Will a à peine eu le temps de prendre trois respirations sifflantes que déjà la porte rouge du fourgon de queue s’ouvre avec fracas. Tout ce qu’il voit, c’est un pantalon en denim élimé, puis une main le saisit par le col et le relève. Will fixe le visage en furie d’un jeune homme en salopette.
— Pas dans mon train ! hurle le gardien.
En s’aidant des deux mains, il entraîne Will vers le bord de la plate-forme.
Terrifié, Will voit les traverses défiler à vive allure.
— Non ! hoquette-t-il. Attendez !
— Tu es monté, tu peux bien descendre !
Un autre homme s’encadre dans la porte
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il.
C’est un Chinois plus âgé, avec des cheveux argentés et un visage sans rides. La jambe gauche de son pantalon, qui flotte librement, se termine par une épingle.
— Un clandestin, explique le jeune homme.
Et William sent les poings du gardien se refermer. Ses yeux sont un peu trop rapprochés l’un de l’autre. Ce détail de sa physionomie, conjuguée à sa moustache aux bouts retroussés, lui confère une expression encore plus courroucée.
— Je me préparais à le jeter par-dessus bord.
— Pas si vite, Mackie, dit l’autre homme. Ce n’est qu’un garçon.
Will, étranglé, parvient à peine à articuler les mots.
— … pas un clandestin… un passager…
Après quelques halètements, il ajoute :
— Première classe.
Mackie laisse entendre un son moqueur et Will baisse les yeux sur ses habits. Son veston est en lambeaux et son pantalon est crotté et troué à l’un des genoux. Il a perdu une chaussure. Il n’a pas du tout l’aspect d’un passager de première classe. Il n’a pas l’air d’un passager du tout. Même les colons sont mieux mis que lui.
— Où est ton billet, alors ? demande Mackie.
Will avale sa salive. Il n’a pas songé à le prendre avec lui, certain qu’on le reconnaîtrait lorsqu’il remonterait à bord.
— Je m’appelle Everett, dit-il en avalant sa salive. William Everett ! Le fils de James Everett !
— Le directeur général du train ? demande le gardien chinois en haussant un sourcil.
— Voyons donc, Sticks ! C’est un vagabond ! rétorque Mackie, exaspéré.
— Ses habits ne sont pas ceux d’un vagabond, déclare Sticks en examinant Will de la tête aux pieds. Ils sont déchirés et sales, c’est tout.
— Il a seulement une chaussure ! s’exclame Mackie.
— Mais elle est de bonne qualité, répond Sticks avec l’amorce d’un sourire.
— J’ai perdu l’autre dans les bois, murmure Will.
— En plus, il pue, dit Mackie. Y a longtemps qu’il les porte, ses vêtements.
— C’est de l’urine de sasquatch, explique Will.
Le front de Mackie se plisse.
— Quoi ?
— Pour éloigner les animaux. J’en ai acheté à un comptoir.
— Un demeuré, par-dessus le marché, note Mackie. Tout l’monde sait que ça marche pas, ce truc-là.
À cet instant, l’énergie fébrile qui a soutenu Will de la forêt jusqu’au train l’abandonne d’un coup. Il a froid et se sent malade. Ses membres se mettent à trembler.
— Il est tout pâle, observe Sticks. Emmène-le à l’intérieur.
Mackie laisse entendre un soupir contrarié, mais il tourne Will vers la porte et lui donne une bourrade.
— Tu dois avoir pris un coup de froid, dit Sticks en guidant Will vers un poêle ventru. Assieds-toi là.
Will se laisse tomber maladroitement sur une chaise, tandis que le gardien jette quelques morceaux de charbon dans le poêle. Difficile de savoir son âge. Ses yeux sont aimables. Le poêle irradie une bonne chaleur et Will frissonne. Il sent maintenant en lui le froid qui régnait dans les bois. Autant qu’il l’ose, il rapproche son visage de la fonte en prenant appui sur ses mains.
Quelques casseroles, dont l’une bouillonne légèrement, s’entassent sur le poêle, et un parfum délicieux s’en dégage.
Sticks verse un liquide dans une tasse et la propose à Will.
— Tu peux la prendre sans la renverser ?
En hochant la tête, Will accepte volontiers la tasse et la tient entre ses mains. Pendant un moment, tout ce qu’il veut, c’est sentir sa chaleur contre ses doigts. Puis, la portant à sa bouche, il constate qu’il s’agit non pas de thé, mais d’une sorte de merveilleux bouillon. Il boit avidement.
Sur un lit de camp, Sticks prend une couverture pliée avec soin et la drape sur les épaules de Will.
— Merci, dit celui-ci.
Au bout de quelques minutes, la chaleur de la soupe se répand dans son ventre et les tremblements s’arrêtent.
— Vous êtes le gardien du fourgon de queue ? demande-t-il.
— Oui. Je m’appelle Paul Chan.
Will lui serre la main.
— Heureux de vous rencontrer, monsieur Chan, dit Will. Il jette un coup d’œil au jeune homme affalé sur une chaise, les bras croisés avec méfiance.
— Et cette tête brûlée, là, c’est Brian Mackie, dit Sticks, mon serre-frein.
— Merci de ne pas m’avoir jeté en bas du train, dit Will.
Mackie laisse entendre un vague grognement.
Pour la première fois, Will prend le temps d’examiner son environnement. À côté du poêle se trouve une table en bois. En dessous, une tablette abrite des casseroles, des sachets de riz, des oignons et des pommes de terre. Au-dessus de l’évier et de la pompe, il remarque deux autres tablettes où s’alignent des couverts et des couteaux et des boîtes de conserve.
Plus loin, de part et d’autre du fourgon, il y a un petit lit. Des chemises et des manteaux et des pantalons sont accrochés haut sur le mur. Dans le coin éloigné, un bureau bien rangé avec, au-dessus, une horloge, un petit miroir et un tableau en liège sur lequel sont punaisés des horaires et des listes. À l’avant se découpe une porte étroite qui, selon les estimations de Will, doit être celle des toilettes. Il vient de se rendre compte que les gardiens font tout le voyage à cet endroit. C’est leur chez-eux. Grâce à des lanternes à gaz, les lieux baignent dans une lueur accueillante. Il y a une petite fenêtre carrée de part et d’autre du fourgon et même deux ou trois images accrochées aux murs.
Le détail le plus intrigant se trouve tout juste au-dessus de lui. En levant les yeux, il découvre un petit poste d’observation muni de fenêtres sur tous les côtés, avec deux chaises pivotantes posées sur des plates-formes auxquelles on accède par une échelle.
— C’est la coupole, explique Sticks en remarquant l’objet de son intérêt. Nous nous y asseyons quand le train entre dans une gare ou en sort et aussi pendant les manœuvres d’aiguillage. Nous nous assurons qu’il n’y a pas d’obstacles sur la voie.
Will se dit que, dans d’autres circonstances, il demanderait sans doute la permission d’aller s’asseoir sur l’une de ces chaises.
— Nous nous apprêtions justement à souper. Tu as faim ?
— Ça va te changer de la première classe, dit Mackie avec aigreur.
Sticks prend des bols sur la tablette. Il soulève le couvercle de la plus grande des casseroles et, à l’aide d’une louche, sert un ragoût épais, composé de carottes et de pommes de terre et d’oignons et de petits pois et de panais et de cubes de bœuf. Il tend à Will un bol et une cuillère. Will se contente d’abord de l’admirer, posé sur ses genoux. La veille, il a mangé de l’agneau en première classe, mais, en ce moment, il croit n’avoir jamais respiré un parfum plus délicieux. Il se met à manger avec appétit.
— Je suppose qu’on les nourrit pas beaucoup, devant, dit le jeune homme.
— Silence, Mackie, lui ordonne Sticks avec une calme autorité.
Il arrache un gros morceau de pain à une miche foncée et le tend à Will.
— Pour éponger la sauce.
Will promène son pain autour du bol et dévore jusqu’à la dernière miette de ce repas. Il l’apprécie avec une ferveur qu’il n’a pas ressentie dans le wagon-restaurant de première classe. Il remarque tout : la texture granuleuse, le goût du levain.
— Merci, dit-il avec gratitude.
Quelques notes mélodieuses flottent dans l’air et Will lève un regard inquisiteur.
— Mon carillon éolien, explique Sticks. Je l’ai accroché à l’arrière. À présent, Will Everett, si tu nous disais ce que tu fabriques à bord de mon fourgon de queue ?
Le ventre plein, Will se sent rasséréné. Il commence à raconter son histoire. Pour éviter le regard hostile de Mackie, il fixe Sticks, qui l’observe patiemment et hoche la tête de temps en temps. Il rit même en entendant Will relater l’achat de l’urine de sasquatch.
Arrivé au passage concernant le gardien du fourgon funéraire dans les bois, il hésite… et omet de mentionner la clé échappée. Il sait à quoi elle sert et il a confiance en Sticks, mais il se méfie de Mackie. Il la sent, cette clé, dans sa poche. Puis il parle à Sticks du coup de poignard reçu par le gardien. Will remarque que Mackie s’est légèrement penché vers l’avant.
— L’homme au couteau, demande Sticks avec douceur, tu as bien vu son visage ?
En pensée, Will voit le couteau que Brogan tient dans son poing sortir de la poitrine de l’homme, trempée, et son estomac se soulève.
— Il portait un uniforme de serre-frein. Il s’appelle Brogan.
— Y a pas de Brogan à bord du train, lance Mackie à Sticks.
— Tu es sûr que c’était un uniforme de serre-frein ? demande Sticks à Will.
Will n’en est plus absolument certain.
— Il portait une salopette, en tout cas.
— N’importe qui peut en mettre une, dit Mackie.
— Décris-le, demande Sticks.
— Costaud mais pas très grand, les cheveux châtains et un nez noueux, comme s’il avait été cassé et qu’il s’était ressoudé tout croche.
Will sait qu’il aurait dû dire « de travers », mais il ne tient pas à sembler pointilleux auprès des hommes au langage sans fioritures du fourgon de queue. Il aime leur parler, sa forme, ses sonorités.
— Les yeux bleus, ajoute-t-il.
— T’as remarqué la couleur de ses yeux ? s’étonne Mackie.
— C’est que je l’ai déjà vu.
Sticks ouvre grand les yeux.
— Quand ?
— Dans les montagnes. Il a tenté de voler le dernier crampon.
Mackie laisse entendre un rire semblable à un croassement.
— Et j’suppose que c’est toi qui l’as planté, pendant que t’y es ?
— Oui, en fait, répond Will, qui en a assez des railleries de Mackie.
— Un fou et un menteur, lance Mackie, moqueur. J’ai vu la photo et c’est pas toi qui le tenais, le marteau.
— Je n’étais pas sur la photo, riposte Will, parce que…
— Parce que Donald Smith a tordu le crampon, dit Sticks en hochant la tête. Je l’ai entendue, cette histoire. On raconte que c’est un garçon qui a planté le crampon. Alors…
Il fixe Will.
— C’était toi.
Will confirme d’un geste de la tête.
— Et ce Brogan, que lui est-il arrivé, là-haut ?
— Il a été attaqué par un sasquatch et jeté du haut d’une falaise. Tout le monde le pensait mort.
— Tu crois à ces niaiseries ? demande Mackie à Sticks.
— Oui. Je suis assez vieux pour reconnaître un menteur quand j’en vois un. Et ce garçon dit la vérité.
— On le saura bien assez tôt, je suppose, dit Mackie.
— Mais je doute que ce Brogan travaille à bord du train, avance Sticks. Toutes sortes de types louches gravitent autour de la Jonction.
Will consulte l’horloge.
— Comment est-ce que je vais rentrer ?
— Eh bien, répond Sticks, Le Prodigieux compte plus de neuf cents wagons. Au moins cinq milles nous séparent des wagons des colons. Il est difficile de marcher sur les fourgons de marchandises, à moins que tu prennes plaisir à sauter au-dessus du vide dans le noir.
Will sait que Le Prodigieux ne doit s’arrêter de nouveau que le lendemain après-midi.
— Si ton père est le directeur général, dit Mackie, pourquoi il arrête pas le train pour toi ?
— Il ne sait même pas que j’ai disparu, répond Will en prenant conscience de sa situation. Il conduit Le Prodigieux.
— Dans ce cas, il sait qu’un train de marchandises nous suit de près et que L’Intercolonial n’est pas loin derrière, dit Sticks. Un arrêt est hors de question. On ne peut pas bloquer la voie. Et il n’y a pas de voie d’évitement assez longue pour notre train. Tu vas devoir rester avec nous, j’en ai bien peur.
— Youpi, bredouille Mackie.
— Mackie, déclare Sticks, encore une remarque désobligeante de ta part et je t’envoie dormir sur le toit, compris ?
— Ce garçon pue tellement que j’aimerais presque autant ça.
— Va laver la vaisselle. Après, je veux que tu apportes un mot et que tu dises aux hommes de le faire passer.
Puis, à l’intention de Will, il ajoute :
— Nous pouvons envoyer un message au mécanicien. Il y a un serre-frein tous les vingt wagons.
— Les gars vont pas être contents, dit Mackie. Surtout dans le noir.
— La voie est libre pendant un bon moment, répond Sticks.
— Facile à dire pour toi. C’est pas toi qui vas marcher sur les toits. En plus, on dirait qu’il va pleuvoir.
— En ce moment, c’est la pleine lune. Il y a de la lumière à revendre. De toute façon, c’est important. Si un gardien a été assassiné, les autorités doivent être prévenues. Surtout si le meurtrier est à bord.
Will sent ses entrailles se contracter.
— Vous croyez que c’est possible ?
— On ne peut pas l’exclure. Mais il y a avec nous un agent de la Police montée qui arrangera tout.
— Sam Steele, précise Will, qui essaie de se rassurer.
— Eh bien, voilà. Il n’y a pas de meilleur agent que Sam Steele.
Sticks se dirige vers son bureau, prend une plume et se met à écrire.
À contrecœur, Mackie se lève, pompe de l’eau dans l’évier et y lave les bols et les couverts sales. Will se souvient d’avoir eu un évier comme celui-là dans leur ancien appartement, avant qu’ils soient riches. Il prend un linge à vaisselle et s’avance pour donner un coup de main.
— Mon père a été serre-frein, dit-il à Mackie.
— Comme ça, tu sais que c’est à peu près le métier le plus dangereux du monde, surtout par mauvais temps. Les passerelles deviennent glissantes. La pluie dans le visage… Un sursaut brusque ou une courbe, tu glisses et c’est la chute.
Incapable de se retenir, Will jette un coup d’œil à l’épingle qui termine la jambe du pantalon de M. Chan, qui flotte librement. Puis il détourne les yeux, mais pas assez vite. Mackie a suivi son regard.
— Nan, pas lui, dit Mackie. Il dynamitait dans les montagnes avec de la nitroglycérine. Sa jambe a été carrément coupée. Au moins, il est encore en vie. Il travaille à l’intérieur, maintenant. C’est pas comme nous. Savais-tu que cinq serre-freins perdent la vie chaque jour, sur le continent ?
— Le garçon peut se passer de tes histoires à fendre le cœur, lance Sticks sèchement. Moi aussi, d’ailleurs. Pour chaque mille de rails que nous avons posés dans les montagnes, quatre de mes compatriotes sont morts.
Sticks tend à Mackie, maussade, une enveloppe portant l’insigne du Prodigieux.
— En route. Fais passer ce message à l’avant.
— Je vais voir si quelqu’un d’autre a entendu parler du gardien du fourgon funéraire, dit Mackie.
Sur le crochet, il prend son veston et sa casquette, s’arme d’une lanterne et sort par la porte de devant.
— Ne fais pas attention à lui, dit Sticks. Il souffre d’une indigestion de l’âme. S’il était mon fils, j’aurais laissé aux loups le soin de l’élever.
Will sourit. Il se sent beaucoup mieux à l’idée que son père recevra un mot à propos de lui et du gardien… et que Sam Steele sera mis au courant, lui aussi. Il balaie le fourgon de queue du regard et lève les yeux sur la coupole, où il aperçoit la pleine lune. Rester toute la journée dans ce fourgon ne lui semble pas si terrible. En fait, il s’y plaît bien. Il se passerait bien de Mackie. Mais combien de personnes peuvent se vanter de traverser le pays à bord d’un wagon de queue ? C’est presque aussi bien que d’être dans la locomotive.
Il ne se rend compte que ses yeux se ferment qu’au moment où Sticks dit :
— Pourquoi ne te reposerais-tu pas un peu ?
Will hoche la tête. Il se sent inexplicablement lourd.
— Tu n’as qu’à prendre mon lit, dit Sticks. Mais avant, fais un brin de toilette, si ça ne te dérange pas. Elle sent vraiment fort, cette urine de sasquatch.
— Désolé, dit Will.
D’un pas chancelant, il se dirige vers l’avant du fourgon. Derrière une petite porte, il découvre un minuscule lavabo et un pain de savon. Il se récure le visage en ayant soin de bien frotter derrière ses oreilles, jusqu’à ce que sa peau soit irritée.
— Installe-toi, dit Sticks en désignant le lit de camp d’un geste de la tête.
Will est touché de constater que l’homme a retourné les draps pour lui.
Il retire son veston et son gilet en lambeaux, puis il s’assied et enlève son unique chaussure. Occuper le lit d’un autre lui fait un drôle d’effet. Sa tête s’enfonce dans l’oreiller. Il remonte la couverture jusqu’à son cou. La douce chaleur du poêle danse sur son visage. Dehors, le carillon égrène ses notes. Le matelas est légèrement défoncé – rien à voir avec le confort ferme de son lit de première classe. Mais alors le roulement du train, à la façon d’une berceuse primitive, le travaille au corps et bientôt il s’endort.