Will sent une main qui le réveille.
— C’est l’heure, dit Maren.
La lampe à gaz dégage une faible lueur. Maren est déjà habillée, comme M. Dorian, qui passe un rouleau de fil mince sur son épaule. Vite, Will remonte son pantalon sous les couvertures.
— Tu es sûr ? lui demande Maren lorsqu’ils sont prêts.
Il hoche la tête. M. Dorian s’empare d’une lampe éteinte et déverrouille la porte, puis ils sortent dans le couloir. Pendant la traversée des wagons-lits, Will se sent comme un fantôme. Des deux côtés, d’épais rideaux, tirés sur les couchettes, assourdissent les ronflements et les murmures des passagers. Will promène son regard d’un côté et de l’autre, terrifié à l’idée qu’un bras sorte et les accroche. Les moindres toussotements, les moindres reniflements le font sursauter. M. Dorian est doté d’un sixième sens qui leur permet d’éviter les rares commissionnaires et les passagers insomniaques qui viennent à leur rencontre ; il pousse Will et Maren dans une salle de bains ou un compartiment vide où ils attendent que la voie soit libre.
Le wagon-restaurant, où les tables sont déjà dressées, est désert. Pendant qu’ils longent les cuisines, Will, par la fenêtre ronde de la porte, distingue de longs comptoirs étincelants, des poêles embrasés et des casseroles hautes comme des cheminées qui crachent de la vapeur. Déjà, des cuisiniers hachent des légumes et pétrissent de la pâte en prévision de l’assaut matinal.
Chaque fois qu’ils s’apprêtent à passer dans un autre wagon, M. Dorian les oblige à se mettre à l’écart, pendant que, par la fenêtre, il s’assure qu’il n’y a pas de serre-frein juché sur le toit, à l’affût. Ensuite, il ouvre la porte, tout doucement, et ils traversent rapidement l’attelage.
Dans le wagon-buanderie, ils respirent une entêtante odeur d’amidon et d’eau de Javel. Sur des cordes, des nappes et des draps et des uniformes se balancent en silence, au rythme du train. Dans la pâle lueur des lampes à gaz, les tissus scintillent. Épiant les ombres, Will presse le pas.
Devant la porte du wagon suivant, M. Dorian s’écarte brusquement de la fenêtre.
— Un homme sur le toit, chuchote-t-il. Brogan tient à savoir ce que nous mijotons.
Ils attendent que le serre-frein passe son chemin. Quelques minutes, puis quelques minutes de plus.
— Il ne bouge pas, constate M. Dorian. Nous avons besoin d’une diversion.
— J’ai une idée, dit Will.
Il retourne dans la buanderie, où il décroche une chemise blanche amidonnée et ouvre une fenêtre. Il y glisse la chemise et referme : ainsi, la moitié du vêtement bat au vent, à la façon d’un homme qui appelle à l’aide.
— Bien joué, dit M. Dorian. Voyons s’il mord à l’hameçon.
De retour près de la porte du wagon, ils attendent. Will s’agenouille et regarde par la fenêtre. Le bout de la cigarette du serre-frein est incandescent. Puis ce dernier tourne brusquement la tête et on aperçoit la lumière d’une lanterne. Il saute sur le toit de leur wagon et fonce vers la buanderie.
— Maintenant, ordonne Will.
Il ouvre la porte et les entraîne de l’autre côté de l’attelage. Dans le wagon suivant, Maren lui sourit.
— Quelle bonne idée ! Tu es parfait, comme complice.
— Je ne suis complice de rien du tout, répond Will, horrifié par cette idée.
— Quiconque aide une personne à commettre un crime est considéré comme un complice, affirme M. Dorian.
Will fronce les sourcils et rit doucement.
— Dans ce cas, j’en suis un.
Il connaissait assez bien Van Horne. Peut-être le vieil homme ne serait-il pas fâché que son tableau soit volé. Après tout, le baron des chemins de fer avait un faible pour l’extraordinaire. Il était lui-même si débordant de vie qu’il aurait sans doute été dépité de savoir qu’il aurait pu vivre plus longtemps. Mais il aurait aussi apprécié les machinations suscitées par la toile.
Vers la fin de la deuxième classe, M. Dorian les arrête et dit :
— Nous devons monter sur les toits. Il y aura des commissionnaires en faction à l’entrée de la première classe et personne ne doit nous voir.
Will avait beau savoir que le moment était imminent, il se passerait volontiers de telles acrobaties.
— Prêt à remonter sur les toits du Prodigieux, William ? demande M. Dorian. Le train va un peu moins vite. Nous amorçons lentement l’ascension des montagnes. C’est tout droit.
Will hoche la tête.
— Je l’ai fait une fois, je peux donc le refaire.
— Excellente attitude. Nous devons avancer le plus rapidement possible. Il risque d’y avoir d’autres hommes là-haut.
Après l’attelage suivant, M. Dorian gravit l’échelle. Hissant la tête au-dessus des toits, il regarde bien devant et derrière, puis il fait signe à Will et à Maren de le suivre.
Malgré son manteau, Will frissonne lorsque, sur le toit du Prodigieux, le vent l’assaille. Il se remet d’aplomb. Les wagons de passagers sont différents des wagons de marchandises. En effet, ils sont dépourvus de passerelles et leurs toits s’inclinent davantage de part et d’autre.
Sous la lune en forme de rognure d’ongle, Will ne voit qu’à quelques pas devant lui. M. Dorian n’allume pas la lanterne. La nuit est idéale pour passer inaperçus, mais pas pour sauter d’un wagon à l’autre. M. Dorian marche avec aisance et Maren le suit avec une totale insouciance. Pour une funambule, c’est de la petite bière.
Au bout du premier wagon, Will voit M. Dorian et Maren sauter, puis être avalés par les ténèbres. Seules les lanternes qui jalonnent les flancs du train indiquent à Will que Le Prodigieux avance en ligne droite. Vite, il frotte la dent de sasquatch dans sa poche. Il distingue à peine l’autre wagon lorsqu’il amorce sa course et s’élance dans la nuit. Pendant une seconde, dans le vide, il éprouve une fiévreuse sensation de vertige, puis il atterrit et Maren est là pour lui tendre la main et l’aider à garder son équilibre.
— Tu as réussi, murmure-t-elle.
De wagon en wagon, la confiance de Will s’affermit, son corps se familiarisant de nouveau avec les incessantes secousses et oscillations du train.
Droit devant, Will aperçoit la lueur d’une lanterne, distante d’environ trois wagons. Il est sur le point de toucher Maren à l’épaule, mais déjà elle se retourne et il voit M. Dorian qui, de l’index, leur fait signe de reculer. Will s’accroupit et court jusqu’à l’arrière du wagon.
— Baissez-vous, entend-il chuchoter M. Dorian.
Will descend sur la plate-forme et se plaque d’un côté de la porte afin qu’on ne puisse pas le voir par la vitre. Maren et M. Dorian viennent vite le rejoindre.
— Il ne nous a peut-être pas vus, dit M. Dorian. Nous allons passer sous lui.
Il jette un coup d’œil par la fenêtre, ouvre la porte et les fait entrer. De retour en première classe, Will éprouve une drôle d’impression. C’est un monde différent, lui semble-t-il. À moins que ce monde soit le même et que ce soit lui qui ait changé. Il est habillé en artiste spirite indien, associé des bandits qui s’apprêtent à dérober le contenu du fourgon funéraire d’un baron des chemins de fer.
Il regarde autour de lui dans l’espoir de se repérer et détecte une odeur d’amandes rôties et de maïs soufflé.
— Le cinéma est droit devant, dit-il.
À pas feutrés, ils s’avancent dans le couloir au sol recouvert d’une épaisse moquette. Des ampoules électriques brillent sous des abat-jour roses décoratifs. Le trio atteint le fond du wagon. Maren jette un coup d’œil sur le toit et indique que la voie est libre. En silence, ils ouvrent la porte et entrent dans un wagon surélevé.
À l’intérieur, Will est accueilli par le bruit de l’eau. Cinq ou six marches le déposent sur les carreaux noirs et blancs qui bordent la piscine. Au centre, la fontaine argentée éclabousse la surface de l’eau qui grouille de poissons. La seule lumière, qui provient de la piscine elle-même, projette, sur le plafond, des reflets bleus ondulants.
À la suite des autres, Will contourne la piscine et longe les tentes où les baigneurs se changent. Au fond, distinct malgré le clapotis de l’eau, ils entendent le déclic d’une poignée qu’on tourne.
Saisissant la main de Maren, Will l’entraîne sous une tente. Il y a une fermeture éclair, mais il ne veut produire aucun bruit. Par une fente étroite, il voit M. Dorian disparaître sous la tente opposée à la leur.
Grimpant les marches, un serre-frein coiffé d’une casquette se profile. Malgré la distance, Will croit reconnaître Mackie. Il tient à la main une longue perche en métal terminée par un crochet. Un instant immobile, il tend l’oreille.
Marchant lentement au bord de la piscine, Mackie, d’un geste désinvolte, balance sa perche dans la première tente. Avec un claquement, l’épais tissu se fronce profondément. Il se dirige vers la deuxième, frappe fort à la hauteur de la poitrine, continue. Avec horreur, Will le voit s’approcher de la tente où se cache M. Dorian. Il serre fort la main de Maren. Le serre-frein tape sur la tente. Le tissu s’affaisse et, à l’intérieur, retentit un couinement presque comique.
— Ça fait vraiment mal !
— Sors de là, aboie Mackie en reculant d’un pas et en corrigeant son emprise sur la perche.
Will s’attend à voir M. Dorian surgir en titubant, couvert de sang. Non, pourtant.
— Dehors ! crie Mackie.
Il tape de nouveau, à la hauteur des genoux.
À l’intérieur de la tente, un autre cri résonne, suivi de :
— Viens me chercher si tu l’oses !
Mackie se renfrogne. Avec le bout de la perche, il écarte les rabats de la tente et entre, prêt à en découdre. Dès qu’il est à l’intérieur, M. Dorian, à la stupéfaction de Will, émerge d’une autre tente. Prestement, le maître de piste descend la fermeture éclair et assène un violent coup de pied à la tente. Celle-ci s’écroule au milieu d’un grand branle-bas. Mackie jure.
— Venez m’aider ! lance le maître de piste.
Maren et Will se précipitent. Ensemble, ils saisissent la tente et la balancent dans la piscine. Les poissons exotiques détalent à la façon d’éclairs de couleur. En quelques secondes, le tissu, saturé d’eau, commence à sombrer.
— Il va se noyer ! crie Will.
Déjà, cependant, la main de Mackie émerge de la tente agitée et entreprend de remonter la fermeture éclair.
Après le wagon-piscine, M. Dorian les guide une fois de plus vers les toits du Prodigieux. Sur le wagon suivant, Will sent davantage les vibrations du train. La chute serait deux fois plus longue.
Lentement, les yeux de Will se réadaptent à l’obscurité et il se hâte à la suite de Maren et de M. Dorian. Il sait qu’ils doivent laisser Mackie derrière.
Le cœur battant, il exécute son premier saut et atterrit en position accroupie, un peu à côté de la cible. Dès le troisième bond, il se sent de nouveau plus en confiance. Il essaie de se souvenir de leur position exacte en première classe et suppose qu’ils sont à la hauteur des wagons-restaurants. Devant, il aperçoit la pâle lueur du wagon panoramique, où une lampe à gaz est encore allumée. Quelques minutes plus tard, ils y sont, à l’endroit où, quelques jours plus tôt, à Halifax, Will s’est tenu. C’est comme si ce souvenir appartenait à un autre. Par la vitre en forme de dôme, il voit un monsieur solitaire qui somnole dans un fauteuil, la main toujours fermée sur un verre de brandy.
Un nouveau bond, un autre. Défilent sous lui les salons, la salle de billard, la bibliothèque. Et là, au loin, devant lui, se dresse la locomotive. On dirait, s’élevant au-dessus du tender chargé de charbon, une petite ville en forme de moteur, une symphonie de pistons, une vaste cheminée tendue vers le ciel.
Will précipite le saut suivant. Au moment où ses pieds quittent le toit, le vent vire et un nuage de suie et de chaleur déferle sur lui, lui brûlant les yeux. Il cligne furieusement et le wagon s’éloigne de lui en tournant.
Il grogne en tendant les bras. Un seul de ses pieds accroche le coin du toit, qu’il heurte, l’épaule en premier. Il cherche fébrilement une prise.
L’ayant entendu crier, Maren se retourne et fonce vers lui. Elle se laisse glisser sur le toit incliné et lui saisit le poignet. Elle est petite, mais Will, lorsqu’elle le remonte, sent sa force compacte, stupéfiante. Avec son aide, il pose ses pieds sur le toit et se hisse jusqu’au centre du wagon.
— Doucement, dit-elle en appuyant son front contre celui de Will.
Haletant, il hoche la tête et la suit. Bientôt, il se rend compte qu’il marche sur le toit du compartiment où il a passé la première nuit. Après, les wagons ne comptent plus qu’un étage et ils doivent redoubler de prudence, car ce sont ceux qui abritent le matériel d’entretien et les membres du personnel. Bientôt, les commissionnaires et les stewards émergeront du sommeil et se prépareront pour une autre journée à bord du Prodigieux.
Will distingue maintenant les aigrettes ornementales du fourgon funéraire. Deux wagons de plus et ils seront arrivés à destination. À la suite de M. Dorian et de Maren, il descend jusqu’à la petite plate-forme trépidante. Derrière lui se trouve l’extrémité d’un wagon de service, sans porte, et, devant eux, l’éclat sombre de l’acier du fourgon funéraire.
— Restez là, ordonne M. Dorian.
Sur les rails, le vacarme est infernal, mais Will a surtout conscience des vibrations supplémentaires : celles de l’électricité qui parcourt l’enveloppe de métal.
Le maître de piste consulte sa montre.
— Nous avons trente-cinq minutes.
— Avant quoi ? demande Will.
M. Dorian ignore la question et allume la lanterne.
Maren s’accroupit et retire son manteau, d’où elle sort son étonnante bobine de fil. Parler de ce qu’elle s’apprête à tenter, voire l’imaginer, était une chose. Maintenant qu’il plonge son regard sous le fourgon, voit la vitesse à laquelle défilent les traverses dans le fracas des rails et sent dans sa chair les oscillations et les balancements du train, Will est terrifié pour elle.
— Rien ne t’oblige à faire ça, tu sais, dit-il.
— Chut, répond-elle en enfilant ses chaussons aux semelles en caoutchouc. On ne dit jamais ça à un artiste avant la représentation.
— Justement, ce n’est pas une représentation.
— Elle s’est entraînée, lui rappelle M. Dorian.
— Êtes-vous sûr qu’il y a assez de place ?
— C’est faisable, répond M. Dorian. J’ai tout mesuré.
Une fois de plus, Will fixe l’infime espace qui file sous eux et, en pensée, voit Maren tomber.
— Pourquoi ne pas attendre que le train soit arrêté ? demande-t-il.
— Il faut agir maintenant, répond sèchement M. Dorian.
— Pourquoi ?
— Ça suffit, William !
— Mais c’est dangereux ! s’exclame Will, soudain tremblant de fureur. Si c’est si important, pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ?
— Assez !
C’est Maren qui a crié et Will, surpris, se tourne vers son visage en colère.
— Va-t’en, si tu préfères. Sinon, cesse de nous déranger !
Il a le visage aussi cuisant que si elle l’avait giflé. Il essayait de la protéger et elle le traite comme un bébé qui pleurniche.
— Vas-y donc ! lance-t-il brusquement pour cacher sa profonde blessure.
Il est au bord des larmes. Il a envie de gravir l’échelle et de regagner la première classe. De les abandonner à leurs exploits périlleux et à leur cambriolage insensé ! Mais il ne bouge pas.
Au moment où Maren s’approche du bord de la plate-forme, il sort la clé de sa poche et la lui tend.
— Tiens. Prends l’original. Ça ira peut-être mieux.
— Merci, Will, dit-elle.
M. Dorian dispose les obturateurs de sa lanterne de manière à projeter un fort et mince faisceau lumineux dans le monde qui tourbillonne sous le fourgon. Des fils d’acier et des câbles bien huilés et des tiges en métal qui tournent, le mouvement des traverses qui défilent à toute vitesse.
Maren commence à dévider le fil de sa bobine. Rigide, il s’étire.
— Rappelle-toi de ne pas toucher le dessous du fourgon, la prévient M. Dorian.
Elle hoche la tête et déroule le fil miraculeux, le guide sous le fourgon jusqu’à ce qu’il s’accroche à une tige horizontale de l’attelage éloigné. Elle fixe l’autre bout sous la plate-forme. Sa corde raide est tendue.
D’un geste fluide, elle s’installe sur le fil, les bras écartés, en équilibre sur son dos. Ses pieds, dans leurs chaussons aux semelles en caoutchouc, la poussent sous le fourgon. Parce qu’elle doit éviter de toucher à quoi que ce soit, elle peut à peine plier les genoux.
Le maître de piste se met à plat ventre pour l’éclairer. Afin de mieux voir, Will plaque sa joue contre le métal froid. Il n’ose pas dire un mot. Le train tressaute et Maren est violemment secouée. Ses mains dansent dans les airs. Will se retient avec difficulté de lui demander de revenir.
— La serrure n’est plus loin, dit M. Dorian avec calme, Maren ne pouvant pas voir derrière elle. Plus que quelques poussées… Là, ça y est.
Maren est en équilibre sous une boîte noire. Elle sort la clé de sa manche. Se balançant de gauche à droite, au gré des oscillations du train, elle insère la clé dans la serrure et la tourne. Dans les oreilles de Will, le léger bourdonnement s’interrompt.
— Brave fille, tu as réussi ! souffle M. Dorian. Tu as réussi ! Maintenant, reviens. Et surtout, fais très attention !
Pour Will, le retour n’est pas moins angoissant que l’aller. Maren glisse vers eux. Cette fois, au moins, elle peut s’aider de ses mains et utiliser le ventre du fourgon pour se pousser et rétablir son équilibre.
Sur la plate-forme, elle bondit sur pied en arborant un large sourire. Will ne peut se retenir de la serrer fort dans ses bras en poussant un soupir de soulagement.
— Désolée de t’avoir crié après, lui dit-elle à l’oreille.
— Je suis juste content que tu t’en sois sortie.
— Dépêchons-nous, dit M. Dorian.
Ils gravissent l’échelle jusqu’au toit du fourgon et se dirigent vers l’avant. M. Dorian fixe sa corde à un barreau en métal et descend en rappel le long du fourgon. Will voit le maître de piste promener ses mains sur le dense feuillage métallique et, enfin, introduire la clé. Un pan du fourgon s’ouvre et glisse contre la paroi. Le maître de piste s’y introduit.
— Après toi, dit Maren à Will. Je te tiens la corde.
— Merci, répond Will avec gratitude.
Si on lui avait dit, quelques jours plus tôt, qu’il se laisserait glisser sur le côté d’un train fonçant à toute allure, il aurait ri et regretté de ne pas posséder un tel courage. Mais il l’a maintenant, ce courage, malgré ses mains qui glissent à cause de la sueur. Il lève les yeux sur Maren et cette seule vision lui donne confiance.
M. Dorian, qui l’attend dans l’embrasure de la porte, le tire vers l’intérieur. Quelques secondes plus tard, Maren les rejoint. M. Dorian rallume sa lanterne.
Le fourgon dégage d’écœurants relents musqués : la cire de chandelle, la poussière, l’encaustique et une odeur légèrement sucrée, peut-être, craint Will, celle des restes de Cornelius Van Horne se décomposant doucement. À la vue du fourgon, Will songe aux images qu’il a vues de la tombe d’un pharaon, avec des objets empilés ou amassés ici et là. Un fauteuil et un pouf, sans doute les préférés de M. Van Horne. Une urne de haute taille ornée de plumes de paon. Un jeu d’échecs avec les pièces en position, comme si une partie était imminente. Des raquettes en piteux état. Un chien bien-aimé naturalisé. Accrochée à un mur, une grande photographie encadrée. S’approchant, Will tressaille.
C’est une photo qu’il n’a encore jamais vue, mais dont il est le sujet. Elle a été prise à Craigellachie. On voit Will, à l’avant-plan, le marteau de forgeron immobilisé au moment où il frappe sur la tête du dernier crampon.
— Incroyable, dit Maren. Pourquoi est-ce que personne n’est au courant ?
— Donald Smith préférait l’autre photo, explique le maître de piste. Même s’il a seulement gauchi le crampon et qu’il a fallu le redresser.
— Celle-ci illustre la vérité, dit Maren en souriant.
Will croit déceler de l’admiration dans ses yeux et il boit ce moment comme du petit-lait. Il n’a jamais attaché trop d’importance à cette histoire, n’y a jamais vraiment vu un exploit personnel. Il était seulement là, assis sur le quai de la gare d’Adieu, et M. Van Horne a conçu de l’affection pour lui.
— Le dernier crampon du chemin de fer, poursuit-elle. Tu es célèbre, en quelque sorte.
— Non, répond-il. Je n’ai rien fait pour le construire.
Will voit M. Dorian balayer les murs des yeux.
— Où est le tableau ? demande-t-il.
— Pas ici. Il aimait beaucoup cette toile. Il l’aura gardée plus près de lui.
Le maître de piste s’avance vers un mur intérieur. Will comprend qu’il divise sans doute le fourgon en deux. Au centre se découpe une porte en métal qui ressemble à s’y méprendre à celle de la voûte d’une banque.
— On ne passera jamais, murmure Will. Pas sans la clé. Vous pouvez la crocheter ?
Maren soupire et secoue la tête.
M. Dorian les surprend tous les deux.
— Inutile. La serrure est commandée par une minuterie.
Effectivement, la porte laisse entendre un subtil tic-tac, là où les deux horloges sont posées côte à côte.
— Vous constaterez, explique M. Dorian, que la première horloge indique l’heure actuelle et la seconde l’heure et la date de notre arrivée dans la ville de la Porte des lions. La serrure s’ouvrira à ce moment-là.
— Que faisons-nous ici, dans ce cas ? demande Will, exaspéré.
Si M. Dorian est au courant depuis le début, pourquoi diable les a-t-il entraînés dans cette vaine aventure ?
M. Dorian consulte sa montre.
— Je crois avoir démontré qu’on ne peut pas se fier au temps. Dans cinq minutes, nous allons franchir un fuseau horaire.
Will se souvient des aiguilles de sa montre et de leurs hésitations.
— Je me suis toujours demandé si c’était…
— … un truc ? poursuit M. Dorian avec un sourire. L’Univers joue les meilleurs tours de tous.
— Depuis le début, vous étiez au courant de l’existence de cette serrure ? demande Maren, ahurie.
— Évidemment, réplique M. Dorian. Je connais même l’homme qui l’a conçue. Moi.
— Lorsque nous allons changer de fuseau horaire…, commence Maren.
— Les aiguilles vont vaciller. L’horloge va s’arrêter et, pendant un instant, le verrou va croire que nous sommes arrivés à destination ou, à tout le moins, perdre la notion du temps. Dans un cas comme dans l’autre, elle va s’ouvrir.
Will se retourne vivement en entendant le bruit de lents applaudissements. Derrière eux, Brogan bat des mains. Il est flanqué de Chisholm, qui tient un couteau dans sa main agitée, et de Mackie, ses vêtements mouillés plaqués sur sa forte charpente. Il a un poing américain à la main droite. Brogan brandit un pistolet.
— Heureusement que nous vous avons laissés ouvrir la voie, dit Brogan. La clé, c’était juste le commencement, hein ? Je savais pas qu’il y avait encore des obstacles à l’intérieur. La vraie clé, c’est vous, pas vrai, monsieur Dorian ?
Will se contente de regarder devant lui, subjugué par la taille de Brogan et de ses hommes.
— Pas mal, ton déguisement, petit, concède le serre-frein. En te voyant dans le saloon, j’ai compris… comme j’ai compris que tu mijotais quelque chose. Je me suis demandé : « Pourquoi il a rien dit à ce policier ? » Et c’est là que j’ai pigé que vous vouliez entrer dans le fourgon, au moins autant que moi.
— Brillante déduction, monsieur Brogan, déclare M. Dorian.
— Alors, allez-y. Faites-le, votre tour de passe-passe…
— Je ne crois pas à la magie, monsieur.
— Tout ce que je vous demande, c’est d’ouvrir cette porte !
M. Dorian consulte sa montre et Will entrevoit le double cadran, l’un mesurant le temps terrestre, l’autre le temps cosmique.
— Qu’espérez-vous donc trouver à l’intérieur, monsieur Brogan ? demande calmement le maître de piste, sans quitter la montre des yeux.
— Vous occupez pas de ça. Laissez-nous entrer, c’est tout.
— Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de repartir gaiement, vous et moi, chacun avec l’objet de sa convoitise.
Brogan émet un rire sarcastique.
— Qui vous dit qu’on veut pas la même chose ?
— Si je comprends bien, c’est de l’or que vous cherchez ?
— Et vous, ça vous intéresse pas, je suppose ?
— En ce moment, non.
— Vous avez bien de la chance. Qu’est-ce que vous proposez, alors ? demande Brogan.
— Nous devons attendre.
Brogan lance un regard nerveux à Mackie.
— Surveillez-le bien, les gars. Il a plus d’un tour dans son sac.
Brogan pose alors son arme contre la tempe de M. Dorian.
— Je vous déconseille de jouer au plus fin avec moi, mon bon monsieur.
— Loin de moi cette idée.
Will regarde Maren, songe à l’arme à feu, à la facilité avec laquelle le projectile la traverserait, traverserait leur chair tendre et impuissante.
M. Dorian brandit sa montre dans les airs.
— Nous y voici, messieurs…
Le geste est bizarrement théâtral, mais tous lèvent les yeux. Will fixe la trotteuse.
— C’est imminent…, lance M. Dorian. Bientôt… vous allez éprouver le phénomène et…
— Taisez-vous ! ordonne Brogan.
Will remarque le visage tendu du serre-frein, les rides qui s’étirent sur ses joues, semblables à des lits de rivières asséchées.
— Je sais à quoi vous voulez en venir !
— Je n’ai absolument rien à faire, réplique M. Dorian d’un ton apaisant. Il s’agit de circonstances indépendantes de ma volonté.
— Taisez-vous donc ! répète Brogan, dont la voix est toutefois assourdie.
— Absolument rien à faire…
Will éprouve la plus singulière des sensations, comme si ses sens souhaitaient flotter librement à l’extérieur de son corps.
— Nous y sommes presque, murmure M. Dorian, d’une petite voix qui semble venir de très loin.
Will voit la trotteuse de la montre s’arrêter et trembler. Il a conscience du tonnerre des rails sous ses pieds, d’une violence surnaturelle. Mais le lent tic-tac de la porte de la voûte s’élève au-dessus du raffut. Il la parcourt des yeux, avec la sensation d’être sous l’eau. La première horloge encastrée hésite et s’arrête. De l’intérieur de celle-ci provient un déclic étonnamment délicat, semblable à un claquement de doigts.
Ce n’est qu’un moment, mais il renferme des multitudes. Autour de Will, le fourgon paraît prendre de l’expansion. Il a conscience de la présence de Maren à côté de lui, de celle de Brogan et de ses deux complices. Curieusement, seul M. Dorian semble absent, mais il se matérialise à côté de Will, sa main se tendant vers la roue qui commande l’ouverture de la porte.
Elle tourne avec une superbe lenteur, la lueur de la lanterne se réfléchissant sur les rayons. La porte s’ouvre vers l’extérieur. Les narines de Will se remplissent d’une profonde odeur métallique, puis les aiguilles de l’horloge se remettent en marche.
Inspirant bruyamment, Will recouvre ses sens et Brogan arrache la lanterne à M. Dorian, puis il agite son pistolet.
— Entrez !
En franchissant le seuil, Will détecte un bruit métallique en provenance de la porte. Il remarque que M. Dorian l’a entendu, lui aussi, et ses yeux trahissent la surprise. Will n’a toutefois pas le temps de l’interroger sur la signification du son.
La lanterne impatiente darde sa lumière. Par rapport à l’antichambre, cette pièce-ci semble vide. Au centre repose l’énorme sarcophage. Will a passé les trois dernières années dans une ville portuaire où on racontait à mi-voix des histoires de spectres. De phares et de navires fantômes, de mines ensevelies sous l’eau, d’apparitions et de présages. Pourtant, jamais il n’a eu, autant qu’en ce moment, le sentiment d’être en présence du surnaturel. Un picotement dans ses orteils, un fléchissement de ses articulations et, dans ses oreilles, un bourdonnement subtil, mais insistant, qui accélère son pouls.
La lumière de la lanterne révèle des photos de la famille de Van Horne et puis… La Boutique de forge de Cornelius Krieghoff. Se tournant vers M. Dorian, Will le voit fixer le tableau, tel un homme qui, égaré dans le désert, aperçoit une oasis.
— Il vous plaît, ce tableau ? dit Brogan. Vous allez avoir le temps de l’admirer à votre goût. Prenez ce qu’on est venus chercher, les gars.
— Le crampon, hein ? demande Will.
Brogan renifle.
— Le crampon ?
— Vous avez essayé de le voler, dans les montagnes.
— Oh, je vais le prendre, le crampon, mais c’est juste le début.
Brogan plisse les yeux.
— Ton père t’a jamais parlé de ça ?
Le train est secoué et Will avance d’un pas pour garder son équilibre.
— Parlé de quoi ?
— Dans les montagnes, on s’est pas contentés de construire un chemin de fer. On a cherché de l’or, ton père et moi. Le chemin de fer était au bord de la faillite, petit. Van Horne était désespéré. Personne voulait le tirer d’affaire. Nous, les hommes, il nous a pas payés pendant deux mois. Tu te souviens d’avoir eu faim, pas vrai ? Qu’est-ce qu’elle mettait dans ton assiette, pendant ce temps-là, ta mère ?
Will se rappelle l’époque où, parce que son père n’avait pas d’argent à envoyer à la maison, ils avaient mangé des soupes et des ragoûts insipides. Sans le travail de sa mère à l’usine, on les aurait jetés à la rue.
— Van Horne était désespéré. Personne voulait donner un sou de plus pour son satané chemin de fer. Mais il a entendu des Indiens dire qu’il y avait de l’or dans les montagnes. Il nous a envoyés dynamiter des tunnels. Et nous en avons trouvé, de l’or. Dieu sait que nous en avons trouvé. Assez pour sauver son chemin de fer. Mais il a gardé le secret. Il voulait surtout pas que les gens sachent qu’il avait été sauvé par la chance. Et la question de savoir si l’or appartenait vraiment à la compagnie… C’était pas évident. Une chose est sûre, en tout cas : personne a jamais vu Van Horne avec de la suie et de la nitroglycérine sur les mains. Ce gros bonnet prenait son bain dans la sueur et dans le sang des autres ; j’espère qu’il est en train de s’y noyer. Cet or, on l’a extrait, nous autres, et c’est Van Horne qui l’a pris. Mais il en reste beaucoup. Y a pas qu’un homme mort, dans ce fourgon.
Brogan tourne la lanterne et illumine trois grands cageots, posés contre le mur. L’un d’eux, ouvert, laisse voir le lustre discret de lingots d’or.
— Cet or, ton père allait l’utiliser pour lancer la ligne de paquebots sur le Pacifique. Je vais le prendre, moi.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! s’écrie Will avec une indignation soudaine et féroce. Vous ne pouvez pas le lui voler !
— Je l’ai trouvé, cet or ! rugit Brogan. Pareil que lui. Pourquoi j’aurais pas ma part ? Pas de promotion pour moi. On m’a pas fait cadeau du chemin de fer, comme à ton père !
— Il a sauvé la vie de Van Horne ! se récrie Will. Et il a travaillé fort pour arriver là où il est aujourd’hui. Ce n’est pas un voleur comme vous !
Will éprouve une écœurante sensation de douleur avant même de se rendre compte qu’il a encaissé un coup de poing. À genoux, il halète, les larmes aux yeux. Brogan crache à côté de lui.
— Moi, un voleur ? Demande à ton père s’il a pas glissé un peu de cet or dans sa poche, à supposer que tu le revoies un jour.
Il se tourne vers ses hommes.
— Allez chercher l’or ! Tirez les cageots jusqu’à la porte.
Après deux pas, Mackie s’arrête pile. Dans le sarcophage, on entend quelqu’un gonfler ses poumons.
Will sursaute au moment où le couvercle est repoussé avec violence. Maren referme les doigts sur son avant-bras et le serre très fort. Il a la sensation que son corps entier a été frappé par la foudre.
Des ténèbres du cercueil, Van Horne émerge. Sa barbe et ses favoris touffus voilent son visage creusé. Un veston pend sur sa poitrine affaissée. Ses mains autrefois si fortes sont recouvertes de peau flasque. Comme s’il subissait une crise, son torse frémit, puis, au prix d’un mouvement convulsif, Van Horne se dresse, tel un infernal diable à ressort.
On entend une sorte de grésillement, puis une odeur âcre se répand – et Mackie laisse entendre un bruit de gorge, à la fois terrible et aigu. Son dos s’arque et le soulève sur la pointe des pieds, le menton dressé : on le dirait tiré par une chaîne invisible. Ses habits mouillés fument ; le long de son corps, ses bras raides tremblent. Les tendons de son cou saillent à la façon de cordes noueuses. Pour Will, cette vision est presque aussi effrayante que celle du cadavre qui se dresse devant lui.
Chisholm agrippe Mackie dans l’intention de le rabattre au sol, mais, à l’instant où il touche son compagnon foudroyé, il émet à son tour des bruits de suffocation, les deux hommes en apparence soudés l’un à l’autre.
Will jette un coup d’œil au cadavre de Van Horne, à moitié convaincu que c’est lui qui produit cet effet diabolique sur les hommes de Brogan. Il se rend compte à présent qu’il s’agit d’un simple chef-d’œuvre mécanique, semblable à ceux qu’il a vus dans les wagons du Zirkus Dante.
— C’est juste un pantin ! hurle Brogan à ses hommes.
— Ils sont électrocutés, dit M. Dorian avec sang-froid. C’est un piège.
Brogan met M. Dorian en joue avec le pistolet.
— Je croyais que vous aviez coupé le courant !
— Le pantin est animé par une batterie distincte.
On entend un autre bruit sec et les hommes de Brogan tombent par terre.
Sans tourner le dos à M. Dorian, le serre-frein, méfiant, pousse du bout du pied ses deux compagnons tombés au combat. Ils gémissent et tremblent, et leurs yeux exorbités ne cillent pas.
— Ils s’en remettront, déclare le maître de piste. Ne vous inquiétez pas.
Sous les yeux de Will, le cadavre oscillant de M. Van Horne avance en silence sa main squelettique et la referme sur l’avant-bras de Brogan.
Ce dernier recule en criant et essaie de se dégager. Avec un bruit métallique, les doigts, un à un, emprisonnent la chair du serre-frein. Le bras du pantin, raide et d’une force inouïe, tient Brogan à bonne distance du sarcophage.
Brogan, furieux, se tourne vers M. Dorian.
— Vous étiez au courant !
— Évidemment. À la demande de M. Van Horne, j’ai participé à la conception de cette pièce.
— Sortez-moi de là ou je tire !
— J’ai bien peur que ce soit hors de question, répond M. Dorian.
Brogan appuie sur la gâchette. Le déclic du chien se fait entendre. Il appuie encore et encore. Six chambres vides.
— Pas commode de tirer sans ceci, dit le maître de piste en tendant les balles, comme s’il projetait de les rendre à Brogan.
Ce dernier s’élance vers elles, mais il est retenu par Van Horne.
— Vous serez libérés à notre arrivée dans la ville de la Porte des lions.
M. Dorian se tourne vers Maren.
— Le tableau, s’il te plaît. Ne touche pas le sol. Au-delà de cette limite, il y a des pièges partout.
Tel un chat, Maren bondit et atterrit sur un petit bureau posé près du mur. Elle décroche le tableau et le lance à M. Dorian, qui l’attrape. Puis, avec agilité, elle regagne sa place à côté de Will.
Sauvagement, M. Dorian s’emploie déjà à arracher la peinture de Krieghoff de son cadre. Sortant le racloir de la poche de son manteau, il détache la toile du châssis. En toute hâte, il la plie et la glisse dans son veston. Ses mains tremblent.
— Sortons d’ici ! crie-t-il en poussant Will et Maren devant lui.
— Ne soyez pas stupide ! hurle Brogan. Nous pouvons partager l’or ! Vous serez riche !
Dans l’antichambre, Will voit M. Dorian claquer la porte, mais, avec un bang, elle refuse de se refermer. Il essaie de nouveau, plus fort. Quelque chose la bloque.
— Le pêne, dit Will, comprenant enfin la cause du bruit qu’il a surpris plus tôt. Il est ressorti.
M. Dorian jette un coup d’œil. Effectivement, un gros pêne métallique fait obstacle.
— Après le passage du fuseau horaire, murmure-t-il, la porte a dû essayer de se verrouiller toute seule.
— Quel dommage ! croasse Brogan, de l’autre côté de la porte. Vous pourrez pas nous enfermer, pas vrai ?
Pour la première fois depuis que Will le connaît, M. Dorian semble troublé.
— Vite ! lance ce dernier. Il faut sortir d’ici.
Dans la porte, des arbres chargés de neige défilent à toute allure. En s’aidant de la corde, Maren grimpe sur le fourgon funéraire. Will la suit. Descendre est une chose ; monter en est une autre. Elle l’aide à se hisser sur le toit.
Will regarde autour de lui, sidéré. Venues de l’est, les premières lueurs de l’aube dorent les versants plissés des montagnes qui s’élèvent tout autour du Prodigieux. Le ciel enveloppe Will d’un manteau glacé et il frissonne.
Sous lui, M. Dorian entreprend à son tour de remonter sur le toit et chancelle, le visage crispé. Will et Maren s’agenouillent, le prennent chacun par un bras et le tirent jusqu’à eux. Il hoche la tête d’un air reconnaissant en tirant la corde vers lui.
Will est choqué par l’aspect de M. Dorian dans la lumière du soleil. On dirait qu’il est malade.
— Ça va ? demande Maren.
— Un peu essoufflé, c’est tout, répond-il en se levant.
— Ça y est, dit Will, doucement. C’est terminé.
— Pas tout à fait, dit M. Dorian.
Will se retourne. Sur les toits du Prodigieux, se profilant contre le soleil, six serre-freins, dangereusement proches, foncent vers eux.