— Vous ne pouvez pas l’arrêter ! proteste Will en voyant le lieutenant Steele passer les menottes à Maren.
— Elle a elle-même avoué avoir participé au cambriolage du Prodigieux, explique le policier.
— Mais c’est M. Dorian qui l’y a forcée ! insiste Will.
— Il ne m’a pas forcée, déclare calmement Maren.
— Oui, en un sens ! riposte Will, qui lui en veut de ne pas corroborer son mensonge.
Ils sont dans le dortoir de la locomotive, où, grelottants, ils tentent de se réchauffer autour du poêle. Le père de Will y jette une pelletée de charbon et pose une bouilloire dessus. Autour de leurs bottes, des flaques se forment. Assise, Maren observe ses menottes avec une curiosité amusée. Les deux chauffeurs ont posé une couverture sur le cadavre de Mackie. Dans la cabine, il a sans doute eu le cou cassé au moment de l’impact, tandis que tous les autres, projetés dans les airs, ont eu la vie sauve. Le tender, le wagon dortoir et le fourgon funéraire sont restés sur les rails, à peu près indemnes.
— De plus, poursuit l’agent de la Police montée, elle a mis en danger la vie d’autrui en ne révélant pas plus tôt l’existence du complot ourdi par Brogan.
— Mais moi non plus ! s’exclame Will.
— Je sais, répond le policier. Nous nous sommes croisés à trois reprises et tu ne m’as rien dit.
Imprudemment, Will demande :
— Pourquoi ne m’arrêtez-vous pas, moi aussi ?
— J’y songe, mon jeune ami, dit Steele.
Will hésite un moment, puis persiste.
— Elle m’a sauvé la vie dans le muskeg. Sans elle, je n’aurais pas pu prévenir mon père. Et, il y a quelques instants, je n’aurais pas réussi à l’empêcher de tomber dans le ravin !
— Héroïsme remarquable, sans aucun doute, concède Samuel Steele. Je suis sûr que le magistrat de la ville de la Porte des lions en tiendra compte.
— Est-ce vraiment nécessaire, lieutenant ? demande le père de Will.
— J’en ai bien peur, monsieur Everett. La loi, c’est la loi. Lorsque nous serons un peu mieux organisés, elle sera incarcérée dans la prison de deuxième classe.
— Je peux avoir une couverture ? demande Maren en frissonnant.
Will prend une grande couverture sur l’une des couchettes et la drape sur ses épaules.
— Merci, dit-elle.
— Je suis désolé, déclare Will, maladroitement. Ce n’est pas la fin que j’envisageais.
— Moi non plus, concède-t-elle en souriant. Au moins, ça te fera une bonne histoire à raconter. Une histoire bien à toi.
Il hoche la tête.
— Oui, je suppose.
Il regrette d’avoir utilisé le mot « fin ». Tout est donc terminé ?
Sur le poêle, la bouilloire se met à hurler.
— Je vous offre une tasse de thé, mademoiselle Amberson ? demande le père de Will en se dirigeant vers la bouilloire. Ça vous aidera à vous réchauffer.
Se tournant vers elle, Will s’aperçoit qu’elle a tiré la couverture sur sa tête en l’enroulant à la façon d’un tipi. Elle doit être drôlement gelée.
— Maren ? dit le père de Will en lui tendant une tasse de thé.
Elle ne répond pas, ne bronche pas. Will fixe la couverture en retenant son souffle.
— À quoi tu joues, petite ? demande le policier.
D’un coup sec, il tire sur la couverture, révélant une paire de menottes sur une couchette vide.
— C’est inadmissible, marmotte le lieutenant Steele.
Pendant que le policier et son père fouillent le wagon en toute hâte, Will fonce vers la porte et grimpe sur le toit pour mieux voir. Nulle trace de Maren dans le paysage envahi par la neige. Il est partagé entre l’envie de l’acclamer et celui de la rappeler auprès de lui.
— Je crois qu’on appelle ce numéro la Disparition, dit James Everett en grimpant sur le toit avec Sam Steele.
Will pense déceler un infime sourire sur les lèvres de son père.
— Si elle croit pouvoir s’échapper, surtout avec un sasquatch en liberté, déclare Steele, c’est qu’elle est vraiment téméraire.
Will regarde autour de lui, soudain abattu. Maren ne se serait tout de même pas aventurée toute seule dans la nature sauvage, non ? Personne ne peut survivre dans un environnement aussi hostile. Elle a sûrement un plan. Le vide en lui se referme sur une douleur aiguë. C’est tout ? Est-ce le dénouement qu’elle avait prévu ? Après le vol, elle lui dirait adieu et ne le reverrait plus jamais ?
— Nous n’avons pas le temps de nous soucier d’elle, tranche le policier. Je dois envoyer une équipe à la recherche des hommes qu’on a forcés à sauter de la locomotive. Ils ont sans doute été blessés. Et j’ai besoin d’adjoints pour appréhender les trois autres serre-freins.
Il se tourne vers Will.
— Deux hommes menottés l’un à l’autre ou avec des bleus au poignet. C’est bien ça ? Ils ne devraient pas être trop difficiles à trouver.
Will suit le regard de son père jusqu’au fourgon funéraire, resté ouvert.
— Fermons cette porte, dit-il. Après, nous n’aurons plus qu’à dégager la voie.
— Je vais réunir une équipe, déclare Steele.
— C’est déjà fait, je crois, lance Will en montrant la voie du doigt.
Sur les rails s’avance un flot d’employés et de passagers, des hommes vêtus d’élégants pardessus et des colons drapés d’épais lainages. Parmi eux se trouvent des échassiers et un assemblable hétéroclite de personnages aux habits bigarrés, qui appartiennent forcément au cirque.
— Tout ce qu’il nous faut, crie l’un d’eux, ce sont des pelles !
Will enfonce sa pelle et jette la neige de côté. De part et d’autre de la voie ferrée ensevelie, des hommes armés de pelles, de seaux et même de louches – tout ce qu’ils ont pu dénicher – s’emploient à dégager les rails. Leurs voix et leurs rires assourdis portent loin dans l’air cristallin des montagnes. Les employés des cuisines servent des sandwichs et des boissons chaudes, et l’humeur est à la fête. Will se remémore les matins d’hiver, à Halifax, lorsque tous les voisins s’employaient à pelleter la neige tombée durant la nuit. Il jette un coup d’œil à son père, qui travaille à côté de lui.
— Vous allez pouvoir remettre les deux parties du train bout à bout ?
— Nous allons devoir réparer l’attelage qu’ils ont fait sauter. Par chance, nous avons un soudeur à bord. Ça ne devrait pas poser de problèmes. Je veux qu’on se remette en route avant la tombée de la nuit.
Will se tourne vers le chauffeur juché sur la locomotive. Armé d’une carabine, il épie les montagnes, au cas où les sasquatchs reviendraient. Jusqu’ici, ils n’ont donné aucun signe de vie. Will espère que Maren, où qu’elle soit, est en sécurité. Le plus probable, c’est qu’elle a rejoint ses frères. Il espère que Christian, au moins, est avec elle. Will aime bien l’idée qu’elle se trouve en compagnie d’un dresseur, en particulier d’un dresseur qui a l’habitude des sasquatchs. Et qu’en est-il de la récompense que M. Dorian lui a promise ? Les cinq mille dollars qui lui permettraient de monter son propre spectacle ? Il serait trop injuste qu’elle n’y ait même pas droit. La douleur dans sa gorge se réveille.
— Tu crois que Sam Steele va essayer de la retrouver ? demande-t-il à son père.
— Pas tout de suite, en tout cas. Et peut-être jamais. Je vais revenir à la charge, essayer de le convaincre d’abandonner les poursuites. Pour ma part, je ne tiens pas du tout à ce qu’elle finisse derrière les barreaux. C’est, me semble-t-il, une jeune femme remarquable.
Du coin de l’œil, Will voit son père l’épier du regard. Il continue à pelleter, les joues fiévreuses. Il sait que Maren ne sera arrêtée que si elle le veut bien. Ni chaînes ni serrures pour la retenir. Elle sera toujours libre. Mais si les poursuites étaient abandonnées, elle reviendrait peut-être…
Son père lui donne une tape sur l’épaule.
— Bien joué, William. Je ne connais pas beaucoup de garçons – ni d’hommes, d’ailleurs – qui auraient été capables de ce que tu as accompli.
Will esquisse un large sourire.
— Merci.
— Mais, pour ta propre sécurité, j’aurais préféré que tu demandes de l’aide plus tôt.
— J’avais donné ma parole et j’avais l’obligation d’attendre que M. Dorian ait récupéré la peinture. Je croyais devoir ça à Maren. Et à lui, ajoute Will dans un élan de prudence. Il m’a sauvé la vie, lui aussi.
Son père cesse de pelleter.
— Comment a-t-il pu croire que cette peinture lui assurerait une jeunesse éternelle ? Il m’a donné l’impression d’être beaucoup trop intelligent pour ça.
— Il y a plein de phénomènes tout aussi étranges, répond Will.
Il songe au cadavre du maître de piste, allongé à l’infirmerie. Il a travaillé fort pendant longtemps et n’a pas hésité à se salir les mains pour changer son destin, mais, en fin de compte, il n’a pas su déjouer le temps.
— Je me demande, dit Will, si c’est tout ce surmenage qui a provoqué sa crise cardiaque.
Son père secoue tristement la tête.
— Il n’aurait pas dû mettre en danger la vie de si nombreuses personnes. C’est plus qu’égoïste. C’est monstrueux.
Will suppose qu’il devrait en vouloir davantage au maître de piste, mais, au souvenir de la frayeur que trahissait le visage de M. Dorian et de ses terribles gémissements, il n’éprouve que du chagrin.
— Que va-t-il arriver à son portrait ? demande Will soudain.
— Eh bien, je pense qu’on va essayer de l’effacer de la toile sans abîmer le Krieghoff.
— Il était réussi, dit Will avec nostalgie.
Son père le regarde.
— Sinon, on va le laisser là où il est. Et le Krieghoff va être encadré de nouveau, avec un secret au verso.
— Elle me plaît bien, cette idée.
— Tu sais, dit son père en s’appuyant sur sa pelle, nous ne sommes plus très loin de l’endroit où tu as planté le dernier crampon.
Will balaie les montagnes des yeux. Il avait en effet le sentiment d’être tout près de Craigellachie, mais il a de la difficulté à surimposer l’image présente à celle qu’il a vue trois ans plus tôt, à l’époque où il n’était qu’un garçon parti à la rencontre d’un père qu’il connaissait à peine.
— Brogan a dit que vous aviez cherché de l’or, lui et toi.
Son père se tourne vers lui.
— C’est vrai.
— Pour sauver la compagnie de la faillite.
— C’est vrai, ça aussi. Si nous n’étions pas tombés sur un filon, le chemin de fer n’aurait pas été complété. Des milliers d’entre nous aurions perdu des mois de salaire.
Avec effort, Will demande :
— Tu en as gardé pour toi ? De l’or, je veux dire ?
— C’est ce qu’a raconté Brogan ?
Will hoche la tête.
Son père prend une profonde inspiration et Will se surprend à retenir son souffle.
— Tous les jours, j’ai été tenté. D’autres en ont empoché autant que possible. Je ne les ai pas dénoncés. Comme nous n’avions pas été payés depuis longtemps, c’était difficile d’y voir un vol. À qui cet or appartenait-il ? Peut-être au pays. Peut-être aux autochtones. Peut-être à personne. Mais nous étions tous au service de la compagnie et j’ai suivi les ordres. Je n’en ai jamais volé, William. Tu me crois, j’espère.
— Oui, répond Will sans hésitation.
Malgré le froid, le soleil lui chauffe le visage et il pense au printemps. C’est le retour des odeurs. Celles de l’herbe et de la boue. Ils creusent un moment en silence. Puis son père dit :
— Cette école des beaux-arts à San Francisco… Si c’est important pour toi, tu devrais y aller. Je paierai.
Ahuri, Will se tourne vers lui.
— C’est vrai ?
— Absolument. Continue de pelleter. Je vais voir où en est le soudeur.
Will, abasourdi, s’appuie sur sa pelle. L’objet de son désir, qu’il croyait inatteignable, est à portée de main. La situation lui semble irréelle. Pourquoi n’est-il pas plus heureux ? Son père accepte qu’il aille à l’école des beaux-arts. En ce moment, cependant, l’idée semble avoir perdu tout son lustre.
Will se gratte le cou. Sur son doigt, il remarque un peu de maquillage. Il a essayé de se débarbouiller, dans le wagon-dortoir, mais le produit est tenace. Lorsqu’il s’est regardé dans le miroir, après avoir frotté sa peau avec acharnement, il a été déçu, comme si, au fond du lavabo, une partie de lui avait disparu en tourbillonnant, en même temps que l’eau sale. Il était simplement redevenu William Everett.
Un objet effleure sa tête et, en se retournant, il voit un petit oiseau rebondir sur son épaule avant de tomber par terre en battant des ailes. En se penchant, il se rend compte qu’il s’agit non pas d’un oiseau, mais bien d’une ingénieuse création de papier, semblable à celle que M. Dorian a réalisée la veille. Le cœur battant, Will la ramasse. Se redressant, il cherche à voir d’où elle a pu venir.
Il déplie le papier avec soin et commence à lire le mot rédigé à la main. Même s’il n’a jamais vu l’écriture de Maren, Will comprend aussitôt qu’il est d’elle.
Il m’a donné le cirque ! Il a laissé le testament dans ma poche !
L’ahurissement de Will est tel qu’il doit lire une seconde fois. M. Dorian a donné le cirque à Maren ? Sa façon de la dédommager des risques qu’elle a courus pour lui ?
Avant le départ vers le fourgon funéraire, le maître de piste, Will s’en souvient à présent, a écrit deux messages et en a glissé un dans la poche de son veston. Sans doute celui qu’il a par la suite introduit en douce dans la poche de Maren. Avec empressement, Will lit la suite :
Nous serons à San Francisco dans deux semaines. Prêt à joindre les rangs du cirque pour de bon ? Écris ta réponse et renvoie l’oiseau du côté ouest.
Ne sois pas en retard, cette fois.
Will a le souffle un peu court. Il se sent presque accablé. C’est plus qu’une porte qui s’ouvre dans sa vie. La porte, en fait, a volé en éclats, et c’est tout un cirque qui entre, tambour battant, le hisse sur ses épaules et l’emmène.
Il regarde les rails qui, une fois dégagés, conduiront Le Prodigieux jusqu’à la ville de la Porte des lions et à son avenir à lui. De quoi sera-t-il fait, au juste, cet avenir ? Toutes sortes de bruits résonnent dans sa tête et il respire un grand coup.
Il cherche son crayon dans sa poche, la main tremblante. Au bas de la feuille, il écrit sa réponse et repasse deux fois, pour être sûr que les lettres sont foncées, bien lisibles. Il a peur de ne pas savoir remettre l’oiseau en état de voler, mais le papier semble se plier tout seul.
Soulevant l’oiseau bien haut, il se tourne vers l’ouest et le libère. Il s’envole. Will ne peut jurer de rien, mais il a l’impression de voir battre ses ailes. Cap sur le couchant, il effleure la cime des arbres et emporte sa réponse, son oui.