DessinSasquatch.tif

CHAPITRE 1

LE DERNIER CRAMPON

Trois heures avant l’avalanche, William Everett, assis sur un cageot tourné à l’envers, attend son père.

La petite ville n’a même pas encore de nom. Cloué à un poteau de travers au bord de la voie, un panneau bâclé, peint à la main, proclame seulement : Mille 2553. La peinture a coulé sous chacun des chiffres et des lettres. Hier, quand Will et sa mère sont arrivés, le chef de train a crié :

— Terminus ! Gare d’Adieu !

Will s’est demandé si « Adieu » était le nom de la ville ou si l’homme voulait simplement dire « Bon débarras ! ».

La gare se compose d’une simple plate-forme en bois ouverte aux quatre vents. Il y a un château d’eau et un hangar à charbon pour alimenter les trains. Un fil relie un poteau télégraphique à une cabane de fortune, où le chef de gare somnole sur un tabouret, la porte de guingois bien fermée à cause du froid de novembre.

On dirait que la petite ville vient tout juste d’être découpée dans la forêt. Derrière Will se dresse un méli-mélo de maisons en bois sommaires, en retrait d’une rue où la boue et la neige s’entremêlent. On voit un magasin général, une église et une vaste pension, où sa mère attend. Elle est fatiguée, après les cinq jours de voyage depuis Winnipeg, et Will aussi. Mais il en a assez des espaces exigus et surpeuplés. Il lui faut être seul et respirer de l’air frais.

Il est crotté. Ses cheveux ont besoin d’un bon shampoing. Il n’en est pas absolument certain, mais il a peut-être encore des poux ; il a des démangeaisons derrière les oreilles. La veille, l’unique baignoire de la pension était très en demande, et il n’a pas eu son tour.

Sur les planches où reposent ses bottes, quelqu’un a gravé les initiales de deux amoureux au centre d’un cœur approximatif. Will se demande s’il gravera un jour les siennes de cette manière. Il resserre son col. Sous ses aisselles, le tissu élimé laisse passer le froid. Il est trop maigre, dit sa mère. Pour l’instant, son corps souhaite être ainsi et pas autrement.

Au moins, il a chaud aux pieds. Ses bottes sont moins anciennes que le reste. En revanche, les lacets se défont sans cesse, même avec un nœud double.

Will observe les rails, si luisants qu’ils semblent tout neufs. En pensée, il voit son père aider à la pose de ces longues barres d’acier. Il les suit vers l’ouest, où une forêt dense et enneigée les engloutit rapidement. Son regard se hisse vers les vertigineuses montagnes  on jurerait que le monde brandit ses poings serrés pour repousser les humains. Comment creuser un passage dans une nature aussi hostile ? Des nuages caressent les pics glacés, peignent des ombres remuantes le long des versants traversés de sillons de roc et de neige.

C’est de là que son père viendra. Peut-être aujourd’hui, peut-être demain. Et Will sera là pour l’accueillir.

De la poche de son manteau, il sort son crayon et son carnet à dessins. C’est un carnet maison, constitué de morceaux de papier d’emballage que sa mère rapporte de l’usine de textiles. Will a appris à les plier et à tailler les bords de manière à former des cahiers de seize pages. Il suffit ensuite de quelques points de couture rapides pour les relier. Il retire son gant usé à la corde pour mieux tenir son bout de crayon.

De l’autre côté des rails, dans un espace par ailleurs vacant, sont montées deux grandes tentes et quelques autres, plus petites. Au milieu des tentes, on voit des charrettes, dont certaines sont encore chargées de valises et de cageots. Des chevaux flairent le sol hirsute. Sur la plus grande des tentes, on lit : LE CIRQUE DES FRÈRES KLACK. Quelques hommes à l’aspect miteux érigent des baraques. L’écho de leurs coups de marteau se répercute sur les collines, formant une plainte solitaire.

Will mâchouille un moment son crayon, puis, d’une main hésitante, esquisse la scène. Il entreprend ensuite de capter la texture et les plis de la toile des tentes, la lumière changeante sur les contreforts.

— Qu’est-ce que tu dessines ?

Levant les yeux, il aperçoit, campée devant lui, une fille d’à peu près son âge. Pourquoi ne l’a-t-il pas entendue venir ? Elle porte une robe gris terne, et ses cheveux blonds et raides, séparés au milieu et tirés vers l’arrière, sont attachés en deux nattes.

— Rien de spécial, dit-il en refermant son carnet.

Avec appréhension, il constate qu’elle se rapproche. Il n’est pas très doué pour engager la conversation, en particulier avec les inconnus. En particulier avec les filles.

Sous ses épais sourcils, la fille a des yeux bleu-gris et vifs. Lorsqu’elle sourit, Will distingue un léger espace entre ses dents de devant. Bien que moins parfaite et jolie que Theresa O’Malley, elle a quelque chose de frappant : Will ne peut pas la quitter des yeux. Il réussirait peut-être à cerner son charme en la dessinant. Mais il est plus doué pour les objets que pour les gens. Les gens vous échappent.

— Je peux voir ?

Il n’aime pas montrer ses dessins. En temps normal, il les cache, notamment aux autres garçons, pour qui le dessin est un passe-temps de fille. Cette fille-ci, patiente, attend. Son visage rayonne terriblement.

Il ouvre son carnet.

Elle écarquille les yeux.

— Bon sang ! Ce que je donnerais pour dessiner aussi bien ! Qui t’a appris ?

— Personne. Moi, je suppose.

Deux ou trois ans plus tôt, il est tombé malade et a dû garder le lit pendant des semaines. Pour se distraire, il a inventé un jeu. Peu importait le sujet qu’il dessinait  une chaise, une chemise sur un crochet, une chaussure –, il faisait comme si ses yeux étaient la pointe d’un crayon posé sur le papier. Très lentement, il suivait du regard le contour de l’objet et, en même temps, déplaçait son crayon sans jeter un seul coup d’œil au papier. Il était si absorbé qu’il en oubliait ses yeux aussi brûlants que des braises et ses membres douloureux. Le temps n’existait plus. Souvent, l’exactitude des silhouettes qu’il avait tracées à l’aveugle l’étonnait : elles étaient beaucoup mieux, en tout cas, que celles qu’il aurait pu créer en fixant la page. Une fois guéri, il a continué de dessiner. Son carnet l’accompagne maintenant partout.

Sans lui demander la permission, la fille lui prend le carnet et le feuillette.

— Hé ! s’écrie Will.

— Ça aussi ! Où est-ce ? demande-t-elle en montrant un pont sur chevalets en construction au-dessus d’un défilé profond.

— Quelque part dans les Rocheuses.

Elle semble si amicale et si fascinée qu’il ne peut pas lui en vouloir.

— Tu travailles au chemin de fer ? demande-t-elle.

Il rit à cette idée, mais il est flatté qu’elle le croie assez vieux et assez fort pour occuper un emploi.

— C’est mon père. Il construit le Canadien Pacifique, explique-t-il avec fierté. Je dessine les scènes qu’il me décrit dans ses lettres.

— Tes dessins sont tellement beaux qu’on jurerait que tu les as réalisés sur place.

— Non, je ne suis jamais allé nulle part.

Il ne lui avoue pas qu’il entend offrir ce carnet en cadeau à son père. Il espère que papa l’appréciera, qu’il le conservera en souvenir de ses aventures ferroviaires.

La fille tourne une page et s’arrête.

— C’est un sasquatch ?

Il hoche la tête.

— Ton père en a vu un ?

— Regarde.

De sa poche, Will sort son trésor le plus précieux : une dent jaune, au bout recourbé et pointu, que son père lui a envoyée des mois plus tôt.

— Celle-ci appartenait à un grand mâle qu’on a dû abattre.

Elle l’examine de façon très attentive.

— Beaucoup croient que les sasquatchs n’existent pas. C’est peut-être une dent d’ours.

Will s’indigne.

— Une dent d’ours ? Jamais de la vie ! Bien sûr qu’ils existent, les sasquatchs. Même que, dans les montagnes, ils causent toutes sortes d’ennuis.

— Il est parti depuis combien de temps, ton papa ?

— Trois ans. Mais c’est terminé pour lui, maintenant. Nous sommes venus l’attendre ici. Nous déménageons dans l’Ouest.

Elle suit le regard de Will jusqu’aux sommets et garde un moment le silence.

— Tu vis ici ? demande-t-il.

— Je suis juste de passage.

— Tu attends quelqu’un, toi aussi ?

Leur logeuse leur a appris que la ville serait bientôt inondée d’hommes venus des camps de travail.

La fille secoue la tête d’un air mystérieux et descend du quai. Les ouvriers ont laissé une longue planche posée sur deux chevalets branlants. Elle bondit dessus. Les bras tendus en croix, elle s’avance, un pas après l’autre, le menton levé. Au milieu, elle effectue un appui renversé.

À la vue de son long pantalon-culotte, Will rougit. Il sait qu’il devrait détourner les yeux, mais il est si ébahi qu’il ne peut pas s’empêcher de regarder. En équilibre sur les mains, la fille marche jusqu’au bout de la planche, puis elle en retombe sur ses pieds et salue.

— Tu fais partie du cirque ! s’exclame-t-il. Tu es acrobate !

— Funambule.

Elle redescend sur le plancher des vaches, puis remonte sur le quai.

— Tu marches sur un fil, tu veux dire ?

Will n’est allé au cirque qu’une seule fois, pour son anniversaire, et il a été fasciné par les artistes qui marchaient sur la haute corde de chanvre.

— On m’appelle la Petite Merveille, confie-t-elle en plissant le nez. C’est un nom idiot. Seulement parce que j’avais six ans quand j’ai commencé. Un jour, je vais traverser les chutes du Niagara. À mille cent pieds de hauteur ! Mais ce que je veux par-dessus tout, c’est devenir une virtuose de l’évasion. Ni chaînes ni serrures pour me retenir.

Devant les ambitions de la fille, Will reste bouche bée.

— Essaie de me capturer, dit-elle. Je réussis toujours à me libérer.

— Je te crois, répond-il timidement.

— Agrippe-moi par le bras. À deux mains !

Elle saisit les mains de Will et les place sur le haut de son propre bras.

Maladroitement, Will referme les doigts.

— Plus fort !

Il accentue la pression.

Au moyen d’un geste simple et rapide, elle se dégage, si vite que Will n’a rien vu.

— Impressionnant, dit-il.

D’un geste de la tête, il désigne les tentes de l’autre côté des rails.

— Qui sont les frères Klack ?

— Uriah et Crawford. Crawford, le cerveau de la famille, est mort. C’est un spectacle ambulant plutôt médiocre. Mais, pour le moment, ça m’occupe.

Soudain, Will se sent puéril. Contrairement à son père, il n’a vécu d’aventures que dans sa tête ou dans son carnet à dessins. Cette fille donne l’impression d’appartenir à un autre monde. La regarder, c’est comme entrevoir un chemin inconnu : Will a aussitôt envie de l’emprunter jusqu’à l’horizon, de voir ce qu’il y a au bout.

— Tu pourrais devenir artiste, affirme-t-elle en montrant le carnet. C’est ton rêve ?

— Je ne sais pas, répond-il, de nouveau tout timide et triste de ne pas déborder de projets et de rêves. Je fais ça comme ça, c’est tout.

— C’est bête de ne pas exploiter ses talents.

— Je ne suis pas si doué que ça.

— Moi, je trouve que oui.

Les joues de Will s’enflamment de nouveau. Pourquoi rougit-il si facilement ? Une vraie malédiction. Pour changer de sujet, il demande :

— Alors tu connais toutes sortes de trucs ?

— Comme quoi ?

— Tu peux faire un numéro de disparition ?

— Évidemment, dit-elle après une légère hésitation.

— Vas-y, dans ce cas.

— Je n’ai pas encore envie de disparaître.

Quand Will sourit, l’un de ses yeux se ferme plus que l’autre.

— C’est de la frime, hein ?

Elle arque les sourcils d’un air hautain.

— C’est impoli d’accuser quelqu’un de mentir.

— Je ne t’ai pas acc…, commence-t-il.

Au loin, le sifflet d’une locomotive retentit et Will se lève avec impatience. Il aperçoit le train, encore au loin, mais il vient du mauvais côté.

— Ce n’est pas ton père ? demande la fille.

Will secoue la tête.

— Viens au cirque, ce soir, propose-t-elle.

— C’est combien ?

Il sait que maman se fait du souci pour l’argent. Depuis toujours.

— Pour toi, rien du tout, dit-elle. Viens avec tes parents. Dis à l’homme devant l’entrée : « Jeg inviterte. »

— C’est un code secret du monde du cirque ? demande Will, tout excité.

— Ça veut seulement dire « Je suis invité » en norvégien.

— Tu es norvégienne ?

— À moitié norvégienne et à moitié française, lui confie-t-elle en haussant les épaules.

Pour Will, c’est un mélange très exotique.

— J’aimerais beaucoup y aller, dit-il.

Le train, qui laisse entendre un autre coup de sifflet, s’approche lentement. Le chef de gare se lève de son tabouret et sort de la cabane.

— Tu vas présenter ton numéro de disparition ? demande Will à la fille.

Elle sourit.

— Promets-moi de venir.

Jetant un coup d’œil, Will se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un train de marchandises. Il ne compte que deux wagons, mais ils ont l’air luxueux.

— Je me demande qui voyage dans celui-là, dit-il.

Lorsqu’il se retourne, la fille s’est éclipsée. Il balaie les environs des yeux et ne la voit nulle part. La locomotive passe devant lui en longeant le quai. Elle ne s’est tout de même pas jetée sur les rails ! Peut-être est-elle vraiment capable de se volatiliser. Will s’aperçoit qu’il ne sait même pas son nom…

Et elle a gardé la dent du sasquatch ! Frénétiquement, il plonge la main dans sa poche pour en être bien sûr. Vide. Le train s’immobilise. Le mécanicien et le chauffeur descendent de la locomotive et crient des ordres aux manœuvres.

— Elle a besoin d’être abreuvée et nourrie, les gars !

Will court le long du quai pour contourner le train. Peut-être parviendra-t-il à rattraper la fille. Un homme surgit soudain du wagon de passagers et Will le percute de plein fouet avant de s’étendre de tout son long. En se relevant tant bien que mal, il aperçoit des chaussures scintillantes, bien campées sur le quai.

— Désolé, monsieur ! lance-t-il à l’attention du gentleman.

C’est un type à la forte carrure. Pas étonnant qu’il ne se soit pas effondré. Il arbore une moustache et une barbe taillées avec soin. Sur sa tête carrée, ses cheveux ne commencent qu’au milieu du crâne. Son veston et son manteau élégants se tendent sur son ventre ferme. Will est surpris de découvrir dans ses yeux de l’amusement et non de la colère.

— Tu es rudement pressé, petit.

— Désolé, monsieur, mais… il y a une fille… qui m’a pris quelque chose…

— Ah ! Elle a dérobé ton cœur ?

Le visage de Will s’empourpre.

— Non, bredouille-t-il, honteux. Ma dent de sasquatch.

— Ah bon ? lance le gentleman, intrigué.

Se penchant, il ramasse le carnet à dessins de Will, un peu tordu. Il hausse les sourcils en examinant les croquis.

Will donnerait n’importe quoi pour disparaître, avec ou sans une bouffée de fumée. Mais il est hors de question qu’il reparte sans son carnet. Et il ne peut tout de même pas exiger de l’homme qu’il le lui rende.

— Jolies images, déclare celui-ci. Si je comprends bien, un membre de ta famille travaille au chemin de fer.

Will s’oblige à regarder l’homme dans les yeux.

— Mon père, monsieur. Je l’attends.

Will a l’impression d’avoir déjà vu ce gentleman. Mais où ?

— Il est là-haut, dans les montagnes ? Comment s’appelle-t-il ?

— James Everett.

Le gentleman esquisse un geste bourru de la tête.

— Un homme de qualité.

Will se demande si l’homme lui joue un tour.

— Vous le connaissez ?

— Bien sûr. Je me fais un point d’honneur de connaître mes meilleurs employés. J’administre le Canadien Pacifique. Je m’appelle Cornelius Van Horne.

Van Horne lui tend la main. Pendant un moment, Will est paralysé. Bien sûr qu’il le connaît, cet homme ! Il a vu sa photo dans les journaux. Son père a mentionné son nom dans ses lettres. Depuis cinq ans, Van Horne surveille les moindres aspects de la construction du chemin de fer. À la fois directeur général, ingénieur, visionnaire  et, selon le père de Will, un maître implacable. Toutefois, Will sait aussi par son père que l’homme avait ouvert un chemin dans la forêt vierge avec un sac de quarante livres sur le dos et franchi à gué une rivière aux eaux tumultueuses. Will lui serre la main. La poigne du baron des chemins de fer est à la fois rapide et forte.

— Comment t’appelles-tu ? lui demande Van Horne.

— William Everett, monsieur.

— Tu n’as pas vu ton papa depuis longtemps, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’ai une proposition, William Everett. Pourquoi n’embarquerais-tu pas avec nous ? Nous montons dans les montagnes.

Il hausse les sourcils et son front haut se plisse sous l’effet d’un soudain élan d’espièglerie.

— Tu surprendras ton père et tu seras de retour avant la tombée de la nuit. Et, avec un peu de chance, tu mettras la main sur une autre dent de sasquatch.

Will sent un mouvement en lui, celui d’une porte qui s’ouvre. Parce qu’il a rencontré la fille du cirque, peut-être, ou encore en raison de la vue de ces montagnes nouvelles, qui marquent l’entrée d’un monde à la fois neuf et dangereux ? Il a le pressentiment, en tout cas, que sa vie tout entière va en être bouleversée. Celle de son père a été si riche en aventures… Si Will tente quelque chose d’audacieux, peut-être son père sera-t-il impressionné. En plus, il y a des lustres que Will ne l’a pas vu. Comment peut-il laisser passer une occasion pareille ?

— J’ai le temps d’aller prévenir ma mère ? demande-t-il.

Comme pour lui répondre, le chef de train passe la tête par la fenêtre du wagon et crie :

— En voiture, monsieur !

— Tu viens, Will Everett ? lance Van Horne. Ça te fera une bonne histoire à raconter, non ? On a toujours besoin d’une bonne histoire à soi.

Le baron des chemins de fer pivote sur ses talons et remonte à bord.

Will jette un coup d’œil à la pension, où sa mère l’attend, puis aux montagnes. Le train siffle. Will grince des dents et inspire bruyamment. Il lance un regard au chef de gare, qui l’observe avec curiosité.

— Vous voulez bien dire à Lucy Everett que je suis monté au camp où travaille mon père ? Elle loge chez Mme Chester !

Et l’affaire est entendue. Il court vers les marches du train.

Dans le wagon, il s’arrête brusquement. Il a aussitôt le sentiment d’être miteux, de jurer dans le décor. Jamais encore il ne s’est trouvé dans un salon aussi chic, au milieu de messieurs aussi bien mis. Ils arborent des rouflaquettes et des hauts-de-forme et des gilets. Ils baignent dans la fumée de cigare et les arômes de brandy. Et tous le dévisagent.

— Je constate que vous avez pris un petit vagabond avec vous, Van Horne, dit l’un d’eux.

— Attention à ce que vous dites, Beddows, réplique sèchement Van Horne. Je vous présente William Everett, fils du poseur de rails. Il vient pour retrouver son papa.

Will remarque que l’un des hommes ouvre une fenêtre. Il a du mal à croire qu’il sent plus mauvais que la fumée de leurs cigares. Pourtant, il donnerait n’importe quoi pour se fondre dans le papier peint en velours.

Van Horne, cependant, pose une large main sur son épaule et commence les présentations, un sourire satirique flottant sur ses lèvres.

— William, le barbu ici présent est M. Donald Smith, président du Canadien Pacifique. Cet autre barbu est Walter Withers. Et l’homme extrêmement barbu que tu vois là est Sandford Fleming, un autre de nos ingénieurs et arpenteurs…

Et ainsi de suite. Will ne retient rien du tout. Il se contente d’esquisser un mouvement de la tête en tentant de soutenir le regard de ces hommes célèbres et fortunés. Il sent ses entrailles se tordre.

— Et cet homme imberbe, conclut M. Van Horne en désignant un grand monsieur aux cheveux noirs frisés, est M. Dorian.

— Comment vas-tu, Will ?

Contrairement aux autres hommes, il s’approche de Will et lui serre la main. Il a des pommettes exceptionnellement hautes, la peau d’une teinte chaude et un regard sombre et pénétrant.

— Bien, merci, murmure Will.

— M. Dorian ici présent s’est entiché d’un de mes tableaux, explique le baron des chemins de fer, qui se dirige vers le mur du séjour où est accrochée une huile. J’ai admiré tes dessins, mon garçon, dit-il en souriant. Donne-nous ton avis. C’est un beau tableau ?

Will l’étudie. Une maison en hiver, quelques traîneaux. Un forgeron occupé à ferrer un cheval.

— Il me plaît, déclare-t-il.

M. Dorian penche la tête.

— J’en offre un bon prix.

— Le prix n’y est pour rien, réplique M. Van Horne en riant. Je refuse de m’en séparer. Cette œuvre est ma fierté. Votre cirque ne compte-t-il pas déjà assez de babioles ?

— Certaines babioles sont plus belles que d’autres, répond M. Dorian.

Sa voix grave trahit un très léger accent. Français ? se demande Will.

— Vous travaillez pour le cirque installé près de la gare ?

La question lui a échappé. Peut-être connaît-il la fille et sera-t-il en mesure de lui dire son nom.

— Non, hélas.

— J’ai entendu dire qu’il misait sur une bonne funambule, déclare Will en jouant les connaisseurs.

— Ah bon ? Eh bien, je suis sans cesse à la recherche de nouveaux talents.

Au grand soulagement de Will, les hommes reprennent le fil de leurs conversations. Il gagne l’extrémité du wagon, où il s’installe sans bruit. Il observe et tend l’oreille. Par crainte de passer pour un mal élevé, il n’ose pas sortir son carnet à dessins.

Le dénommé Withers est sans doute photographe, car son adjoint et lui vérifient sans cesse le contenu de quelques caisses en bois renfermant un appareil photo et toute une panoplie d’autres accessoires.

Le train frissonne et s’élève dans les montagnes. Depuis Adieu, Will n’a pas aperçu la moindre habitation humaine. Souvent, il ne distingue que les hauts pins qui se dressent le long de la voie ferrée. Par moments, les arbres révèlent, en se clairsemant, un haut rocher escarpé et anguleux, embrasé par le soleil, ou une cataracte d’eaux noires dévalant du haut d’une falaise. Will sursaute lorsque le train s’engage sur un pont sur chevalets et qu’il entrevoit, des centaines de pieds plus bas, une gorge accidentée où l’eau tourbillonne.

Un serveur apporte un repas composé d’escalopes de poulet froides, de légumes vapeur et de petites pommes de terre bouillies. Aussitôt servi, Van Horne désigne Will à l’homme qui, à contrecœur, dépose devant lui une assiette et une serviette de table. Pendant un moment, Will se contente de fixer la nourriture en se demandant comment il est censé manger. Puis il se rend compte que l’épaisse serviette est enroulée autour du couvert.

Imitant la façon dont les hommes tiennent leurs fourchettes et leurs couteaux, Will s’efforce de manger proprement. La nourriture est délicieuse, de loin supérieure aux vagues machins bouillis que leur a servis Mme Chester la veille. Un peu de sauce tombe sur son veston. Il tente de l’éponger avec sa serviette, mais ne réussit qu’à l’étendre davantage. Aussi frotte-t-il le plus fort possible jusqu’à ce qu’elle disparaisse pour de bon.

— J’ai un carnet à dessins, moi aussi, annonce M. Van Horne en s’asseyant près de Will. Qu’est-ce que tu en dis, hein ?

Il tient dans ses mains un livre magnifiquement relié. Le papier est si riche et si crémeux que Will ne peut se retenir de le caresser. Sur deux pages s’étendent des croquis d’une machine si extraordinaire que Will a besoin de quelques secondes pour comprendre ce qu’il a sous les yeux.

— C’est une locomotive ?

— Absolument.

— Elle ne peut quand même pas être si grande ?

— Dès qu’elle sera construite, elle parcourra ces rails. C’est moi qui te le dis. Peut-être que tu monteras un jour à bord.

— Van Horne, lance Sandford Fleming, on peut dire que vous avez l’art d’éventer les secrets.

— Ce secret-là, réplique M. Van Horne en gratifiant Will d’un clin d’œil, rien ne nous oblige à le garder. Moi seul peux construire ce train et je le ferai. Et, qui sait, peut-être un jeune homme comme William le conduira-t-il un jour.

— Vous l’appellerez comment, monsieur ?

Le Prodigieux.

Un homme à l’énorme barbe blanche laisse entendre un rire grondant.

— L’aménagement de la voie a dix fois failli nous acculer à la faillite… et le pays avec nous. Votre goût du risque m’émerveille.

— Je suis insatiable, Smith, réplique Van Horne. Et sans cet appétit, nous n’aurions pas terminé le chemin de fer.

— Sans parler de la chance pure et simple, lance Smith. Une partie de poker, messieurs ?

Le wagon s’assombrit et Will croit qu’ils se sont engagés dans un tunnel. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, il aperçoit des arbres, si denses que leurs branches frôlent le wagon et cognent contre lui.

— Pourquoi ces arbres n’ont-ils pas été émondés ? demande Van Horne, furieux. La dernière fois, déjà, j’ai donné mes ordres. Ce n’est pas…

On entend un bruit sourd et sonore. Will, en se retournant, entrevoit dans la fenêtre une forme sombre qui se hisse rapidement sur le toit.

— Messieurs, nous avons un invité importun, déclare Van Horne en sortant un pistolet de son veston.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Will, la gorge serrée. Un…

— Oui. Baisse la tête et éloigne-toi des fenêtres, lui ordonne Van Horne.

Pétrifié, Will voit les autres hommes dégainer à leur tour. Sandford Fleming décroche une carabine d’un râtelier et la charge. Vite, ils foncent vers les fenêtres, baissent les vitres et sortent la tête et les épaules du wagon. Plissant les yeux, ils visent et tirent.

Malgré les détonations assourdissantes, Will entend le martèlement frénétique de pas au-dessus de sa tête. Les poutres de bois frissonnent sous le poids considérable de la créature.

Accroupi sur le sol, Withers, le photographe, promène son regard à gauche et à droite. Son adjoint gémit doucement. M. Dorian, le seul homme qui ne soit pas armé, se tient calmement au centre de la pièce, affichant un air légèrement amusé.

— Vite, messieurs, s’écrie Van Horne. S’il atteint la locomotive, il tuera notre mécanicien.

Les hommes rechargent leurs armes et redoublent d’efforts. La fumée de la poudre pique les yeux de Will. Les bruits de pas résonnent toujours sur le toit, progressant vers l’avant, puis ils s’interrompent.

— Je ne le vois nulle part, crie l’un des hommes.

M. Dorian saisit la dernière carabine sur le râtelier et, d’un pas calme, s’avance vers l’avant du wagon. Il tend l’oreille, ses pommettes colorées de rouge, puis tire un seul coup de feu à travers le plafond.

On entend un boum retentissant sur le toit, suivi de grattements. Will pivote sur lui-même au moment où une silhouette brune se profile devant la fenêtre. Courant, il entrevoit une créature colossale et velue, effondrée à côté de la voie. Il se sent fiévreux et son cœur s’emballe. Il s’assied.

— Tiens, ça calme les nerfs, dit Van Horne en lui tendant un petit verre de brandy.

Will l’accepte d’une main tremblante et le vide en une seule gorgée brûlante.

— Nous y sommes presque, l’informe Van Horne en lui donnant une petite tape sur l’épaule.

Le baron des chemins de fer se tourne alors vers M. Dorian.

— Bien joué, monsieur. Vous êtes un homme plein de ressources.

Les vitres remontent, les armes disparaissent, les cigares se rallument, une nouvelle tournée de brandy est servie. Au fur et à mesure que le train grimpe, le trajet devient plus pénible. Le train bondit sur les rails inégaux, grince dans les virages. Malgré les deux poêles du wagon, la température refroidit. Contemplant le paysage de granit et de forêt et de neige, Will se demande s’il aurait dû rester à Adieu.

Au bout d’une trentaine de minutes, la locomotive laisse entendre un dernier coup de sifflet et commence à ralentir.

— Bon, messieurs, demande Van Horne en se levant, vous êtes prêts à écrire une page d’histoire ?

Lorsque le train s’immobilise, Will laisse les hommes sortir en premier. Il espère que Van Horne lui dira où trouver son père, mais le baron des chemins de fer semble l’avoir oublié. Will reste seul.

— Dégage, dit le serveur en grimaçant.

Will descend du wagon. Ici, pas de quai. Que du gravier. Malgré le soleil, il fait froid à cette altitude. De part et d’autre des rails, la neige est épaisse. Le parfum des pins lui pique les narines. Il se remplit les poumons et se met à marcher.

À gauche de la voie ferrée, le terrain descend en pente douce au milieu d’une forêt clairsemée qui se termine par un précipice abrupt. D’en bas monte le rugissement d’une rivière en crue. Devant Will, à droite des rails, on a abattu quelques arbres pour aménager le camp de travail.

De la fumée monte des cheminées des baraques branlantes. Des hommes tournent en rond. Will est trop timide pour crier le nom de son père. Mieux vaut aller jusque-là, suppose-t-il, et demander à quelqu’un, mais cette perspective l’effraie un peu.

Les dignitaires de la compagnie de chemin de fer marchent sur les rails vers une foule qui s’assemble. Withers, le photographe, ferme la marche, son adjoint et lui ployant sous le poids de leur matériel.

— William ?

Levant les yeux, Will voit quelqu’un s’avancer vers lui. Non pas un gentleman, mais un ouvrier de grande taille, coiffé d’une casquette. Le soleil et le vent ont tanné son visage, et il est plus mince que l’homme que Will dessine et redessine de mémoire depuis trois ans. Mais lorsque James Everett esquisse son sourire de guingois reconnaissable entre tous, il est, brusquement et sans contredit, le père de Will.

— Will ! s’écrie-t-il en le serrant fort dans ses bras.

Sous les vêtements qui sentent le moisi, la poitrine et les bras de son père sont aussi durs que le granit qu’il a fait sauter dans les montagnes. Will se sent parfaitement en sécurité.

— M. Van Horne m’a dit que tu étais monté dans le wagon de la compagnie !

— C’est lui qui m’a invité !

James Everett secoue la tête.

— Celle-là, c’est la meilleure.

— Un sasquatch a sauté sur le toit !

— Ça ne m’étonne pas. Où est ta mère ?

— Elle attend à Adieu.

— Bien. Elle sait que tu es ici, au moins ?

— Je lui ai envoyé un message.

Son père le tient à bout de bras.

— Tu as grandi. Bientôt, tu me dépasseras. Un beau jeune homme, de la tête aux pieds.

Will sourit en essayant de se reconnaître dans les traits de son père… et constate la ressemblance, là, dans le sourire de guingois. Will est bâti comme lui, même s’il lui reste beaucoup de poids à prendre. Il a les cheveux roux de sa mère, mais les grandes mains de son père. Ce dernier lui rappelle ces arbres qu’il a vus dans le train de Winnipeg, ceux qui prospèrent dans l’adversité, deviennent plus forts et plus obstinés.

— Je t’ai apporté quelque chose, dit Will avec hésitation.

Il craint que son père n’apprécie pas son cadeau, qu’il le juge puéril. Il tend la main vers le carnet à dessins, au fond de sa poche, mais on entend une cloche sonner.

— Tu me montreras ça après la cérémonie, d’accord ? dit son père. Ça va commencer. La pose du dernier crampon.

Le dernier crampon. C’est une expression que Will a souvent lue dans les journaux et dans les lettres de son père. Elle est si évocatrice qu’elle reste en suspension dans l’air, tel l’écho d’un coup de tonnerre.

Will laisse le carnet à dessins au fond de sa poche. Son père l’entraîne vers la foule de plus en plus dense. Will sourit, heureux du poids de la main de son père sur son épaule. Un second camp de travail se dresse à bonne distance du premier. Là, pas de baraques en bois. Que des tentes et de misérables appentis, où des Chinois boivent du thé et entassent leurs possessions dans des sacs en lambeaux.

— Ils n’assistent pas à la cérémonie ? demande Will.

— Pas eux, répond doucement son père. Ils n’aiment pas beaucoup le chemin de fer et je les comprends. Ils occupaient les emplois les plus dangereux et ont perdu un grand nombre des leurs.

Puis Will voit une chose qui l’oblige à s’immobiliser pour mieux regarder. Une tête enfoncée au sommet d’un haut poteau. Des mouches tourbillonnent autour de la chair en putréfaction et, pendant un moment, Will croit qu’elle est humaine. Puis il aperçoit des plaques de fourrure galeuses et décolorées par le soleil.

— Un sasquatch ? demande-t-il à son père.

James Everett hoche la tête.

— Celui-ci est venu rôder l’autre soir. Il a tué un des dynamiteurs chinois et s’apprêtait à l’entraîner avec lui.

— Pourquoi a-t-on mis sa tête là ?

— Certains hommes croient que c’est une façon de les effrayer, mais ça ne donne rien. Pas depuis que nous avons commencé à leur tirer dessus.

Will a si souvent lu les lettres de son père qu’il les connaît presque par cœur. L’année dernière, lorsque les premières équipes sont entrées dans les montagnes, les autochtones les ont mis en garde contre les sasq’est ou hommes-branches. Bon nombre d’ouvriers n’y ont vu que d’absurdes superstitions. Ils ont eu tort. Les jeunes, arrivés les premiers, se sont révélés une nuisance : ils chipaient du bois dans les tentes-réfectoires, jouaient avec les outils des ouvriers à la façon de singes comiques. Les adultes, cependant, n’avaient rien de drôle.

— Allez, viens, dit son père.

Ils ont rejoint les premiers rangs de la foule. Son père joue des coudes pour s’approcher. Personne ne semble s’en offusquer, car il a un bon mot pour chacun. Les hommes disent : « C’est ton fils ? » et « Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! » et « Laissez-le passer, vous autres ! » Peu après, Will se tient debout derrière les dignitaires avec qui il a voyagé. Coiffé de son haut-de-forme, M. Smith est le plus grand d’entre eux. Will voit M. Van Horne dire quelques mots à l’homme à la barbe féroce. Tendus sur leurs amples ventres, leurs manteaux de laine sont boutonnés jusqu’au cou.

De part et d’autre des rails se trouvent les ouvriers, humblement vêtus, comme le père de Will. Certains fument et tous donnent l’impression d’avoir grand besoin d’un bain chaud et d’un bon repas.

— Sommes-nous prêts, messieurs ? demande Withers, penché sur son appareil photo.

Will voit Van Horne s’avancer.

— Ce formidable chemin, tonne-t-il, parcourra notre nouveau pays d’un océan à l’autre. Messieurs, vous avez travaillé longtemps et très fort pour qu’arrive ce moment et vous méritez tous une part de notre gloire. Soyez fiers, car aucun autre projet d’une telle envergure ne sera réalisé de notre vivant… Aujourd’hui, vous entrez dans l’histoire, pour l’éternité.

Will applaudit avec les autres.

— Pour achever cette entreprise colossale, M. Donald Smith, président du Canadien Pacifique, posera le dernier crampon !

D’autres acclamations fusent au moment où M. Smith s’avance, armé d’un marteau de forgeron argenté.

Un malingre représentant du chemin de fer s’approche avec un long étui orné et recouvert de velours.

Will a l’impression que tous les hommes s’avancent d’un pas vers l’objet. Ils laissent entendre un hoquet collectif, tel un souffle de vent de montagne. Will se hisse sur la pointe des pieds au moment où Smith sort de l’étui un crampon de six pouces. Impossible de s’y méprendre : il a le lustre mat de l’or et l’éclat des diamants qui, incrustés d’un côté, forment un nom qu’il ne peut pas voir.

— J’ai entendu dire qu’il vaut plus de deux cent mille dollars, déclare d’un ton amer un homme posté derrière Will. Je n’aurais pas assez de dix vies pour gagner la moitié de cette somme.

En se retournant, Will découvre un homme de l’âge de son père, avec des cheveux vaguement roux et une barbe un peu grisonnante. Il a des yeux bleu glacier. Son nez donne l’impression d’avoir été brisé plus d’une fois.

— Si vous voulez mon avis, c’est criminel de dépenser autant pour un crampon, surtout que nous travaillons depuis deux mois comme des esclaves sans que le wagon de la paie soit passé. Je parie que Van Horne a été payé, lui.

L’homme fixe Will en haussant les sourcils d’un air de défi et le garçon se détourne.

Calmement, le père de Will déclare :

— En fin de compte, Van Horne a respecté ses promesses envers nous, Brogan. Il a tenu sa part du marché.

— Disons qu’il a eu la meilleure part, concède Brogan en reniflant.

— Prêt quand vous l’êtes, monsieur Smith, lance Withers, campé derrière son gros appareil.

Donald Smith positionne le crampon au-dessus de l’ultime plaque d’acier et empoigne le marteau de forgeron.

— On ne bouge plus ! crie le photographe. Et, monsieur Smith, je dois vous demander de garder la pose une fois que vous aurez tapé sur le crampon.

Smith s’élance et se fige.

— Et… merveilleux ! s’exclame le photographe.

Smith, cependant, a raté la cible et Will constate qu’il a courbé le crampon au lieu de le planter comme il faut.

Van Horne rit de bon cœur.

— Smith, vous avez passé trop de temps derrière un bureau, on dirait.

— Laissez-moi le redresser, monsieur, dit l’adjoint en tentant vainement de sortir le crampon avec ses mains.

Van Horne s’avance et l’arrache d’un geste rapide. Il prend le marteau des mains de Smith et, d’un coup sec, redresse le crampon d’une valeur inestimable en l’appuyant contre le rail.

— À vous l’honneur, Van Horne, lance Smith, beau joueur. Plus que quiconque, vous vous êtes investi dans ce chemin de fer.

— Peut-être, dit Van Horne en parcourant la foule des yeux avant de les poser sur Will. Mais il est destiné à la jeune génération, qui s’en servira longtemps après notre disparition. Que dirais-tu d’essayer, mon garçon ?

Will sent tous les regards peser sur lui, plus intenses que la lumière du soleil.

— Vas-y, murmure son père, une main sur son dos. Tu en es capable.

— Oui, monsieur ! répond Will, si nerveux que sa voix résonne beaucoup plus fort qu’il l’avait escompté.

Il s’approche et ses jambes lui semblent étrangement coupées du reste de son corps.

Il s’empare du marteau de forgeron que lui tend Van Horne.

— Une main en haut, lui dit calmement le baron des chemins de fer. Serre fort. Remonte le marteau jusqu’à la hauteur de ton épaule. Ne quitte pas le crampon des yeux.

De si près, Will peut lire le mot qu’épellent les diamants incrustés sur le côté : « Craigellachie ».

— C’est le nom que je donne à cet endroit, explique Van Horne. Maintenant, tape !

Will bande ses muscles et s’exécute.

Seules les acclamations poussées par la foule lui apprennent qu’il a réussi.

— Bravo, mon garçon ! s’écrie Van Horne. Le dernier crampon !

— Tu as fini le chemin de fer, Will ! lui dit son père en lui tapant dans le dos.

— À nous le Pacifique ! s’écrie Donald Smith.

Sur les rails, le sifflet de la locomotive de la compagnie résonne. Les hommes sortent leurs pistolets et tirent dans les airs. Les versants chargés de neige répercutent les détonations : on croirait entendre le crépitement d’un grand feu d’artifice.

Lorsque le calme revient, le grondement est si bas qu’il est à peine audible, mais Will, lui, le perçoit. Alarmé, il se tourne vers son père. Les mains en visière, James Everett fixe le sommet. Will voit une plaque de neige immaculée se froncer et se détacher en une masse irrégulière. Un doux brouillard blanc se soulève, semblable à de l’écume de mer, poussant devant lui une crête énorme et grandissante.

— Avalanche ! hurle James Everett en montrant la neige du doigt. Avalanche !

C’est le chaos : les hommes courent se mettre à couvert, interrogeant du regard la neige qui dévale dans l’espoir de deviner l’endroit où elle frappera. « Pas par là ! » crie-t-on. « Restez près de la paroi rocheuse ! » Withers s’empare de son appareil photo et de son trépied et, sur les talons des dignitaires, court vers la locomotive.

— Déplacez le train ! Faites-le reculer ! hurle Van Horne. Abritez-vous, les gars ! Aux galeries, aux galeries ! C’est la meilleure solution !

— Par ici ! dit le père de Will en détalant.

Will sait que les galeries ont pour but d’empêcher la neige d’obstruer les voies qui serpentent à flanc de montagne, mais sont-elles assez solides pour résister à une avalanche ?

Le roulement de tonnerre s’accentue. Courant derrière son père, il trébuche et tombe lourdement sur les rails. Encore ces satanés lacets ! Il essaie de se relever, mais le bout de sa botte est coincé sous l’une des traverses. Une sensation de brûlure lui parcourt la cheville.

— Papa !

Son père se retourne et revient vers lui en courant.

— Ta cheville est cassée ? demande-t-il, haletant.

— Coincée.

Il essaie de dégager le pied de Will, mais ne réussit qu’à aviver la douleur.

Le sol commence à trembler.

— Tant pis ! Tant pis ! Il n’y a qu’à détacher le lacet et à sortir ton pied.

Will voit son père lever les yeux sur la neige, puis regarder son pied, ses doigts tirant sur le lacet.

— Ça y est presque… Sors ton pied.

En poussant un cri de douleur, Will obéit et son père l’aide à se relever.

— Appuie-toi sur moi.

Non loin de là, Will aperçoit un homme qui, penché sur la voie, tente d’arracher un crampon à l’aide d’une pince à levier. Puis, levant les yeux sur la neige, il comprend qu’il est trop tard. Son regard croise celui de son père.

— Désolé, lance Will au moment où le vent saturé de neige les atteint.

— Reste en surface ! lui crie son père, malgré le vacarme. Nage !

Son père disparaît dans le blizzard et Will court, la douleur dans son pied oubliée. Il avance à l’aveuglette. Le sol est un tapis blanc qui se dérobe sous ses pas. Il chancelle, conscient que la moindre chute lui serait fatale. Il se projette vers l’avant en se débattant comme un fou dans l’espoir de rester au-dessus du tourbillon de neige. Il le pousse, le roue de coups avec sa masse terrifiante. Pas le temps d’avoir peur. Il est un animal sauvage qui se démène dans l’espoir de rester sur le dessus. Il est enseveli, refait surface, essaie de respirer, bousculé par les muscles puissants de l’avalanche.

Un objet long et étroit passe à côté de lui et le décapite presque… et il se rend compte qu’il s’agit d’un bout de rail tordu. Sur sa droite, il devine l’ombre floue de son père qui nage un moment près de lui avant de s’éclipser de nouveau. Dans le blizzard, il entrevoit les hautes branches d’un arbre à moitié enseveli et il tente de s’y accrocher, mais il est entraîné plus loin. Il a conscience d’être emporté vers les bois clairsemés, juste au bord de la gorge.

D’autres branches se profilent devant lui et cette fois il parvient à s’y agripper. Son corps est secoué de toutes parts par la redoutable force de la neige, mais il refuse de lâcher prise, même quand sa tête est recouverte et que la neige envahit ses narines. Il suffoque, tente de reprendre son souffle.

Puis c’est l’immobilité et le silence. Will détache une de ses mains de l’arbre et s’en sert pour dégager son visage. Il projette son bras vers le haut et, grattant fébrilement, se libère. De la neige comprimée fond dans son col, glisse le long de son dos et de sa poitrine. Il entrevoit un coin de ciel bleu et gonfle avidement ses poumons. Lentement, il s’extirpe de la neige pour se blottir dans les bras de l’arbre.

Grelottant, il voit se déployer devant lui un paysage transformé. Parmi les arbres, dont certains ont été renversés, la neige s’élève sans doute à vingt pieds d’épaisseur. Le sol est jonché de débris : branches, rails d’acier jaillissant çà et là, traverses en bois. Au-delà des bois, ni la voie ferrée ni les galeries ne sont visibles. Le soleil brille. En chœur, les oiseaux recommencent à pépier gaiement. Will songe au carnet à dessins dans la poche de son veston trempé par la neige, aux traits de crayon qui s’estompent sur le papier mouillé.

Des arbres monte un bruit tel que Will n’en a jamais entendu, une série de hululements bourrus, inhumains, qui se terminent par une sorte de soupir lugubre.

— Ça va, Will ?

Une vingtaine de pieds plus loin, son père se retient à un arbre.

— Je vais bien !

— J’arrive ! lance son père.

C’est à ce moment qu’ils le voient. Un peu plus haut sur le versant, dépassant de la neige, se trouve le crampon en or.

Un froissement attire l’attention de Will. Un homme couvert de neige s’accroche à un arbre voisin. Une écharpe enroulée sur son visage ne laisse voir que ses yeux.

— Ça va ? lui crie le père de Will.

L’homme se contente de lever une main. Ses yeux, remarque Will, sont rivés sur le crampon en or.

— Au secours !

Ce cri-là, assourdi, provient du bas de la pente où, à moins de quarante pieds du perchoir de Will, le sol plonge dans le défilé et la rivière aux eaux tumultueuses en contrebas. Will plisse les yeux. Tout au bord du précipice, suspendu à un pin grêle qui ploie, les jambes ballant dans le vide, Cornelius Van Horne.

— Tenez bon, monsieur ! lance le père de Will. J’arrive !

Il se tourne vers l’homme à l’écharpe.

— Viens m’aider, toi !

L’homme ne bronche pas.

Des arbres montent de nouveaux hululements bourrus.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Will.

Instinctivement, cependant, il sait.

— La branche ne tiendra pas très longtemps ! lance Van Horne avec un calme étonnant.

— Papa ? fait Will.

La peur se répand en lui, tel un froid glacial.

— Reste où tu es, Will. Ça ira.

Will voit son père descendre vers le baron des chemins de fer en plantant ses pieds et ses mains dans la neige pour se ralentir. Du côté droit, un énorme amoncellement de neige grommelle, grince et se déverse dans la gorge. Will éprouve les vibrations dans son corps. La neige accumulée au bord du précipice risque à tout moment de dégringoler.

— Ça ira, monsieur, dit le père de Will en atteignant le pin grêle.

Il enroule ses jambes autour du tronc et tend la main vers Van Horne.

— Je saisis votre poignet et vous prenez le mien, monsieur.

Le baron des chemins de fer est un homme corpulent et Will entend son père gémir sous son poids. Cramponné à l’arbre, James Everett tire.

Dans sa poitrine, le cœur de Will, qui voit son père se débattre au bord du précipice, est un petit animal pris de panique. Van Horne étire son autre main et empoigne une branche solide, puis il tire de son côté. Au bout d’une minute, au prix d’efforts surhumains de la part des deux hommes, le baron atteint le tronc et s’y accroche fermement. La tête appuyée sur l’écorce, ils reprennent leur souffle.

Will expire et entend un bruissement derrière lui. En se retournant, il voit l’autre homme descendre vers le crampon en or. Il regarde Will et porte un doigt enflé à sa bouche.

— Chuuut.

Il cueille le crampon dans la neige.

— Nous nous comprenons bien, toi et moi, pas vrai ? chuchote-t-il à l’intention de Will. Tu appelles et je vous retrouve, puis je vous égorge, ton père et toi. Compris ?

Terrifié, Will se contente de fixer le visage voilé de l’homme, l’étroite bande de peau de part et d’autre de ses yeux bleu glacier.

Je te connais, songe Will, qui tient sa langue.

Le dénommé Brogan tourne sur ses talons et entreprend tant bien que mal de remonter. Il effleure une branche cassée dont le bout tressaille et lui agrippe la cheville.

En grognant, Brogan tente de se dégager, mais la branche fléchit et s’allonge. À la manière d’un arbre mutant surgissant de la terre, un long bras s’étire et donne naissance à une épaule osseuse et à une tête étroite, parsemée de neige. Entraîné soudain dans l’autre sens, Brogan pousse un cri horrifié.

Au moment où le sasquatch s’extirpe de la neige, une odeur pestilentielle parvient aux narines de Will. Il comprend maintenant pourquoi les autochtones appellent ces créatures les hommes-branches : leurs membres fins et pourtant puissants semblent faits des mêmes matériaux indestructibles que la forêt de montagne.

Will réalise que c’est un jeune, nettement plus petit que lui. Bien que la gueule de la bête soit grande ouverte et ses crocs dénudés, Will se demande si elle attaque Brogan ou si elle se contente de lui grimper dessus, à la façon d’un homme qui tente d’éviter la noyade. Brogan frappe le sasquatch. D’une poche, il sort un long couteau et poignarde la créature à l’épaule. Elle s’écroule en laissant entendre un terrible cri strident.

Pendant un moment, Will pense que la cime d’un arbre s’est cassée, car un objet très mince et très grand atterrit dans la neige à côté de Brogan. Mais ce n’est pas un arbre. C’est une furie de sept pieds tombée du ciel pour protéger son petit. Will sent ses entrailles se liquéfier sous l’effet de la peur. Les bras de la créature sont de vastes branches noueuses, et ses pieds griffus, des racines raboteuses. La femelle sasquatch se penche, saisit Brogan par un bras et une jambe et, d’un geste ample, le lance dans les airs. Le crampon en or tombe de ses vêtements et atterrit dans la neige, près de Will. Brogan lui-même poursuit sa trajectoire dans les airs, glisse sur la neige en poussant un cri de terreur et tombe dans la gorge.

La poitrine haletante, la sasquatch jette un coup d’œil à son petit et se tourne vers Will.

— Papa ! hurle Will.

— Ne bouge pas ! crie son père. Ne lui tourne pas le dos ! J’arrive !

Cramponné à l’arbre, Will voit la sasquatch secouer la neige de son corps velu.

— Elle veut juste récupérer son enfant, Will, lui lance son père. Montre-lui que tu n’es pas une menace. Ne la regarde pas dans les yeux.

Will sent un tremblement et voit la neige glisser lentement à côté de son arbre vers le précipice. De vastes plaques de neige plongent dans l’abysse. Le pin de son père, laissant entendre un craquement sinistre, s’incline vers le défilé.

— Ça cède ! crie Will en voyant la surface neigeuse se plisser tout autour de lui.

— Nagez ! crie le père de Will à Van Horne.

Les deux hommes entreprennent de remonter vers Will. En glissant, la neige les heurte. Aux yeux de Will, les hommes ne semblent pas bouger, mais ils luttent contre la marée.

En se retournant, Will constate que les deux sasquatchs se laissent descendre vers lui, portés par le courant de neige. Will se réfugie du côté éloigné du tronc. Sur la neige, le crampon en or passe et Will le saisit.

— Nous arrivons, Will ! crie son père derrière lui.

Les sasquatchs, cependant, vont plus vite. Incapable de se retenir, Will regarde la créature en face et découvre des yeux aussi vieux et impitoyables que la montagne.

— Recule, Will ! hurle son père.

Mais alors retentit une détonation.

Par-dessus son épaule, Will voit un pistolet fumant dans la main de Van Horne.

La mère sasquatch s’effondre dans la neige et son corps inerte est emporté par le courant. Le jeune pousse un cri frénétique et s’élance vers Will, la gueule grande ouverte.

Un énorme filet tombe et se referme sur le petit sasquatch. La créature se cogne à l’arbre et se débat en aboyant. Will se met hors de sa portée.

— Ne tirez pas ! crie une voix venue des arbres.

M. Dorian apparaît, chaussé de raquettes, en compagnie de trois hommes qui portent d’épaisses cordes sur leurs épaules. La neige s’est enfin stabilisée.

— Nous l’avons, messieurs. Tout va bien, lance M. Dorian. Attrapez les cordes !

Les hommes les lancent et Will s’accroche à l’une. On remonte M. Van Horne et son père à côté de lui.

— Will, demande son père, ça va ?

Will hoche la tête, incapable de répondre.

— Eh bien, Dorian, dit Van Horne, haletant, vous n’êtes pas venu uniquement pour ma peinture, n’est-ce pas ?

— Je suis venu pour plusieurs raisons, réplique M. Dorian. Pour assister à l’achèvement du plus grand chemin de fer du monde… et pour capturer un sasquatch destiné au plus grand chapiteau du monde.