Will aperçoit des champs cultivés, entourés de hautes clôtures ; dans les vallons, la brume s’attarde. Au loin, une maison et une grange, un cheval dans un pré.

Sur un crochet suspendu au-dessus de sa couchette, il prend un pantalon et une chemise, qu’il enfile sous les couvertures.

— Tu crois que c’est vrai ? demande-t-il.

— Pour la toile ? Je ne sais pas. Il connaît tant de choses sur tant de sujets. Il ne se laisse jamais berner ; il connaît tous les trucs.

Elle secoue la tête.

— S’il croit à la fontaine de Jouvence, c’est sans doute qu’elle existe.

— Tu le connais bien ?

— Pas tellement. Personne ne le connaît vraiment. Il est charmant quand il le veut et parfois plus féroce que nécessaire.

— C’est un homme bon ? demande Will avec optimisme.

— En tout cas, il administre un bon cirque. Personne n’est plus doué que lui pour recruter des artistes de talent et créer de nouvelles attractions. C’est lui qui offre le meilleur spectacle dans tout le pays et il a pour but d’être le meilleur du monde. Certains le considèrent comme un exploiteur parce qu’il oblige les gens à signer des contrats à long terme.

— Comme le tien.

Elle hoche la tête.

— Il paie généreusement et traite bien les merveilles, mais il garde pour lui la plus grande partie de l’argent qu’elles rapportent. J’ai entendu dire qu’il avait eu une enfance difficile.

— Parce qu’il est un Métis, dit Will.

— Il n’en parle presque jamais. Mais je pense qu’il est arrivé quelque chose à sa mère. Je n’en sais pas plus. Il est mystérieux… comme tout le monde, je suppose.

— C’est juste que…

Will secoue la tête, cherche les mots.

— Pourquoi faut-il que ce soit son portrait à lui qui figure sur la toile ? Pourquoi pas celui du fils des colons, celui qui est malade ? Pourquoi pas le tien ? Qu’a-t-il fait pour mériter la vie éternelle ? On dit que le monde est rempli de saints, mais je suis à peu près sûr qu’il n’est pas du nombre.

Il fixe la porte de leur compartiment. En ce moment, personne ne la défend.

— Tu te demandes encore si tu dois lui donner un coup de main ? lance Maren.

Will soupire.

— J’ai des doutes à son sujet. Mais je veux t’aider, toi.

— Tu restes ?

— Je reste.

Will sent son visage s’embraser dans l’éclat du sourire de Maren.

Elle prend sa remarquable bobine de fil de fer sur la tablette et la débarrasse de la vase séchée de la fondrière.

— Pourquoi l’as-tu prise avec toi, la nuit dernière ?

— C’est une habitude. Tu vas trouver ça idiot, mais je me sens mieux quand je l’ai avec moi. Comme si, avec elle, j’étais certaine de pouvoir me sortir de toutes les situations.

— Je ne trouve pas ça idiot, répond-il. Je trouve au contraire que c’est rempli de bon sens.

— Il m’arrive de rêver que je traverse un vaste espace sur mon fil…

— Les chutes du Niagara ?

— Peut-être. Je suis à mi-chemin, avec de l’eau en dessous et la brume qui tourbillonne. Je suis tellement loin que je ne vois plus le rivage.

— Tu as peur ?

— Pas au début. Le commencement est toujours paisible. Mais, au bout d’un moment, je ne sais plus trop de quel côté aller.

— Si c’était mon rêve à moi, je tomberais sûrement, dit Will.

— Oh ! Je les fais aussi, ces rêves-là. De toute façon, ma bobine m’accompagne partout. Comme ton crayon, j’imagine.

Surpris, Will rit.

— Ouais, je suppose que mes pensées… flottent librement quand mes mains et mes yeux sont occupés. Ça m’aide à réfléchir. En plus, j’adore ça.

— Ça se voit.

— Certaines parties sont particulièrement amusantes.

— Lesquelles ?

— Oh, je ne sais pas. Des trucs que je vais prendre plaisir à exécuter. Un rideau, avec tous ses plis, par exemple. Et les ombres. J’aime bien les ombres.

— Ça me semble difficile.

Il rit.

— Moins que de marcher sur un fil de fer !

— Là-haut, j’ai le sentiment d’être capable de tout.

— De toute façon, dit Will, je ne suis pas encore un très bon dessinateur. Mais je veux en devenir un.

Il se remémore la conversation qu’il a eue avec son père, le premier soir.

— Mon père veut que je devienne commis pour la compagnie.

— C’est ce que tu veux, toi ?

— J’y ai réfléchi. Si je travaillais pour la compagnie, je réussirais peut-être à améliorer la condition des colons. À les débarrasser des gens comme Peters.

— Ce serait bien, concède Maren.

— Et je pourrais participer à la conception de certains projets, lui dit Will. Des ponts et des bateaux, peut-être.

— Je suis sûre que tu y réussirais très bien.

— Ce serait un bon travail, confirme Will.

— Mais ça ne t’attire pas vraiment, hein ?

— Non. À San Francisco, il y a une école des beaux-arts où j’aimerais étudier.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Mon père refuse de payer.

Elle renifle.

— Tu n’aurais qu’à trouver un boulot. À assumer tes propres dépenses. Je travaille depuis que j’ai cinq ans.

Will se sent puéril. Même quand il était pauvre, il n’a jamais été forcé de travailler. Au cours des années qu’il a passées seul avec sa mère, il se débrouillait, faisait des courses, coupait du bois, pompait de l’eau, aidait à laver et à nettoyer. Mais il n’a jamais été contraint de travailler à l’extérieur. C’était pourtant le lot de nombreux enfants. Les usines et les ateliers… Ça lui a été épargné, au moins. Il doit être difficile de gagner de l’argent.

— Je n’ai peut-être pas ce qu’il faut pour vivre à la dure, dit-il. C’est ce que pense mon père.

— Et tu crois ça ?

Il hausse les épaules.

— Si M. Dorian ne m’avait pas recueilli, Brogan m’aurait tué. Puis je me suis laissé ensorceler… Je n’ai pas pensé à mettre mes lunettes. Sans toi, je me serais noyé.

— C’est exactement le contraire, dit-elle. Tu as échappé à Brogan ! Tu as couru sur les toits du Prodigieux… en pleine nuit ! C’est quand même un exploit !

Il hoche la tête avec un léger sourire.

— Je préfère ta vision des choses.

— Alors tu devrais y aller, à ton école des beaux-arts.

Quand Will ouvre la porte du saloon, le bruit l’assaille à la manière d’une cascade de jetons de poker. Du piano poussé dans un coin monte une chanson, largement oblitérée par les rires et les battements de pieds des clients.

Un haut bar en bois s’étire sur presque toute la longueur du wagon. Des hommes juchés sur des tabourets, leurs bottes posées sur l’appuie-pied en laiton, boivent et catapultent leur jus de tabac dans des crachoirs. L’arrière du bar est tapissé de miroirs qui réfléchissent la pièce, laquelle semble encore plus vaste et bondée. Deux faisans naturalisés, qu’on dirait surpris, trônent sur le comptoir. La tête d’un orignal aux bois imposants observe les tables de jeu d’un air solennel.

Dans le maelström d’odeurs (bière éventée, fumée de cigares, cuir poissé de sueur) perce le parfum de femmes. Depuis sa première nuit dans le train, Will n’a rien senti de tel. Mais cette fragrance est complètement différente des subtiles odeurs qu’il a l’habitude de humer dans des salons ou sur sa mère. C’est un parfum capiteux et criard, assorti aux robes plissées de couleurs vives que revêtent les serveuses et les femmes qui dansent avec des hommes. Le balancement et le roulement du train semblent exacerber l’animation des danseurs. Tout le monde chancelle et titube.

Le saloon est un wagon à étage et, au deuxième niveau, des hommes, appuyés contre la balustrade, leur verre en main, épient les danseurs et les tables à cartes. Des portes s’ouvrent sur de petits compartiments. Will voit un homme suivre une femme aux épaules dénudées dans l’un d’eux. Il surprend Maren qui le regarde et rougit.

Le commissionnaire les conduit au centre de la pièce. Contre un mur, on a érigé une petite plate-forme à l’aide de caisses de whisky et accroché des rideaux pour ménager une sorte d’arrière-scène à l’intention des artistes.

— J’espère que ça vous conviendra, dit le commissionnaire.

— Je suis certain que nous pourrons compter sur l’attention pleine et entière des clients, répond M. Dorian d’un ton pince-sans-rire.

— Oh, ils sont là pour vous, dit l’homme. D’où l’affluence.

À l’une des tables à cartes, un homme se lève en poussant un cri de joie et en brandissant une liasse de billets de banque. Aussitôt, l’un des autres joueurs se précipite sur le gagnant et ils roulent sur le sol en se rouant de coups de poing. Derrière le comptoir, le barman décroche une masse et frappe violemment sur le bar. Vite, l’échauffourée prend fin et quelques hommes s’éloignent en boitant, tachés de sang.

— Moi, en tout cas, je suis impatiente de m’exécuter, dit Maren, tandis que le commissionnaire s’esquive rapidement.

— Et si nous nous préparions ? demande M. Dorian en poussant Maren et Will derrière les rideaux.

Isolé du saloon, Will retire son manteau et songe : plus que deux représentations après celle-ci et je serai de retour en première classe. En même temps, une autre partie de lui est excitée et emballée par l’imminence du spectacle.

Ils préparent leurs accessoires avec soin. Ôtant son veston, M. Dorian grimace soudain, le visage blême, mais il respire un bon coup et se redresse.

— Ça va ? demande Will.

Sans un mot, le maître de piste se faufile entre les rideaux.

Will et Maren glissent leur visage dans l’ouverture. Will détecte la légère odeur métallique de son costume à paillettes, qui sent le renfermé, mais aussi le parfum plus subtil du savon et de la peau et des cheveux, si innocent dans l’atmosphère oppressante et saturée de bière du saloon.

M. Dorian, sur l’estrade de fortune, ne dit rien. Sa seule présence a pour effet d’apaiser la foule. Le brouhaha s’estompe comme un grand coup de vent parvenu au bout de ses forces. Méthodiquement, silencieusement, M. Dorian roule ses manches jusqu’aux coudes.

Will n’a aucune idée de ce que mijote le maître de piste. Comme il ne révèle jamais ses intentions, Will est aussi curieux que les autres. M. Dorian soulève ses bras, les doigts écartés. Puis il serre les poings. Quand il les rouvre, il tient une carte dans chaque main, entre le pouce et l’index. Will se rend compte qu’il s’agit dans les deux cas d’un deux de cœur.

Des grognements et des murmures déferlent dans le saloon.

— Ce truc-là, ma grand-mère le fait mieux que lui, dit une voix avec mépris.

Derrière les rideaux, Will chuchote :

— Ils n’ont pas l’air trop impressionnés.

— Attends.

— Qu’est-ce qu’il prépare ?

— Tu vas voir.

M. Dorian brandit les cartes, les retourne pour montrer aux spectateurs qu’il en tient seulement une dans chaque main, rien de plus.

Un geste du poignet et le trois de cœur apparaît dans chacune des mains du maître de piste. On entend des grognements d’appréciation et quelques tièdes applaudissements. M. Dorian tape du pied sur une caisse comme pour reprocher aux spectateurs leur incrédulité et une troisième carte se matérialise dans chacune de ses mains. Très lentement, ses bras ondoient dans les airs, tels des serpents charmés, se rapprochent l’un de l’autre, puis s’éloignent. Et les cartes continuent d’apparaître dans ses mains : un cinq de cœur, puis, le six, le sept… Le rythme s’accélère, il tape du talon, à la façon d’un danseur de flamenco, les cartes placées en éventail.

Le pièce baigne dans un silence que seuls ponctuent les martèlements furieux des talons de M. Dorian. Même les parties de poker se sont interrompues, et les tricheurs admirent le spectacle sans retenue.

Un valet, une dame, un roi de cœur. Les bras de M. Dorian exécutent dans les airs des motifs plus complexes encore et, après quelques fioritures de plus, un as éclot dans chacune de ses mains, complétant la série.

La pièce croule sous les applaudissements, mais M. Dorian n’a pas encore terminé. Il lance les deux séries de cartes dans les airs, où, lentement, elles forment des arcs de cercles qui s’entrecroisent et se mêlent sans qu’il y touche. Le maître de piste les observe, les mains levées, comme s’il les dirigeait, les encourageait à se déployer en spirales.

— Assez ! leur crie-t-il.

Et elles retombent en cascades dans ses mains. Il en fait une seule pile, qu’il s’apprête à ranger dans la poche de son pantalon. Puis il change d’idée et lance les cartes aux spectateurs, mais elles se transforment en deux douzaines de colombes qui s’élèvent dans le ciel et s’échappent par les hautes fenêtres.

Accompagnés de battements de pieds et de cris d’approbation, les applaudissements redoublent.

— Mesdames et messieurs, je m’appelle M. Dorian, et voici le Zirkus Dante !

Il les tient dans sa main. Sans effort, il les entraîne vers d’autres exploits et merveilles. Il hypnotise quelques-uns d’entre eux, change les cheveux d’un homme en chauve-souris et les remet sur sa tête, gravit six marches invisibles.

Dans le brouillard de la fumée de cigares et de cigarettes, Will voit un homme se frayer un chemin jusqu’au bar. Il jette un billet sur le comptoir et montre une bouteille du doigt. Le corps tout entier de Will se crispe. Un verre à la main, Brogan se tourne pour regarder M. Dorian.

— Il ne s’est pas noyé, finalement, murmure Maren avant que Will puisse dire un mot.

M. Dorian revient derrière les rideaux au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

— Brogan est dans la foule, lui dit Will.

— Faut-il garder Will ici ? demande Maren.

— Il va peut-être partir avant ton numéro, répond M. Dorian. Sinon, tu resteras derrière.

M. Dorian sort pour présenter Maren et l’aider à tendre son fil entre les balustrades des galeries. Des spectateurs sifflent leur admiration.

Will fixe Brogan, adossé au bar. Une bière à la main, il regarde Maren sauter sur le fil. Il a l’air plutôt à son aise. Will l’imagine mal partir avant la fin. Lorsque Maren revient en coulisse, son premier numéro terminé, Brogan est encore là, un autre verre à la main.

— Nous allons passer au numéro final, décide M. Dorian.

Il s’avance devant les spectateurs.

— Mesdames et messieurs, pour terminer notre spectacle en beauté, j’invite Maren la Miraculeuse à remonter sur la scène !

Maren est sur le point de faire son entrée lorsqu’un spectateur crie :

— Le petit Sultan !

Will s’étouffe.

— Où est le petit Sultan ? lance une autre voix.

— Le garçon à la peau brune qui dessine !

— On veut le petit Sultan !

— On a dû parler de toi, souffle Maren.

— Je veux qu’il fasse mon portrait ! hurle une femme.

M. Dorian revient en coulisse et jette un regard à Will.

— Rien à faire. Tu sors ?

Will, la gorge sèche, hoche la tête. Il apparaît au milieu d’acclamations qui ne semblent pas tout à fait bien intentionnées. Il évite de regarder Brogan, mais sent les yeux de l’homme le fixer, tel un feu incandescent dans son champ de vision périphérique. Après avoir salué, il tourne le dos à l’auditoire. Pendant que M. Dorian le présente, Maren se matérialise, le foulard à la main. On désigne un premier volontaire. Assis sur son tabouret, les yeux bandés, Will entreprend de dessiner l’image reflétée dans les paillettes de Maren. Il a la tête ailleurs, la main tremblante. Le dessin est maladroit, mais M. Dorian le lui arrache après la minute convenue et le brandit à la vue de l’auditoire et du sujet.

Avec soulagement, Will entend l’homme dire :

— Pas mal. Pas mal du tout. Il a un don, le garçon à la peau brune.

De nouvelles acclamations fusent, plus senties que les premières.

— Il vous prend pour des ânes ! crie une voix parmi la foule.

Sans se retourner, Will sait qu’il s’agit de Brogan.

— Un problème, mon bon monsieur ? demande M. Dorian.

— Y a pas de « mon bon monsieur » qui tienne, monsieur Dorian !

La voix se rapproche.

— Vous et moi, on est de vieux amis, pas vrai, monsieur Dorian ?

Dans les paillettes de Maren, Will le voit se frayer un chemin parmi la foule jusqu’à la scène. Il ne bouge pas, s’efforce de maîtriser sa respiration. Pour un peu, il détalerait.

Il a tué le gardien. Je pourrais être le prochain.

— J’ai comme l’impression que ce garçon est un imposteur, monsieur Dorian, dit Brogan.

— Je vous assure, monsieur, qu’Amit est tout ce qu’il y a de plus légitime.

— Dans ce cas, je veux qu’il fasse mon portrait !

— Comme vous voulez, monsieur. Je prends toujours plaisir à convertir les non-croyants. Si vous voulez bien vous placer ici…

— Non, non, dit Brogan.

Will le voit dénouer le foulard noir qu’il porte autour du cou.

— Je veux qu’il utilise ceci.

Un silence tendu s’installe dans le saloon, comme à l’approche d’un gros orage. Pourquoi le barman ne réagit-il pas ? Pourquoi Sam Steele ne vient-il pas patrouiller de ce côté-ci ?

— Si vous avez des doutes, dit M. Dorian, vous n’avez qu’à nouer notre foulard sur votre visage.

— Non. Y a un truc. Vous m’aurez pas aussi facilement. Qu’il prenne celui-ci.

Will déglutit.

— Comme vous voulez, acquiesce M. Dorian. Les pouvoirs d’Amit n’en seront pas affectés.

— Vous permettez ? demande Brogan avec condescendance en grimpant sur la scène d’un pas lourd.

La tête de Will est brusquement tirée vers l’arrière au moment où on lui enlève le foulard truqué. Il n’a pas senti pareil danger de mort depuis la poursuite en forêt. Il s’efforce de soutenir le regard de Brogan en priant pour que l’homme ne perce pas le secret de ses yeux. Son cœur bat fort dans sa poitrine.

Will fixe M. Dorian qui, pour faire bonne mesure, lui dit quelques mots d’hindi. Il répète l’une des trois phrases qu’il a apprises et M. Dorian hoche la tête.

Le foulard du serre-frein empeste le tabac et le sébum. Brogan le noue fermement. Will avale avec difficulté, mais sait qu’il doit rester calme.

— Ça y est, dit Brogan. Voyons-le dessiner, maintenant.

— Un portrait de vous, monsieur ? demande M. Dorian.

— Nan ! Il m’a bien vu. Il pourrait plutôt dessiner cette dame, là ? Approche, ma jolie, et laisse-le faire ton portrait. Mets-toi ici, dans le cercle magique.

Les spectateurs, assoiffés de sang, poussent des acclamations. Ils sont du côté de Brogan, désormais, et espèrent un bon spectacle.

Will est séparé du monde par un grand voile noir. En lui, la panique grimpe son escalier en colimaçon.

— Et que cette fille s’éloigne de lui. Je gage qu’elle lui dit des choses.

— D’accord, dit Maren.

Will l’entend s’approcher et glisser le crayon et le carnet à dessins dans ses mains aveugles. Très vite, à l’aide du crayon, elle trace quelque chose dans sa main. Est-ce un B ? B pour Brogan ?

Serait-ce un piège ? Derrière lui, il y aurait donc Brogan lui-même et non une femme ? Will inspire. À supposer qu’il ait raison, connaît-il assez bien le visage de Brogan pour le reproduire ? Il essaie de se rappeler des détails, mais ils sont flous. Une fois le crayon sur le papier, cependant, il se sent plus calme. Ses épaules se détendent. Aveugle, sa main travaille plus vite que d’habitude. La pointe du crayon ne quitte jamais le papier, suit le contour des lèvres qu’il voit dans sa tête, puis celui du nez et des yeux. Avec un grand geste, il arrache la page et la brandit. Il sent M. Dorian la lui enlever et la montrer aux occupants du saloon.

— Mesdames et messieurs, inclinons-nous devant les pouvoirs psychiques de ce garçon !

Des applaudissements et des rires moqueurs fusent. On entend aussi quelques huées. Qui en est la cible ? Brogan ou lui ?

— Le garçon t’a bien eu ! entend-il quelqu’un crier. Il t’a pas raté !

On dénoue doucement le foulard et Will a la surprise de se retrouver nez à nez avec Brogan. Ce dernier le fixe avec intensité. Dans sa main, il tient le portrait. Will ne peut se retenir de jeter un coup d’œil à son travail. Pas mal, pas mal du tout. Le serre-frein esquisse un sourire forcé et tapote Will sur la tête en lui frottant le front à l’aide du pouce.

— C’est un bon truc, petit, chuchote-t-il.

Son haleine sent les œufs marinés.

Will hausse les sourcils, feignant l’ignorance, mais il craint que sa peur se transmette par les pores de sa peau.

— Cet homme vous importune-t-il, monsieur Dorian ?

Will se tourne vers l’imposante silhouette de Samuel Steele, dont l’uniforme écarlate, dans la foule, semble en flammes. Le policier darde son regard sur Brogan. À la vue de Steele, le serre-frein se raidit, puis ses yeux se tournent vers M. Dorian, dont il attend la réponse.

Will a toutes les peines du monde à tenir sa langue.

— Non, lieutenant Steele, répond gaiement M. Dorian. Un cirque accueille toujours avec joie la participation du public.

— Très bien, tonne l’agent de la Police montée. Mais que l’ordre soit respecté ! Toute atteinte à la personne ou à la propriété sera sévèrement punie. Il en va de même pour le respect des bonnes mœurs.

Il balaie des yeux la galerie, où des femmes maquillées lui sourient d’un air angélique.

Brogan retourne au bar et, de nouveau adossé au comptoir, assiste à la fin du spectacle, avec une expression d’une exaspérante sérénité. Samuel Steele reste dans le saloon.

Will est heureux de se dérober derrière les rideaux. Pour la grande finale, Maren revient sur scène, au milieu de sifflets admiratifs et de bruits de baisers, pour exécuter la Disparition. M. Dorian a soin d’inviter une spectatrice à monter sur l’estrade pour l’enchaîner. L’effrontée demoiselle ne peut toutefois résister à la tentation de flirter avec des membres de l’auditoire et de secouer sa jupe plissée en dentelle. Caressant les épaules nues de Maren, elle s’écrie :

— Oh là là, que voilà une fraîche créature, n’est-ce pas, messieurs ?

Will donnerait cher pour que Maren disparaisse plus vite encore que d’habitude.

M. Dorian la recouvre avec le foulard.

— Mesdames et messieurs, nous avons été heureux de jouer pour vous aujourd’hui. Nous espérons que vous garderez de bons souvenirs du Zirkus Dante et que, la prochaine fois que nous nous produirons chez vous, vous viendrez nous voir. Vous constaterez alors que les merveilles dont vous avez été témoins aujourd’hui ne sont qu’un avant-goût des prodiges que nous avons à vous offrir !

Lorsqu’il tire sur le foulard, Maren a disparu.

— Me diras-tu un jour comment tu t’y prends ? lui demande Will lorsqu’elle se matérialise derrière lui.

— Tu serais déçu, dit-elle. Dans certains cas, ne vaut-il pas mieux se poser des questions que de connaître la vérité ?

— Je ne sais pas, répond Will.

Ils enfilent leurs manteaux, plient rapidement bagage et sortent du saloon, escortés par le commissionnaire dégingandé.

Samuel Steele salue Will au passage.

Will est heureux quand la lourde porte de la troisième classe est verrouillée derrière eux, bien qu’il soit conscient qu’elle ne suffira pas à décourager Brogan. Il sent encore, sur son front, la pression de son pouce calleux. A-t-il tenté d’enlever la peinture sur le visage de Will ? Ce dernier n’a pas encore eu l’occasion de se regarder dans un miroir.

Un commissionnaire petit et affairé leur fait traverser un wagon bordé de couchettes destinées aux membres du personnel et de compartiments servant à l’entretien. Puis, à la grande surprise de Will, il ouvre la porte sur une lumière et un soleil abondants. Des hommes et des femmes s’appuient sur la balustrade d’une plate-forme ouverte et admirent un paysage de prairies ondulantes. Inspirant à fond, Will sourit. Après un long séjour à l’intérieur, la brise sur son visage lui procure une merveilleuse sensation.

— Un wagon d’observation ? demande Maren au commissionnaire.

— Non, mademoiselle. C’est un stand de tir.

En y regardant de plus près, Will remarque en effet que les passagers tiennent des carabines. Au bout se trouve un cabinet dans lequel sont entreposées d’autres armes à feu. Un homme en choisit une après avoir remis de l’argent à un steward.

— Sur quoi ces gens tirent-ils ? demande Maren.

— Oh, ils se contentent parfois de décharger leurs armes, explique le commissionnaire. Pour certaines personnes, c’est réconfortant, je suppose. Il nous arrive de croiser des animaux sauvages et les passagers s’amusent à leur tirer dessus, pour le sport.

Will examine le lointain horizon. L’exercice a quelque chose d’hypnotique : que des herbes, à perte de vue, où on distingue, après le long hiver, les premiers signes de verdure, et la cicatrice laissée par les rails qu’emprunte Le Prodigieux. Le ciel bleu le coiffe à la façon d’un dôme.

— Tu entends quelque chose ? demande-t-il à Maren.

Dans le brouhaha du train, c’est difficile à dire, mais, par les plantes de ses pieds tout autant que dans l’air qui l’entoure, Will sent une profonde vibration terrestre. Et puis ils arrivent. Venue du côté gauche du train, une vague sombre franchit la crête d’une colline et, en gonflant, s’avance vers eux. Touffes de poils massives, épaules musculeuses, têtes cornues. Leurs sabots martèlent le sol avec un bruit de tonnerre.

— Regardez ! hurle l’un des passagers en se mettant en position de tir. La chasse aux bisons est ouverte !

La prairie s’est transformée en une mer sombre et agitée. Pendant un moment, Will se demande si ces animaux si puissants ne risquent pas de renverser Le Prodigieux, car ils foncent vers lui tête première. Au dernier moment, cependant, ils changent de cap et courent le long du train.

Les passagers jouent des coudes pour se tailler une place du côté gauche et tirent à qui mieux mieux dans l’océan de bisons. Aux yeux de Will, c’est l’activité la plus absurde et la moins sportive qu’on puisse imaginer.

— Je pense que j’en ai descendu un ! crie un homme.

— Moi aussi ! Regardez ça ! hurle un autre.

Will voit les pattes avant de l’une de ces bêtes puissantes se dérober sous elle et soulever un nuage de poussière et de terre. D’autres bisons, courant derrière, la piétinent.

Se tournant vers M. Dorian, Will observe, sous le flegme habituel, une pâle furie.

— C’est ainsi qu’on extermine un peuple, déclare le maître de piste. Il suffit d’éliminer la source de sa nourriture.

— Des Indiens ! crie l’un des passagers.

Sur les traces du troupeau massif apparaissent des dizaines d’autochtones à cheval, certains armés de fusils, d’autres d’arcs. Avec habileté, ils divisent le troupeau, l’aiguillent vers une autre direction. Will voit un jeune brave brandir sa carabine vers le train d’un air courroucé.

— Il serait plus sage de rentrer, maintenant ! crie le steward à l’avant du wagon.

— Pas quand la chasse est aussi bonne ! lance un homme en tirant de nouveau.

— Maudits Peaux-Rouges ! crie un autre passager, qui a le visage congestionné et de petits yeux rapprochés. Ils les éloignent de nous !

Horrifié, Will voit l’homme viser l’autochtone le plus proche et tirer deux ou trois coups.

M. Dorian s’avance et agrippe le canon de l’arme.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ? crie-t-il, les yeux incandescents.

— Des coups de semonce, rien de plus, répond l’autre d’un ton belliqueux. Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

— Leur existence dépend de la viande et des peaux de ces animaux.

— Je ne leur prends pas leurs bisons. Je leur donne un coup de main, c’est tout.

— Pas en tirant sur les chasseurs.

— Un Indien de moins, qu’est-ce que ça change ? grogne l’homme avant qu’une flèche l’atteigne en plein cœur.

Il chancelle, mort avant de toucher le sol.

— Et un homme blanc de moins, murmure M. Dorian.

Un mouvement de panique se répand dans le wagon. Quelques hommes courent vers la sortie, mais la plupart rechargent leurs armes et se mettent à tirer sur les autochtones.

— Arrêtez ! crie M. Dorian.

Le maître de piste a perdu son sang-froid. Les joues rouges, il s’empare du fusil d’un homme et le fracasse sur son genou.

— Arrêtez tout de suite, bande d’imbéciles !

— Tout le monde à l’intérieur ! crie une fois de plus le steward.

Personne ne bouge.

— Monsieur Dorian, hurle le commissionnaire, rentrez immédiatement !

Dans une cacophonie de coups de feu, les autochtones convergent vers le train. Des flèches sectionnent l’air. Will s’accroupit et saisit la main de Maren.

— Viens, dit-il en l’entraînant vers le wagon suivant au milieu de la foule en panique.

Will détecte une odeur de tissu calciné et voit une volute de fumée monter de sa petite valise, à quelques pouces de sa poitrine. Il lève les yeux, inquiet. Dans la bousculade des corps, il aperçoit, près de la balustrade, un homme qui, les yeux voilés par une casquette, pointe son fusil vers lui. Will se crispe lorsque résonnent une douzaine de coups de feu en même temps. Soudain, M. Dorian, tout près, agite son épais manteau devant lui, à la façon d’une cape. Une balle tombe des plis du vêtement et danse par terre.

— Cours ! crie M. Dorian.

Penché, Will détale sur les talons du maître de piste. En s’approchant de la porte, il voit un intrépide cavalier autochtone s’avancer vers le train sur un magnifique cheval noir. Incroyablement rapide, il devance Le Prodigieux, franchit sans encombre le barrage de coups de feu. Le chasseur bande son arc et vise l’un des passagers, puis sort une autre flèche de son carquois et glisse la corde dans l’encoche. Instinctivement, Will oblige Maren à se pencher. Sans bruit, la flèche se fiche dans le poteau de bois devant lequel Maren se trouvait l’instant d’avant. Elle regarde Will, les yeux exorbités par la surprise.

Soudain, une voix  et jamais Will n’aurait cru qu’une voix puisse porter autant  s’élève, malgré les cris et les détonations et le vacarme du train.

— Posez vos armes ! Tout de suite !

Will pivote et reconnaît la silhouette écarlate de Sam Steele, qui s’avance sur la plate-forme en brandissant des pistolets de la taille d’une enclume. Il tire un coup en l’air en guise d’avertissement.

— Posez vos armes, vous entendez ? Sinon, je tire dans le tas !

Il se tourne vers les chasseurs autochtones.

— Et ça vaut pour vous aussi ! C’est terminé, compris ?

Les tirs s’interrompent aussitôt, et le commissionnaire entraîne Will, pantelant, dans le wagon suivant. Des hommes en sueur parlent avec jubilation de l’escarmouche. Des stewards en uniforme se fraient un passage parmi la foule pour venir prêter main-forte au policier.

— Rendez les carabines, messieurs, dit l’un d’eux en tendant la main vers des hommes qui obéissent à contrecœur. Elles appartiennent au Prodigieux et ne doivent servir que dans le wagon de tir.

— On leur a montré, à ces Peaux-Rouges ! crie l’un des passagers, triomphal. On leur a montré !

Le commissionnaire précède Will, Maren et M. Dorian dans le wagon. Les genoux de Will tremblent et Maren semble ébranlée. À l’oreille de Will, elle murmure :

— Merci.

Le commissionnaire leur indique leur compartiment, mais Will est distrait. M. Dorian verrouille la porte, entrouvre les rideaux et balaie la prairie des yeux. Aucune trace des bisons ni des autochtones.

— On dirait bien que le lieutenant Steele a mis un terme à cette folie collective, déclare-t-il, les traits tirés.

Il se tourne vers Will.

— Ce n’est pas un autochtone qui a tiré sur toi. Tu le sais, hein ?

Will hoche la tête.

— Je crois que c’était Chisholm.

— Je l’ai entrevu. Il a profité de la confusion pour te tirer dessus. C’était idéal : personne n’aurait rien remarqué.

Will, à la vue du trou laissé par le projectile dans sa valise, se sent presque défaillir.

— Merci, dit-il. Vous avez bloqué le second coup de feu.

— Un bon manteau a de multiples usages, répond le maître de piste.

— Ils savent qui je suis, dit Will en repoussant la panique. Ils vont revenir !

— C’est bien possible, en effet, concède M. Dorian.

Will cligne des yeux. Il espérait que M. Dorian secouerait la tête, tenterait de le rassurer.

— Ils ne risqueront rien à la clarté du jour, lui dit Maren.

— Que viennent-ils de faire, à ton avis ? s’exclame Will.

— À la nuit tombée, nous allons changer de compartiment, dit M. Dorian. D’ici là, je crois qu’il serait sage de passer le plus de temps possible dans des lieux publics. Plus ils seront bondés, mieux ça vaudra. Commençons par le wagon-restaurant. Vous devez êtres affamés, tous les deux.

Manger est la dernière chose dont Will a envie. On vient tout juste de tenter de le tuer. Dès que Maren a retiré son costume de funambule, le trio s’aventure quand même vers le wagon-restaurant.

La deuxième classe, bien qu’on y soit encore très loin du luxe de la première, est beaucoup plus confortable que la troisième. Les couloirs sont recouverts de lambris et de papier peint en tissu. Une épaisse moquette amortit les pas de Will et isole le wagon du bruit des rails. Les fenêtres sont plus grandes et les lampes à gaz plus nombreuses.

Dans le wagon-restaurant, Will sent les autres passagers le regarder et reconnaît deux ou trois des hommes du wagon de tir. Partout où il pose les yeux, il croit apercevoir Brogan ou Chisholm ou Mackie.

Le repas qu’on lui sert a l’air délicieux, mais il a peur d’y toucher. Comment être sûr que l’un des hommes de Brogan ne s’est pas introduit dans les cuisines pour saupoudrer son assiette de poison ? Avec envie, il voit Maren attaquer son pâté au poulet. Elle surprend son regard et note son assiette inentamée. Semblant comprendre la cause de son trouble, elle hausse les sourcils et prend une bouchée de son plat.

— Pas mal, dit-elle avant d’avaler.

Will se met à manger. Les passagers parlent de l’échange de coups de feu avec les autochtones et il entend toutes sortes de rumeurs se propager d’une table à l’autre. Dix passagers tués. Quinze autochtones. Trois passagers. Deux autochtones. Un brave est monté à bord et a scalpé un steward. Sam Steele a sauté sur le cheval d’un autochtone et a repoussé les chasseurs avant de remonter à bord du Prodigieux avec un tomahawk.

Rassasié, Will se sent mieux. Avec tous ces gens autour de lui, il éprouve un faux sentiment de sécurité. Il n’aurait qu’à se lever de table pour réintégrer sa vie normale.

Vers la fin du repas, Sam Steele entre dans le wagon-restaurant et dit quelques mots au chef steward avant de passer son chemin.

— Mesdames et messieurs, dit ce dernier, le lieutenant Sam Steele me demande de vous informer que, au terme d’une courte échauffourée avec quelques Indiens, deux de nos passagers ont tragiquement perdu la vie.

Des hoquets horrifiés envahissent le wagon. Des hommes tapent sur la table et promettent une vengeance sanglante. M. Dorian mange en regardant droit devant lui. Les deux hommes du wagon de tir lui jettent un regard sombre et Will croit entendre l’un d’eux marmotter le mot « sang-mêlé ».

Will regarde avec envie du côté où Sam Steele a disparu. Vers l’avant. Il surprend Maren qui le fixe avec angoisse. Craint-elle qu’il cherche à s’enfuir ? Il en rêve, mais il se retient. Ils ont maintenant sauvé sa vie à trois reprises. Il a fait une promesse à Maren et il entend bien la tenir.

— J’ai failli l’avoir, dit Chisholm en avalant nerveusement une bouchée de viande en conserve. Je l’avais dans ma mire, puis Dorian a agité son manteau devant lui. Comment un manteau peut-il arrêter une balle de fusil ?

— T’aurais dû me laisser tirer, aussi, dit Mackie. Je l’aurais eu du premier coup.

— Laisse-le, ordonne Brogan en extrayant un morceau de nourriture coincé entre ses dents. D’après ce que je comprends, c’était pas un coup de tout repos.

Il en veut à Chisholm d’avoir gâché le travail, mais il s’efforce d’avoir l’air jovial. Après tout, il avait bien failli noyer le pauvre homme dans la fondrière. Pour la suite, il a besoin de tout son monde.

Les trois hommes ont trouvé refuge dans le compartiment des serre-freins Peck et Strachan, non loin des derniers wagons des colons.

— On aura pas une autre chance comme celle-là, dit Mackie, maussade.

— On en aura peut-être pas besoin, dit Brogan.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est toi qui as dit qu’il nous le fallait, ce garçon.

— Oh, pour l’avoir, on va l’avoir.

— C’est quoi, le plan ? demande Chisholm, les yeux plus exorbités que jamais.

— Le policier était juste là, dans le saloon. J’ai cru que mon compte était bon. Pourquoi le garçon est pas allé le voir ? Parce qu’il veut quelque chose. Ou plutôt parce que M. Dorian veut quelque chose. Il a mis la main sur une clé du fourgon funéraire. Je gage qu’ils ont leur propre plan.

— J’aime pas attendre, dit Mackie.

— Ce Dorian, il sait faire disparaître des choses, affirme Chisholm. Qu’est-ce qui nous dit qu’il fera pas disparaître ce qu’on cherche, nous… qu’il va pas disparaître lui-même ?

Brogan réfléchit un moment et secoue la tête.

— C’est de la magie, ça, dit-il. Et je crois pas à la magie.

Lorsque les commissionnaires ont terminé leur dernière ronde et que tout le monde est couché, Will, Maren et M. Dorian sortent en silence de leur compartiment. Leurs valises à la main, ils rebroussent chemin jusqu’à un compartiment plus petit et libre, cinq wagons derrière. Une fois la porte verrouillée, Will aide les autres à descendre les couchettes.

— C’est pour quand ? demande-t-il en étendant un drap et une couverture sur celle du bas. Le cambriolage ?

M. Dorian sort sa montre et la consulte des deux côtés. Au cours de l’après-midi, il a plusieurs fois demandé à des stewards de lui indiquer la situation et la vitesse précises du train.

— Nous devons nous trouver à l’intérieur du fourgon funéraire à quatre heures du matin au plus tard.

— Tu n’as qu’à rester ici, Will, enchaîne Maren. Verrouille la porte derrière nous. Personne ne sait où tu es. Nous serons de retour avant le déjeuner.

Will secoue la tête.

— Je ne reste pas ici tout seul.

— Mieux vaut que tu ne sois pas impliqué dans tout ça, Will, insiste-t-elle.

Il rit.

— Je ne vois pas comment je pourrais être plus impliqué que maintenant. Je vous accompagne. Je me sentirai beaucoup plus en sécurité.

M. Dorian le regarde en face.

— Je te préviens, Will. Tu risques de le regretter. Quelque chose me dit que nous allons rencontrer de la résistance.

Pourtant, la décision est facile à prendre. L’idée de rester seul dans ce compartiment le plonge dans la terreur. Qui plus est, il tient à être de la partie, au cas où Maren aurait besoin de son aide.

— Je viens, répète-t-il.

— Très bien. Je vous suggère à tous les deux de dormir un peu.

— Vous ne vous couchez pas ? demande Maren au maître de piste.

— Pas encore.

Plus tard, Will, sous les couvertures, a les yeux grands ouverts. On a réduit l’intensité de la lampe à gaz. Au-dessus de lui, Maren, déjà endormie, se retourne. En face, M. Dorian, allongé sur sa couchette, écrit, tout habillé. Il se retourne et surprend Will qui l’observe.

— Serez-vous jeune pour l’éternité ? demande Will. Une fois votre portrait réalisé ?

— Je ne crois pas. Le portrait va vieillir et, à un âge vénérable, il va en quelque sorte mourir.

— Et que va-t-il vous arriver ?

M. Dorian lève les yeux de sa page.

— Je serai peut-être rattrapé par les années, ou encore je vais me mettre à vieillir normalement. Ce serait une prime inespérée. Je veux juste bénéficier des années auxquelles j’ai droit, Will. Est-ce trop demander ?

Will n’a pas de réponse.

— Maren dit que vous avez de grandes ambitions pour le Zirkus Dante ?

M. Dorian sourit. C’est un sourire différent de ceux, impassibles, que Will lui a connus jusque-là. Le genre de sourire que l’on esquisse à l’évocation de ce qui nous plaît le plus.

— Oui, répond-il. J’aimerais ouvrir des cirques à l’étranger, ajouter des animaux à mes ménageries. De quoi faire pâlir l’arche de Noé !

Il rit et Will l’imite.

— Vous devez être la seule personne au monde à posséder un sasquatch.

— Je crois l’être, pour le moment. Mais on trouve toujours de nouveaux animaux et de nouvelles merveilles à collectionner. Imagine si je réussissais à capturer un wendigo !

— Vous en avez déjà vu un ? demande Will, soulevé par l’enthousiasme du maître de piste.

— Pas encore, mais je compte bien y arriver. Et il y a, en Extrême-Orient, un homme capable de voler. Tu imagines, Will ? Voler ! J’espère le mettre sous contrat avant M. Barnum. Je veux réunir tout ce qu’il y a sur cette Terre, tous les exploits possibles. Créer un monde nouveau pour échapper au nôtre.

Les dernières paroles de M. Dorian, songe Will, sont empreintes de mélancolie. Le maître de piste plie la feuille et la range dans sa poche, puis il écrit quelques mots sur une deuxième.

— Un petit message destiné à nos amis du cirque, explique-t-il. Question de leur laisser savoir comment nous nous tirons d’affaire.

— Comment parviendra-t-il jusqu’à eux ?

— Il sera porté par un vent arrière favorable.

Sous les yeux de Will, M. Dorian plie le papier en deux dans le sens de la longueur, puis exécute une série d’autres manœuvres, de plus en plus complexes et ingénieuses. Le produit fini ressemble à une oie. Il tire sur un petit bout qui dépasse, à l’arrière, et la chose bat des ailes et frémit avec impatience.

— Il vole vraiment ? demande Will, incrédule.

— Absolument.

M. Dorian s’approche de la fenêtre et l’ouvre. L’air nocturne, que pimente la fumée du charbon, envahit le compartiment. Le maître de piste sort la tête, la tourne d’un côté et de l’autre, apporte quelques ajustements aux ailes.

Puis il lance l’oiseau de papier.

Will regrette amèrement de ne pas pouvoir le suivre dans son voyage. Dans le cas contraire, il le verrait prendre de l’altitude en tremblant légèrement. Le train va si vite qu’il est difficile de déterminer si l’oiseau de papier avance ou pas, mais, à l’occasion, ses ailes battent ou frémissent, et il s’élève et vire. Les wagons défilent sous lui.

L’oiseau de papier fonce vers un serre-frein qui fume, debout sur un wagon couvert. Il plisse les yeux, puis tend la main pour l’attraper, mais l’oiseau le contourne.

Plus loin, un autre serre-frein le voit et, certain qu’il s’agit d’une chauve-souris, lui assène une tape qui l’envoie valser loin de la voie ferrée. L’oiseau se rétablit et bat des ailes ; le train est loin, à présent, et l’aéronef en papier poursuit obstinément son trajet dans la nuit.

Et peut-être est-il plus futé qu’il n’y paraît, car devant lui se profile la deuxième portion du Prodigieux, toujours engagée dans une longue courbe. L’oiseau de papier vire légèrement sur l’aile et se range dans l’axe du train. Le mécanisme de papier qui l’anime semble tomber en panne. Les ailes cessent de battre et, lentement, l’oiseau de papier commence à descendre vers le toit des wagons de marchandises.

Il glisse, de plus en plus bas, jusqu’à l’instant où il s’empêtre dans le filet qui dépasse de la fenêtre d’un wagon sur lequel est écrit ZIRKUS DANTE.

Il s’agit non pas d’un filet, mais bien d’un capteur de rêves autochtone, et l’oiseau de papier se blottit dans ses rayons. Vite, on rentre le capteur de rêves.

L’oiseau de papier est déplié, le message lu.