Will, en ouvrant les yeux, met un moment à se rappeler où il est. Il entend le trille musical du carillon. Derrière les fenêtres du fourgon de queue, c’est encore la nuit. Mackie, portant son veston et sa casquette, une lanterne à la main, discute à voix basse avec Sticks, assis à son bureau.
— Pourquoi sommes-nous arrêtés ? demande Will en se redressant.
Sticks et Mackie se retournent à l’unisson.
— Il y a un train de marchandises un peu lent devant nous, répond Mackie. Nous attendons qu’il soit aiguillé et nous laisse le passage.
— Mon père a-t-il reçu le message ?
— Il est en route, dit Mackie.
Optimiste, Will demande :
— J’ai le temps de faire le trajet jusqu’à l’avant ?
— Possible. Nous étions justement sur le point de te réveiller, répond Sticks. Mackie va te conduire jusqu’au prochain gardien, et ainsi de suite. Tu réussiras peut-être à aller jusqu’au bout. Dans le pire des cas, tu finiras la nuit dans le compartiment d’un de ces hommes. Je t’y emmènerais bien moi-même, ajoute-t-il en tapant sur sa jambe de bois, mais je suis un peu lent.
— Mets ta chaussure, ordonne Mackie. Grouille-toi.
Will se hâte de nouer les lacets. Sans la couverture, il a de nouveau froid et frissonne en enfilant son gilet et son veston. Il est vaguement déçu de quitter le wagon de queue. C’est confortable et il aime bien Sticks. Il regrette déjà les histoires que le vieux gardien aurait pu lui raconter. Il essaie d’enlever les croûtes de boue que son pantalon a laissées sur les draps.
— Ne t’en fais pas, mon garçon, lui dit Sticks.
— Merci pour votre gentillesse, dit Will.
L’homme lui donne une petite tape sur l’épaule.
— De rien, mon garçon. Hâtez-vous, tous les deux. Avec un peu de chance, tu finiras la nuit dans ton lit.
Mackie, déjà, sort par la porte de devant et Will se dépêche de le suivre. Sur ses talons, il descend de la plate-forme jusque sur le lit de gravier.
Malgré la lune et les étoiles, la nuit est étonnamment sombre. Les yeux de Will mettent quelques minutes à s’y habituer. Il longe une succession de wagons couverts, les gravillons crissant sous ses pieds. Loin devant, il croit entendre la locomotive du Prodigieux cracher une bouffée de vapeur impatiente, à moins que ce soit simplement le vent qui bruit dans les arbres. Il n’a aucune idée de l’endroit où ils se sont arrêtés ni même de l’heure qu’il est. Il presse le pas pour ne pas se laisser distancer par Mackie et sa mine renfrognée.
Du mur de la forêt qui, tout près, semble lancer des regards mauvais, émane un silence oppressant, brisé à l’occasion par le froissement vigoureux des feuilles. Il a l’impression d’apercevoir des yeux qui brillent au ras du sol. Mackie, qui ne semble pas le moins du monde inquiet, continue de marcher.
— Tu crois qu’il y a des ours dans la forêt ?
— Y a pire, répond Mackie sans même un regard. Une fois, j’ai vu un wendigo, par ici.
Will sent sa peau se couvrir de chair de poule.
— Vraiment ?
— Par chance, nous roulions à ce moment-là. Il s’est jeté sur un wagon à bestiaux. Il a failli arracher la porte.
Will accélère. Le train s’étire vers l’avant en une courbe longue et lente. À intervalles réguliers, des lanternes rouges sont suspendues à son flanc. Will se souvient d’avoir entendu son père dire que les serre-freins accrochent des lanternes aux feux rouges lorsque le train a reçu l’ordre d’arrêter : c’est leur façon de relayer le message jusqu’au fourgon de queue. Lorsque le train redémarre, les feux des lanternes sont verts.
Au bout de quelques minutes, Will voit une lumière blanche oscillante qui s’avance vers eux.
— Le v’là, dit Mackie. C’est lui qui va te conduire.
Will n’est pas exactement déçu, mais il sent un peu d’appréhension à l’idée de rencontrer une série d’inconnus dans l’obscurité. Ils longent encore quelques wagons couverts. Will distingue la haute silhouette de l’autre serre-frein.
Will n’est pas encore habitué à la démarche de guingois que lui impose la présence d’une seule chaussure. Lorsqu’il trébuche sur les traverses, Mackie le saisit par le bras.
— C’est le jeune homme en question ? demande l’autre serre-frein en venant à leur rencontre.
— En personne, répond Mackie.
Dans l’éclat soudain de la lanterne, Will entrevoit, plongé dans l’ombre, un visage dont le nez semble avoir été brisé trop souvent.
La gorge de Will se contracte.
— Mais…
Terrifié, il se tourne vers Mackie. Il recule, prêt à détaler, mais le poing de celui-ci se resserre sur son bras.
— C’est lui ! hurle Will.
Vite, Brogan fonce vers lui. Il tient dans sa main un objet qui jette un éclat sombre. Will tente de dégager son bras. Pourquoi Mackie ne le libère-t-il pas ? Puis, mû par une sorte d’instinct désespéré, il se jette contre celui-ci de tout son poids. Le serre-frein chancelle et vient près d’entraîner Will dans sa chute, mais ce dernier se libère. À l’aveuglette, il court vers l’arrière du train. Il est si essoufflé qu’il ne peut appeler à l’aide. Derrière lui, les bottes de Brogan broient le gravier.
Avec une seule chaussure, Will court maladroitement ; il distingue à peine ses pieds.
— Tout ce que je veux, c’est la clé ! lance Brogan, haletant. Donne-moi la clé, petit, et je te laisse la vie sauve !
Will sait qu’il ment. Il jette un coup d’œil frénétique du côté de la forêt, à une quinzaine de pieds sur sa gauche : il doute de pouvoir l’atteindre avant que Brogan le rattrape. De l’autre côté, le train forme un mur ininterrompu, exception faite des intervalles entre les wagons. Les halètements de Brogan gagnent en intensité.
Sans se laisser le temps de réfléchir, Will se précipite sous le train. Les rails en acier, lorsqu’il atterrit sur eux à plat ventre, lui coupent le souffle. La tête contre le gravier, il rampe furieusement, l’odeur de la créosote lui piquant les narines. Il est à mi-chemin lorsqu’une main lui empoigne la cheville et le tire vers l’arrière. Il enfonce ses doigts dans le gravier, puis agrippe un rail et s’y cramponne en battant des jambes. Sa seconde chaussure s’envole et il entend un juron lorsque son pied atteint Brogan en plein visage. En se contorsionnant, Will rue une fois de plus.
Brogan, cependant, saisit encore sa cheville et le tire vers lui. Will plonge la main dans la poche de son veston et en sort le flacon d’urine de sasquatch. Avec son pouce, il retire le bouchon. La moitié du contenu tombe sur sa main au moment où Brogan le secoue violemment, mais Will lui jette le reste du liquide dans les yeux. Le serre-frein jure de nouveau et lâche prise pour s’essuyer le visage. Des obscénités jaillissent de sa bouche. Libre, Will atteint l’autre côté des rails.
Il estime disposer de quelques courtes secondes avant que Brogan se lance à ses trousses ou que Mackie saute par-dessus l’attelage. Will compte profiter de cet instant d’invisibilité.
Inspirant à fond, il prend son élan et, en chaussettes, s’éloigne de la voie ferrée en courant de toutes ses forces. Il traverse en coup de vent les herbes folles et les buissons, entre sous le couvert des arbres. Il s’accroupit.
En jetant un coup d’œil derrière un tronc, il voit un faisceau lumineux flou percer les ténèbres. Le halo éclaire le train vers l’avant, puis vers l’arrière. Will entend un juron étouffé. Une seconde lanterne rejoint la première. Mackie et Brogan murmurent ensemble.
Mackie, ce scélérat, était au courant depuis le début ! Brogan et lui sont complices. Et Sticks ? Comment a-t-il pu ne jamais entendre parler de Brogan ? À moins que Brogan ait changé de nom… Will retient son souffle, prie pour qu’ils ne viennent pas regarder de ce côté. Mackie court vers l’arrière du train, Brogan vers l’avant. Ils brandissent leurs lampes comme des lances, sous les wagons et entre eux.
Aussi rapidement qu’il s’en sent le courage, Will marche à pas feutrés en direction de la lointaine locomotive, laissant Brogan le devancer considérablement. Will tient à bouger. Qui sait combien de temps Le Prodigieux restera à l’arrêt ? S’il parvient à atteindre les wagons de passagers, il n’aura qu’à se glisser à l’intérieur. Parmi les autres voyageurs, il sera en sécurité.
Sans ses chaussures, il se sent plus léger, heureux d’être en mouvement et d’aller dans la bonne direction. Il ne se serait jamais douté de la quantité de teintes que peuvent prendre les ténèbres : le ciel, le train, les bois, le sol sous ses pieds. Il ne quitte pas des yeux la lanterne de Brogan devant lui et se jette sur le sol lorsque le faisceau se tourne brusquement de son côté.
Will s’étonne de la portée de la lanterne et de la clarté qui s’en dégage. Telle une créature vivante, elle s’infiltre dans la forêt et Will, battant en retraite, s’adosse à un tronc épais. La lueur de la lanterne se rapproche, illumine une souche pourrie, des feuilles, un buisson semblable à une vieille femme ratatinée qui semble l’appeler du doigt. Brièvement, la lumière est éclipsée par le tronc derrière lequel se cache Will et poursuit de l’autre côté, avant d’hésiter. Will retient son souffle. La lumière semble s’intensifier, ballotte légèrement, puis il entend des bruits de pas. Brogan vient. Will n’ose pas détaler. La seule solution consiste à rester là où il est, sans bouger.
Des brindilles craquent. La poignée d’une lanterne grince. Will croit entendre la respiration de Brogan ; il l’imagine avec la lanterne dans une main et le couteau dans l’autre. Brusquement, la lumière s’éteint et Will réprime un hoquet à grand-peine. Pendant quelques instants de pure agonie, il est complètement aveugle, complètement impuissant. Silence. Il a besoin de respirer, mais attend, vainement, les bruits de pas qui s’éloignent. Il sait que Brogan reste là, debout dans le noir, à l’écoute.
Will doit respirer. Par la bouche, il inhale une petite quantité d’air ; à ses oreilles, le sifflement résonne. Il bloque une fois de plus sa respiration et tend l’oreille dans l’espoir de déterminer la position de Brogan. Ses tempes battent.
Un pas. Un autre. Les pupilles de Will se dilatent. Il ne saurait dire si les pas résonnent plus ou moins fort, car la nuit, en forêt, tous les bruits sont amplifiés. Will se redresse, prêt à bondir, ses yeux d’animal pris de panique cherchant déjà une issue dans les profondeurs des bois.
Plus loin… Les pas s’éloignent ! Il se laisse retomber, gonfle ses poumons. Il risque un coup d’œil derrière l’arbre et voit la silhouette du tueur, qui retourne vers le train, se profiler dans la lumière oscillante.
Penché, Will se hâte vers l’avant. Il sait que d’autres serre-freins sont postés le long du train. Il y a un dortoir tous les quarante wagons environ. Il pourrait courir vers eux, appeler au secours. Mais comment savoir à qui se fier ?
Une autre pensée lui donne la nausée. Le message destiné à son père... Mackie ne l’a pas transmis, c’est certain.
Il ne doit compter sur l’aide de personne.
Il poursuit sa route, souhaite franchir la plus grande distance possible. Au loin retentissent deux brefs coups de sifflet. Ce signal, Will le connaît bien : le train sort de la gare. Il s’élance. Pas question de rester seul ici, au milieu de nulle part. Mais si, en montant à bord, il tombait sur un autre serre-frein meurtrier ?
Devant lui, il voit une lanterne rouge passer au vert. Puis, une à une, toutes les lanternes deviennent vertes. Les wagons s’ébranlent, les attelages grincent.
Dans la forêt, un mouvement. Will regarde par-dessus son épaule, mais il ne voit rien. La végétation craque. Au souvenir de ce que lui a raconté Mackie sur le wendigo, il court.
Sous le clair de lune, les wagons couverts défilent, accélèrent. Ils n’ont ni plate-forme, ni marches. Qu’une échelle sur le flanc, vers l’arrière. Will fixe les barreaux les plus rapprochés. Accélérant, il agrippe celui du bas. La tige de métal mince et froide s’enfonce dans ses paumes. D’un geste brusque, il se hisse vers le haut et pose ses pieds sur les barreaux inférieurs.
Regardant derrière lui, il aperçoit un lointain éclat de lumière, celui d’une lanterne brandie par quelqu’un qui, à bord d’un wagon de marchandises, se penche vers l’extérieur. Will se plaque contre le flanc du train. S’il n’a pas déjà été repéré, il le sera bientôt.
Derrière le wagon couvert se trouve une autre échelle. S’il parvient à l’atteindre, il sera au moins caché entre les wagons. Mais bouger est la dernière chose dont il a envie. Il grince des dents. Qu’a-t-il fait ? Il ne pourra pas rester accroché à un wagon couvert indéfiniment !
Des bouffées d’air froid en émanent, comme s’il s’agissait d’une glacière. Les mains de Will sont engourdies, ses membres épuisés. Il sait pourtant qu’il doit poursuivre. Lâchant l’échelle d’une main, il tend le bras vers l’arrière du wagon. À tâtons, ses doigts cherchent un barreau, se referment sur lui. Puis, très vite, avant de perdre courage, il se penche vers l’arrière et, en s’arc-boutant, fait passer tout son corps sur l’autre échelle. Haletant, il appuie son visage sur le métal froid, adjurant ses bras et ses jambes de cesser de trembler, car ils risquent, à force de le secouer, de le jeter en bas du train.
Il attend, la trépidation et le roulement du train s’accordant à son pouls. Pas de porte, ici. Il n’a pas affaire à un wagon de passagers. Tôt ou tard, il sera découvert. À moins qu’il tombe avant.
Il doit se mettre en mouvement et ne s’arrêter que lorsqu’il aura atteint un wagon de passagers ou… le Zirkus Dante ! Le train du cirque est quelque part ici, blotti parmi les wagons de marchandises. Quatre-vingts wagons en tout, a dit le chef de train.
Les barreaux mènent au toit du wagon couvert et il peut voir la passerelle dont le bout dépasse. Quelques heures plus tôt à peine, il a couru sur l’une d’elles. Mais le train était immobile. En ce moment, il roule à quarante milles à l’heure, en pleine nuit. Cinq hommes tués chaque jour.
Il gravit deux ou trois barreaux. Un de plus et sa tête se dresse au-dessus du toit. Il jette un coup d’œil derrière et sa gorge se serre. Le lointain point blanc d’une lanterne ! Impossible de dire à quelle vitesse elle se rapproche, mais il sait qu’elle fonce vers lui.
Le train donne une secousse et Will vacille. Il s’accroche, pantelant.
Maintenant !
Sur le toit du wagon couvert, il distingue une main courante, du côté gauche de la passerelle. Il l’agrippe et se hisse à plat ventre sur le toit. Puis il se met à ramper en s’accrochant bien aux planches.
Le train donne des secousses impatientes et vibre en permanence. Will, qui a peur de se mettre debout, préfère glisser sur son ventre. Mais ce n’est pas une solution. À ce régime, on le rattrapera vite. Il se met à quatre pattes et avance ainsi, lentement, car il est très instable. Le toit du wagon couvert se courbe légèrement de part et d’autre. Il risque à tout moment de tomber.
Jetant un autre coup d’œil derrière, il réalise que ses pires craintes sont fondées : la lueur de la lanterne grandit. L’aurait-on déjà repéré ? Le train s’incline très légèrement et il peine à garder son équilibre. Regarde devant toi. Ne tourne jamais le dos aux rails.
Il doit se mettre debout. Il plante un pied sur la passerelle, se met dans la position du sprinter. Vite, il se lève, les genoux pliés, les bras tendus. Il ne va pas regarder sur les côtés. Seulement devant. Un pas, puis un autre, ses pieds de simples ombres dans le clair de lune. Seul le contour sombre de la passerelle le guide.
L’air froid pousse contre lui et il doit se pencher pour garder son équilibre. Plus vite il avance, moins il chancelle. Au bout du wagon, il baisse les yeux sur le vide bruyant, remuant. Il n’est pas prêt à sauter. Il va descendre, franchir l’attelage et remonter de l’autre côté. Mais, au moment où il s’agenouille et se retourne pour descendre les barreaux, il aperçoit la lanterne de Brogan, encore plus grande. Sur les vêtements de Will, elle luit faiblement.
Pas le temps de grimper. Il se relève, recule de quelques pas. Plissant les yeux pour s’assurer que le train n’amorce pas un virage, il s’élance. Il fixe la passerelle, atterrit, perd pied, mais ne tombe pas.
Il poursuit, au pas de course maintenant, son corps fendant le vent, la forêt nocturne défilant de part et d’autre. Le faisceau puissant de la lanterne de Brogan lui mord les jambes à la manière d’un chien d’attaque. Will saute de nouveau, continue de courir, compte les wagons dans sa tête. Cinq… six… sept… Il plisse les yeux, puis cligne. C’est comme si le ciel était bouché. Puis il se rend compte que se dresse devant lui, pareil à un mur, un wagon couvert surélevé.
Il s’approche, à bout de souffle. Comment s’y prendre ? Il sait qu’il n’a plus beaucoup de temps. Il recule d’un pas, puis, après un saut frénétique, s’accroche maladroitement aux barreaux. L’un d’eux lui heurte violemment la joue et provoque une explosion d’étincelles brillantes dans sa tête. Il poursuit son ascension.
Sur le toit, le train oscille davantage. Dans une courbe, Will s’accroupit, par précaution. Il s’aperçoit que la lanterne ne le suit plus à la trace. Pendant quelques minutes, il est invisible. Will, cependant, ignore pendant combien de temps encore il pourra tenir le coup. Tôt ou tard, Brogan le rattrapera. Et alors ? Une mêlée rapide, un coup de couteau et son corps jeté en bas du train. À cette seule évocation, il s’évanouit presque et vient bien près de tomber dans le trou béant qui s’ouvre soudain devant lui.
Il a un mouvement de recul. Un large rectangle est découpé dans le toit. Impossible de le franchir d’un bond. D’un côté, il aperçoit une étroite passerelle, dangereusement proche du bord. Un faux pas et ce serait la dégringolade.
Il s’approche. Il a vraiment l’impression d’être un funambule. Un objet épais et rugueux effleure sa cheville. Poussant un cri, il jette un coup d’œil en bas et le voit longer sa jambe avant de disparaître dans l’ombre du trou. Une chaude odeur animale monte jusqu’à ses narines.
Il avance le plus vite possible, mais, soudain, une forme ondule devant lui, à la manière d’un cobra géant. Elle se balance, sa tête édentée est comme un trou béant qui lui souffle au visage une haleine fétide. Will titube et tombe. Ses mains griffent l’air inutilement…
Et le serpent sombre le saisit par la taille et l’entraîne par le trou creusé dans le toit du wagon. Criant, Will a conscience d’une vaste forme dans les ténèbres, et il s’aperçoit enfin que la créature qui l’enserre est non pas un serpent, mais bien la trompe d’un éléphant.
Une épaisse couche de paille bruit sous ses pieds dès qu’il est déposé en douceur. La trompe le libère et son extrémité le sonde avec curiosité.
— Merci.
C’est tout ce qu’il trouve à dire.
Puis la lumière se fait dans son esprit et il déborde de joie : le Zirkus Dante !
Il s’agit sans doute du premier wagon qui transporte leurs animaux ! Il n’a jamais été si proche d’un animal aussi colossal. La bête n’aurait qu’à soulever une de ses grosses pattes pour l’écraser sans effort. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Will regrette de n’avoir rien de délicieux à lui offrir.
La trompe pousse contre sa poche et Will se souvient des amandes caramélisées. Il sort le sac en papier à moitié déchiré et le tend vers l’éléphant. Sa trompe se faufile adroitement à l’intérieur, en extrait les dernières noix et les porte dans les régions ombrageuses de sa bouche. Will entend un bruit de mastication satisfait.
Un faisceau lumineux balaie l’ouverture. Will, en titubant, se réfugie dans un coin du wagon. Vite, il recouvre de paille sa poitrine et ses jambes et se fait tout petit.
Une silhouette se découpe au bord du toit. La lumière descend. Will retient son souffle. Pour la première fois, il voit bien l’éléphant, son antique peau grise marbrée et son gros œil patient qui, à cause de la lumière braquée sur lui, se dilate. Il émet un son mécontent. La trompe se lève et, d’un coup sec, arrache la lanterne des mains de Brogan.
— Insolente créature ! maugrée Brogan. Je vais lui donner une bonne correction, moi, à ta trompe ! Je sais que tu es là, mon garçon ! Et je descends te chercher !
Dans le clair de lune, Will voit la trompe de l’éléphant se plier et pousser l’homme. Un bruit sourd résonne sur le toit, suivi d’une pluie d’obscénités : l’éléphant bourre Brogan de coups, lui bloque le passage.
Will bondit. À l’avant du wagon, il découvre une porte basse. Le loquet lui résiste, mais la porte finit par s’ouvrir vers l’intérieur. Le fracas des rails est tout contre lui. Il pose le pied sur une étroite plate-forme. Pas de rampe, à cet endroit. Qu’une passerelle en bois vibrant au-dessus du gros attelage en fer.
Il n’y a que quelques pieds à franchir, mais Will hésite. D’une certaine manière, c’est plus effrayant que de sauter d’un toit à l’autre. Les rails sont si proches. Il s’engage sur la passerelle, sent dans tout son corps les vibrations profondes des os et des tendons métalliques du train. Puis, d’un bond, il atteint l’autre côté. Il ouvre la porte du wagon suivant et s’y engouffre.
D’autres animaux. Les remugles de paille et d’excréments ne mentent pas. Tout en haut, de rares fenêtres laissent filtrer la lueur des étoiles. Le wagon est presque entièrement occupé par une immense cage. Seul un couloir très étroit court d’un côté. Il se plaque contre le mur et avance à pas furtifs en ayant soin de rester le plus loin possible des barreaux.
Un feulement bas de félin s’élève dans l’ombre et il accélère. Du coin de l’œil, il perçoit l’ombre d’un mouvement. Des rayures, au ras du sol. Un tigre du Bengale.
Will atteint le bout du wagon, ouvre la porte et traverse de nouveau, observant que le ciel commence à s’éclaircir. Le fourgon suivant est divisé en stalles et il entend les sons réconfortants de chevaux qui hennissent doucement. Jusqu’où devra-t-il aller pour trouver des gens capables de l’aider ?
Le wagon suivant abrite des singes qui, à son entrée, font tout un raffut. Vient ensuite une sorte d’enclos ouvert occupé par des chameaux à l’odeur pestilentielle. Comme il n’y a pas de cages, il doit marcher parmi eux. La plupart restent accroupis et, d’un air malheureux, le regardent passer, mais l’un d’eux se lève maladroitement et pousse un effroyable cri.
Dans le wagon suivant, Will détecte tout de suite quelque chose de différent. Pas de fenêtres. Que quelques bouches d’aération en hauteur. Avant de refermer, il constate que les barreaux de la cage semblent plus épais et plus rapprochés. Le corridor est légèrement plus large. L’odeur est différente, elle aussi. Fétide, entêtante.
Il se dépêche. De la cage lui parviennent des bruits de pas étonnamment légers. La peur se répand dans son dos comme un feu de broussaille. Le train est vivement secoué et Will heurte les barreaux.
Une main se referme sur son poignet.
Will réprime un cri, avale l’air tant bien que mal. Il tente de se dégager, mais le poing se resserre. Il a conscience d’une créature de très grande taille de l’autre côté des barreaux. Un visage se profile dans l’ombre. Il remarque d’abord les yeux, beaucoup plus intelligents que ceux de la plupart des animaux. C’est un visage long et ridé, bordé de poils denses. La terreur qui sommeille en Will depuis le jour de l’avalanche se réveille d’un coup.
Il tire de nouveau, mais le sasquatch raffermit sa poigne et tire : le visage de Will est aplati contre les barreaux, tout contre celui de la créature. Il respire l’air chaud qu’exhalent ses narines.
— S’il te plaît, dit Will.
— Recule ! ordonne une voix et Will lève les yeux.
Un jeune homme avec une lanterne et un bâton s’avance vers la cage.
— Lâche, Goliath !
Will sent la poigne du sasquatch se relâcher légèrement. Il distingue clairement sa main, maintenant, deux fois plus grande que la sienne, aux doigts longs et parcheminés. La créature est plus grande que Will. Sur son épaule se distingue une vilaine bande de tissus cicatrisés.
— Tout de suite !
Le jeune homme tape sur les barreaux avec son bâton et le sasquatch libère enfin Will, qui s’adosse au mur, la bouche asséchée par la peur.
Dans la lueur de la lanterne, le sasquatch s’accroupit et se balance sur son séant en regardant l’homme d’un air menaçant.
— Bien, Goliath, dit-il. Bien.
Il sort un objet de sa poche et le lance au sasquatch.
Presque avec dédain, la créature le ramasse, le renifle et le fourre dans sa bouche.
Le jeune homme se tourne alors vers Will.
— Veux-tu bien me dire ce que tu fabriques ici ?
— Je m’appelle Will Everett, répond-il, la voix rauque. Et quelqu’un essaie de me tuer.