Sans cérémonie, Will est entraîné dans une succession de wagons faiblement éclairés. Le jeune homme ne s’est toujours pas présenté.
— M. Dorian voudra être mis au courant, s’est-il contenté d’affirmer.
Will se dit que ce jeune homme est l’un des dresseurs du cirque. Il semble de mauvaise humeur et Will suppose qu’il a été tiré du sommeil par sa faute. Les blatèrements du chameau ont été certes suffisants. Le dresseur porte un pantalon et un ample gilet. Il ne peut pas être beaucoup plus âgé que Will. Bien que moins grand, il a les épaules et les bras plus musclés. Sur son avant-bras droit, on voit des cicatrices jumelles qui ressemblent fort à des marques de griffes.
— Ce sasquatch, demande Will, c’est celui que M. Dorian a capturé dans les montagnes ? Quand il était encore petit ?
Le jeune homme lui lance un regard de côté.
— Comment sais-tu ça, toi ?
— La cicatrice sur son épaule, répond Will, soulagé d’être avec quelqu’un qui n’a pas le projet de le tuer. J’étais là. Je l’ai vu se faire poignarder. Tu es dresseur ?
— Aide-dresseur, bredouille le jeune homme.
— Il est comment ? demande Will. Le sasquatch ?
— Intelligent.
— Tu l’entraînes ?
— Un sasquatch ne s’entraîne pas exactement. Il lui arrive à l’occasion de nous laisser croire que nous l’entraînons. Il collabore, à condition qu’on ne l’embête pas. Parfois, j’ai l’impression qu’il a une seule idée en tête : s’évader.
Will a perdu le compte des wagons qu’ils ont traversés. Il regarde autour de lui. De part et d’autre du couloir, d’épais rideaux de toile dissimulent des couchettes. Le corridor humide a l’odeur caractéristique d’humains qui dorment. Des vêtements sont suspendus un peu partout, à des patères, à des crochets cloués au plafond, à des cordes à linge improvisées.
— Ça pue, grommelle une voix courroucée venant de l’une des couchettes basses. Ça pue vraiment beaucoup.
On tire un rideau et de la couchette émerge un corps énorme. Impossible, se dit-on, qu’il ait réussi à se caser dans un espace aussi exigu. La tête de l’homme touche presque le plafond du wagon. Il doit donc se pencher, et ses épaules comme sa poitrine semblent encore plus massifs. Le géant désigne Will d’un doigt gros comme une carotte.
— Il faut le jeter en bas du train, déclare le géant d’un ton neutre.
Il hoche la tête, l’air de s’interroger sur la meilleure manière de plier le corps de Will.
— Je ne supporte pas cette puanteur. Je me débarrasse de lui tout de suite.
— Non ! Attendez ! C’est seulement de l’urine de sasquatch ! s’exclame Will en voyant le géant s’avancer vers lui. Je vais me laver !
— M. Beaupré a un nez très délicat, explique le dresseur, en apparence indifférent au sort de Will.
— Un instant, monsieur Beaupré, vous voulez bien ? demande un homme compact en descendant de la couchette supérieure.
La tête glabre, à l’exception d’une moustache en guidon de vélo, il est déjà en tenue de gymnastique. Il décoche un clin d’œil à Will.
— Nous aurons tout le temps de le jeter en bas du train. Peut-être devrions-nous au préalable en apprendre un peu plus sur lui.
— À quoi bon attendre ? répond M. Beaupré en plissant le front.
— Où l’as-tu trouvé, Christian ? demande au dresseur l’homme de petite taille.
— Main dans la main avec Goliath, explique Christian en désignant Will d’un geste de la tête. L’urine de sasquatch t’a probablement sauvé la vie. Il aurait pu t’arracher le bras d’un coup de dents, mais je pense qu’il était désorienté.
Will opine faiblement du bonnet.
— Quelle chance…
D’autres personnes descendent de leurs couchettes et, bouche bée, dévisagent Will comme s’il était un phénomène de cirque.
— Comment as-tu fait pour atteindre nos wagons ?
— J’ai couru sur les toits. C’est votre éléphant qui m’a fait descendre.
— Elfrieda, dit Christian avec affection.
— Tu as sauté d’un wagon à l’autre en pleine nuit ? demande M. Beaupré.
Will hoche la tête et voit l’admiration se répandre avec lenteur sur les traits du géant.
— Il prétend qu’un homme cherche à le tuer, affirme Christian, sceptique.
Un type élancé et robuste arrive en vitesse de l’arrière du wagon.
— Un serre-frein débarque, murmure-t-il avec insistance. Il n’a pas l’air content.
Christian fronce les sourcils.
— Ils ne sont pas censés venir ici. Qu’est-ce que tu as manigancé ?
Sans lui laisser le temps de protester, Christian agrippe Will par le bras et le pousse vers l’avant. En hâte, ils traversent un autre wagon. Dans ce couloir-ci, il y a non pas des rideaux, mais bien des portes. L’une d’elles s’ouvre avant même que Christian ait levé le poing. La digne silhouette de M. Dorian, enveloppé dans une robe de chambre de soie, émerge du compartiment.
— M. Dorian ! s’écrie Will, soulagé.
Le maître de piste l’ignore.
— Fais-le entrer, ordonne-t-il à Christian.
Sans ménagement, Will est poussé dans le compartiment luxueux. Même par rapport à ceux de première classe, celui-ci est impressionnant. Des rideaux de velours sont accrochés aux fenêtres. Sur un tapis de Perse trônent deux fauteuils, un petit secrétaire et des bibliothèques remplies de livres. Presque entièrement dissimulé derrière un paravent, un lit à colonnes. Debout dans un coin, une haute malle de voyage. Une étourdissante collection d’huiles et toutes sortes d’objets d’artisanat autochtone sont accrochés aux murs : une pipe au tuyau décoré de perles, une tête d’oie ornée, un outil doté d’une lame triangulaire diaboliquement tranchante.
— Où est votre satané maître de piste ? crie Brogan dans le couloir. Quelqu’un qui ne soit pas un phénomène ?
Alarmé, Will se tourne vers M. Dorian. Le maître de piste ne semble pas le moins du monde troublé.
— Si vous voulez, vous pouvez vous adresser à monsieur le maire, dit M. Beaupré de sa voix caverneuse. Appelez-le « Votre Honneur ».
Après une pause mesurée, Brogan réplique :
— D’accord. Conduisez-moi auprès de lui.
— Christian, va au-devant de notre invité, s’il te plaît, dit M. Dorian.
Ensuite, il ouvre la malle de voyage et, d’un geste, ordonne à Will de s’y glisser. Celui-ci obéit. Aussitôt, le couvercle se referme et se verrouille. Bien que plongé dans une totale obscurité, Will entend tout.
— C’est vous le patron ? demande Brogan.
— Pour vous servir, monsieur. Je m’appelle M. Dorian.
Il s’exprime avec une élégance tranquille qui lui confère une grande autorité.
— Je crois que nous n’avons pas été convenablement présentés.
— Je m’appelle Brinley. Chef serre-frein.
Il a donc changé de nom, se dit Will.
— Un garçon s’est introduit clandestinement à bord du train. Vous l’avez vu ?
Derrière la porte, M. Beaupré hurle :
— Vous appelle-t-il « Votre Honneur » ?
— Tout va bien, monsieur Beaupré, je vous remercie, répond M. Dorian. À présent, monsieur Brinley, nous venons à peine de nous réveiller, mais non, je n’ai vu personne qui réponde à ce signalement. Cependant, je vais inviter les membres de mon personnel à ouvrir l’œil.
— Vous m’avez tous l’air passablement réveillés, réplique Brogan d’un ton désagréable. Et je le flaire, le garçon. Je suis sûr qu’il est ici quelque part.
— Soit dit en tout respect, monsieur, êtes-vous certain que l’odeur en question n’émane pas de votre personne ?
— Juste parce qu’il m’a arrosé de ce truc pendant que je le poursuivais !
M. Dorian laisse entendre un son compréhensif.
— C’est une odeur redoutable.
— Ça pue, ça pue énormément ! tonne M. Beaupré dans le couloir.
— Dans ce cas-là, reprend Brogan, je suis sûr que vous serez d’accord pour que je jette un coup d’œil autour.
Ce n’est pas une question.
— Je me vois dans l’obligation de vous demander de bien vouloir quitter nos wagons, déclare M. Dorian. Cette section du train est la propriété privée du Zirkus Dante et vous n’avez malheureusement pas été invité à y entrer.
Brogan laisse entendre un son méprisant.
— Me parlez pas sur ce ton. Vous êtes reliés au Prodigieux et vous avez besoin de notre locomotive et de nos serre-freins. Vous devez suivre nos règles, sinon ça va barder. Si on s’aperçoit que vous cachez ce voyou, on va vous décrocher à la prochaine voie d’évitement et vous aurez qu’à vous donner en spectacle devant les moustiques.
— Je doute fortement que vous ayez l’autorité de prendre une telle mesure, riposte M. Dorian avec calme.
— Vous seriez étonné. Et je prends pas mes ordres d’hommes de cirque, surtout pas d’un sang-mêlé de votre espèce.
— Je vois qu’on ne peut rien vous cacher, dit M. Dorian, placide, mais je préfère le mot « métis ».
Dans la malle, Will s’étonne de la retenue du maître de piste. Ayant grandi à Winnipeg, Will connaît bien les Métis, les descendants des colons français et des Indiens cris, et les insultes auxquelles ils ont été soumis, en particulier après l’échec de leur soulèvement.
Will entend Brogan marcher dans le compartiment, déplacer des objets. Il s’approche de la malle et rit.
— Ce truc ferait une cachette assez évidente, non ?
Horrifié, Will entend M. Dorian répondre :
— Mais je vous en prie, regardez.
Pour un peu, Will suffoquerait. Involontairement, il se fait tout petit, mais il n’y a ni lourdes fourrures ni vêtements pour le dissimuler. Il entend le claquement des fermoirs. Le couvercle se soulève et Brogan se tient devant lui, avec son nez de travers. Il le regarde droit dans les yeux. Moins de deux pieds les séparent. Sans dire un mot, Will le fixe, lui aussi. Les yeux bleus de Brogan parcourent rapidement la malle. Puis sa bouche se pince en signe de frustration acerbe. Tournant le dos, il referme le couvercle avec fracas.
Alors seulement le cœur de Will, partagé entre la terreur et l’émerveillement qu’il ressent à l’idée de s’en être tiré, recommence à battre.
— Si vous avez terminé, monsieur Brinley, lance la voix de M. Dorian, je vais demander à un de mes hommes de vous raccompagner.
— Pas la peine. Et oubliez pas ce que j’ai dit. Nous voulons ce garçon. Les agents de la Police montée tiennent à l’interroger.
— Intrigant, concède M. Dorian.
— Pour une affaire de meurtre. Si vous le voyez, prévenez-nous, un de mes hommes ou moi. Nous allons avoir vos wagons à l’œil, c’est moi qui vous le dis.
— Merci, monsieur Brinley. Monsieur Beaupré, veuillez escorter notre invité surprise jusqu’à la porte la plus proche.
— Je le jette en bas du train ? demande le géant.
— Non, monsieur Beaupré. Ce ne sera pas nécessaire.
Will entend le géant pousser un lourd soupir de déception, puis le bruit des pas de Brogan s’éloigne. La porte du compartiment se referme. Au bout de quelques instants, la malle s’ouvre et M. Dorian lui sourit.
— Tu peux sortir, mon garçon.
— Comment ? demande Will en se tournant pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Pourquoi ne m’a-t-il pas vu ?
Lestement, M. Dorian entre à son tour dans la malle.
— Referme, ordonne-t-il.
Will s’exécute.
— Maintenant, ouvre.
Will soulève le couvercle et découvre une malle vide.
— Où êtes-vous ? demande-t-il, à la fois effrayé et émerveillé.
— Tends le bras.
Will avance sa main dans le vide et sursaute au contact d’une épaule invisible. M. Dorian apparaît alors.
— C’est un truc très simple. Lorsque le couvercle s’ouvre, des miroirs se mettent en place et reflètent un côté de la malle. On a l’impression de voir le fond. C’est loin d’être infaillible. Il suffit de plonger la main à l’intérieur. Mais les gens se laissent facilement tromper par leurs yeux.
— Merci de m’avoir caché, en tout cas.
— Tu ne me fais pas l’effet d’être un meurtrier, jeune William. Pas plus que la première fois que nous nous sommes rencontrés, il y a trois ans.
— Je me suis demandé si vous vous souviendriez de moi. Votre Honneur, s’empresse d’ajouter Will.
M. Dorian rit.
— Trêve de formalités. Et je me souviens parfaitement de toi. Cette journée a été mouvementée. En particulier pour toi, au dire de tous.
Après l’avalanche, Will n’avait pas revu M. Dorian. Le train de la compagnie avait effectué plusieurs allers-retours à Adieu pour évacuer les blessés et rapporter du matériel à l’intention des hommes qui attendaient leur tour pour descendre de la montagne. Will et son père n’étaient arrivés en ville que deux jours plus tard. Maren et le Cirque des frères Klack étaient déjà partis, et la vie de Will avait changé à jamais.
— Et voilà que ce M. Brinley t’accuse de meurtre.
— Il s’appelle Brogan. Il était dans les montagnes, lui aussi. Il a essayé de voler le crampon en or.
— On dirait que tu as l’art d’attirer les bonnes histoires, William.
— Je n’ai jamais vu les choses sous cet angle, répond Will. J’ai toujours cru que… Je suis présent quand des choses arrivent à d’autres, voilà tout.
M. Dorian sourit.
— Quoi qu’il en soit, j’aimerais bien entendre cette histoire-là depuis le début, mais d’abord…
— Je suis sûre qu’il aimerait prendre un bain, déclare une voix derrière Will.
En se retournant, il découvre Maren, vêtue d’une simple robe verte, dans l’entrebâillement de la porte. Sans maquillage et sans costume extravagant, elle a l’air plus jeune et ressemble davantage à la fille qu’il a croisée trois ans plus tôt. Il ne peut s’empêcher de sourire, comme s’il venait de retrouver un objet perdu depuis longtemps.
— Je t’ai cherchée ! lâche-t-il étourdiment. À la Jonction. J’espérais vraiment…
Les mots s’envolent soudain de sa tête et il rougit. Il bafouille comme un petit enfant. Pourquoi n’a-t-il pas tenu sa langue ? Il prend conscience de l’odeur ignoble qu’il dégage et de son air débraillé. Baissant les yeux sur ses chaussettes déchirées, il se demande depuis combien de temps Maren est là.
— J’ai l’habitude de surgir à l’improviste, je suppose, concède-t-elle.
— Savais-tu, William, dit M. Dorian, que c’est grâce à toi que Maren fait désormais partie de notre troupe ?
— Vraiment ?
— À bord de ce train dans les montagnes, tu m’as dit le plus grand bien de la funambule des frères Klack. Je me suis renseigné et tu avais raison. Et nous voici tous réunis. Il est certain que tu aimerais faire un brin de toilette. Maren, aurais-tu l’obligeance de lui indiquer la salle de bains ? Et, en revenant, songe à prendre des habits propres pour lui dans le wagon-vestiaire. Les siens ont besoin d’un bon nettoyage.
— Je tiens à m’excuser pour l’urine de sasquatch, dit Will, qui voit Maren réprimer un fou rire.
— Suis-moi, dit-elle.
Dans le couloir, il a soin de rester loin d’elle.
— C’est inutile, tu sais, dit-elle en regardant par-dessus son épaule. Je peux quand même te sentir.
— Moi, je ne sens plus rien, avoue Will.
— Ce n’est pas si terrible. Après une journée passée en compagnie des animaux, Christian pue encore plus.
— Tu le connais ? demande Will avec un pincement de jalousie.
— C’est mon frère.
— Ah !
Il sombre dans le silence. Au fil des ans, il a souvent discuté avec elle en imagination. Maintenant, il a du mal à engager la conversation.
Elle le prend de vitesse.
— Tu n’es pas venu au cirque.
Il met un moment à comprendre.
— J’en avais l’intention. Mais, bon, il y a eu une avalanche et, quand je suis revenu en ville, tu étais déjà partie.
— Tu es riche, maintenant.
Will s’esclaffe.
— Tu trouves vraiment que j’ai l’air riche ?
Elle l’examine de la tête aux pieds.
— Et tu parles autrement.
— Je suppose que oui. Je soigne davantage mon langage. Je le regrette un peu.
— Tu dessines toujours ?
Il sourit.
— Oui.
— Tu as des dessins avec toi ?
— Seulement un carnet.
— Tu me les montreras plus tard ?
Son enthousiasme a quelque chose de touchant.
— Si tu veux. Tu as traversé les chutes du Niagara ?
Elle secoue la tête.
— Pas encore. Mais un jour, je le ferai.
— En tout cas, tu as maîtrisé l’art de la disparition.
— Merci. L’autre soir, ça s’est plutôt bien passé, à mon avis.
— M. Dorian t’a-t-il engagée tout de suite ?
— Non. Je suis restée au Cirque des frères Klack pendant presque un an. Avec toute ma famille. Mais mon père a eu un accident et s’est cassé la jambe à deux endroits. Le cirque n’a plus voulu de lui, dans ces conditions, et nous sommes partis. Le spectacle était nul, de toute façon. J’ai écrit à M. Dorian. Au début, il a dit qu’il avait seulement besoin d’une funambule. Mais il a accepté de prendre aussi mes frères si je signais un contrat de cinq ans.
Elle l’entraîne vers un autre wagon, rempli de longs présentoirs chargés de costumes et de malles débordant de gants et d’écharpes et de bracelets. D’étroits passages serpentent entre les montagnes vallonnées de tissus et de couleurs.
Maren pose sur Will un regard critique et se met à fouiller dans les piles.
— Tiens, ça devrait t’aller.
Will prend les habits qu’elle a choisis.
— Mais… c’est une tenue de clown.
— D’apprenti-clown, en fait.
Will a besoin d’un seul coup d’œil à la salopette en denim pour se rendre compte que les jambes sont trop courtes. La chemise a des manches bouffantes et des manchettes de dentelle.
— Tu auras l’air d’un pirate, promet-elle, un éclat espiègle dans les yeux. Tu n’as jamais voulu être un pirate ?
Will ne lui avoue pas que, plus jeune, il caressait ce rêve.
— Que penses-tu de cette chemise normale, là ? demande-t-il en la montrant du doigt.
Elle hausse les épaules.
— Si tu y tiens. Il te faut aussi des chaussures.
Elle fouille dans une boîte posée sur le sol et en sort une paire de galoches blanches deux fois trop grandes pour les pieds de Will.
— Là.
Will les fixe, en proie à un désarroi muet.
— Ça, ce sont des chaussures de clown. Aucun doute possible.
Le rire de Maren retentit avec une force qui étonne chez une personne aussi menue.
— Celles-ci feraient l’affaire, je suppose, dit-elle en extrayant de la boîte une paire de chaussures noires ordinaires.
Will les accepte avec gratitude. Dans un autre monticule de vêtements, elle choisit des chaussettes et des sous-vêtements sans trahir le moindre signe d’embarras. Will, lui, est gêné, et il se détourne pour éviter qu’elle le voie rougir.
— Et il y a aussi ça, ajoute-t-elle.
Lorsqu’il la regarde de nouveau, il constate qu’elle brandit sa dent de sasquatch.
Il la prend, et elle est toute chaude, comme si Maren la gardait dans sa poche depuis longtemps.
— Merci.
— Je l’ai volée. En quelque sorte.
Il écarquille les yeux.
— Je croyais que tu avais juste oublié de me la rendre !
Elle s’éclaircit la gorge.
— Non, je voulais seulement te montrer combien j’étais futée. J’avais l’intention de te la redonner au spectacle. Désolée de l’avoir gardée aussi longtemps.
Il sourit.
— C’est déjà oublié.
L’idée qu’elle l’ait eue en sa possession lui plaît bien. Il se demande : L’a-t-elle conservée dans sa poche pendant toutes ces années ? A-t-elle parfois pensé à moi ?
— Viens, dit-elle en le guidant vers une porte au bout du wagon. C’est la salle de bains des hommes.
Des cordes, auxquelles sont accrochés des vêtements aussi variés que possible, traversent la pièce en tous sens. L’unique fenêtre a été recouverte de savon pour empêcher quiconque de regarder à l’intérieur. On y trouve deux grandes bassines circulaires en métal. Par un trou d’évacuation dans le sol, Will voit défiler les traverses, qui jettent des éclats sombres.
Maren se dirige vers une citerne boulonnée au mur. Un tuyau en caoutchouc est raccordé à un robinet. Elle en saisit le bout et tourne le robinet, puis de l’eau s’écoule dans l’une des bassines en fer-blanc. Après quelques secondes, elle referme le robinet.
— C’est tout ?
— Eh oui. Il faut ménager l’eau.
— Elle est chaude ?
Elle secoue la tête.
— Elle est très, très froide. Tu n’as qu’à y laver tes vêtements après ton bain.
— « Bain » est un bien grand mot, dans les circonstances.
Même à l’époque où ils vivaient dans leur appartement modeste de Winnipeg, Will prenait son bain – ce qui, il est vrai, lui arrivait rarement – dans de l’eau chaude.
Maren referme derrière elle. À la grande consternation de Will, la porte ne se verrouille pas. Il examine la mince couche d’eau au fond de la bassine, laquelle ne semble d’ailleurs pas d’une propreté irréprochable, et retire ses habits déchirés et puants. Il entreprend de les plier, puis se rend compte que c’est inutile. Il entre rapidement dans la bassine. L’eau glacée lui arrive à peine aux chevilles. Au bord de la bassine se trouve un objet marbré qu’il suppose être du savon. Il s’accroupit et s’« immerge » dans l’eau en se demandant combien de personnes ont utilisé ce pain de savon et cette bassine.
La porte s’ouvre brusquement et Will, horrifié, lève les yeux. Un homme solidement charpenté entre en le gratifiant à peine d’un regard.
— Euh, je prends mon bain, dit Will.
— J’suis pas aveugle ! répond l’homme avec un lourd accent écossais. Te dérange surtout pas pour moi !
— Mais… ce n’est pas mon tour ? ajoute Will, qui se sent aussitôt puéril.
— Combien que tu vois de bassines ici-dedans, mon garçon ?
— Deux, soupire Will.
— En plein dans l’mille !
L’homme s’empare du tuyau, remplit la seconde baignoire, se déshabille et saute dans l’eau froide avec une grande satisfaction.
— Ah ! Quel bonheur, pas vrai ? Je sais même plus à quand remonte mon dernier bain !
Il se savonne.
— Y a rien de tel qu’un nettoyage et un récurage !
S’interrompant, il renifle du côté de Will.
— J’ai comme qui dirait l’impression que tu devrais frotter un peu plus fort !
Will soupire.
— Oui, c’est de l’urine de sasquatch.
— Ça sent pas l’chocolat ! laisse tomber l’autre.
Will essaie de se laver à fond en un minimum de temps. Il jette un coup d’œil à la porte, terrifié à l’idée de la voir s’ouvrir de nouveau pour livrer passage à une troupe de gymnastes exécutant des sauts périlleux. Et pourquoi pas le géant, pendant qu’on y est ?
Il se souvient du savon de son enfance, qui le grattait comme du papier de verre, et éprouve un étrange sentiment de bien-être. L’eau prend une teinte grisâtre assez peu ragoûtante. Il sort de la bassine et cherche une serviette des yeux. Il aperçoit, accroché à un clou, un objet si élimé et si taché qu’il semble être là depuis des décennies. Au moins, il est sec. Avec précaution, Will se tamponne vite un peu partout.
Il enfile ses nouveaux habits de cirque. Dans la poche de son veston souillé, il récupère sa montre, son carnet à dessins et son crayon, les lunettes destinées au muskeg, son argent, sa dent de sasquatch… et la clé du wagon funéraire. Il avale sa salive et cache la clé sous son carnet. Il jette un coup d’œil à l’Écossais, qui ne lui prête aucune attention.
Will laisse tomber tous ses vêtements sales dans la bassine. Il les frotte avec le pain de savon, les essore et les accroche sur un bout de corde à linge libre. Le veston est probablement fichu.
Pendant un moment, il a le cœur brisé. Il songe à son père, à bord du même train que lui, mais à des milles de distance. En toute probabilité, il ne sait rien des événements. Et même s’il était au courant, que pourrait-il faire ? Immobiliserait-il le train pour le fouiller de fond en comble ? Viendrait-il à sa rescousse ? Will fronce les sourcils en se rendant compte qu’il ne souhaite pas être sauvé par son père.
En ouvrant la porte de la salle de bains, il trouve Maren en pleine conversation avec M. Dorian.
— Tu as apprécié ton bain ? demande-t-elle, les coins de sa bouche se retroussant en un sourire.
— Beaucoup, merci. Il est toujours agréable d’avoir de la compagnie.
— Que dirais-tu d’un bon déjeuner, William ? demande M. Dorian.
Déjeuner. Il consulte sa montre. Il passe à peine six heures. De quelque part monte l’arôme du bacon et son estomac laisse entendre un long gargouillis sonore.
— Message reçu, dit Maren. Je t’emmène à la tente.
— La tente ?
— C’est le mot que nous utilisons, même à bord du train. Question d’habitude.
— Je vous rejoindrai dans un moment, dit M. Dorian.
Will traverse plusieurs wagons sur les talons de Maren. On y voit des couchettes plus modestes et de longues bassines communes où des hommes en bras de chemise se rasent et s’aspergent le visage. L’air est alourdi par les eaux de Cologne et les parfums. Des forains remontent leur pantalon, bouclent leur ceinture, se peignent, tirent sur leurs bas, se croisent dans l’étroit couloir. Il est encore trop tôt pour grogner autre chose que bonjour. Un village tout entier se prépare à affronter la journée.
— C’est très… convivial, dit-il.
Elle hoche la tête.
— Un deuxième chez-soi.
La première chose que voit Will dans le wagon suivant, c’est une femme et un homme qui pédalent avec acharnement sur ce qui a toutes les apparences d’un tandem géant. Le vélo ne va nulle part puisque les roues ne touchent pas le sol. D’épais câbles en émanent et disparaissent dans le plafond.
— Qu’est-ce qu’ils font ? chuchote Will au moment où Maren et lui passent devant le couple.
— De l’électricité pour les wagons, répond-elle. Chacun doit, tous les jours, effectuer une corvée de vingt minutes.
— Incroyable ! s’exclame Will.
— Et toi qui croyais que seuls les wagons de première classe avaient l’électricité !
Elle ouvre une porte et Will est presque renversé par le brouhaha de centaines de personnes qui parlent, rient, réclament à grands cris des œufs ou du café. De longues tables montées sur des tréteaux courent le long du wagon, et les étroites allées sont encombrées de personnes qui transportent des plateaux sur lesquels s’empilent des crêpes et des pommes de terre rôties et des tranches de bacon et des muffins au maïs et des fèves au lard et des cruches de lait. Will ne saurait dire s’il a déjà vu autant de ses semblables réunis au même endroit. Dès que l’un se lève, un autre prend sa place et la mastication reprend de plus belle.
Will s’efforce de ne pas trop regarder ses compagnons de table. Mais il ne peut s’empêcher de remarquer certaines personnes à l’apparence inédite. M. Beaupré, évidemment, est impossible à rater, étant donné sa taille colossale. (« J’ai voulu le jeter en bas du train, explique-t-il à son voisin de table, mais on m’a dit non ! ») En face du géant se trouvent deux hommes minces, d’origine asiatique, qui semblent unis par la taille. Une femme corpulente essuie délicatement sa barbe avec une serviette. Et ensuite, Will, obligé d’accepter le témoignage de ses yeux, regarde fixement : sur la table, transportant une petite pile d’assiettes sales, court un singe gris. Un pelage blanc entoure son visage et lui donne une tête de serveur solennel à rouflaquettes. Et il n’est pas le seul. Sur toutes les tables, note Will, des singes s’affairent, apportent des tasses et des théières.
Hébété, il dit à Maren :
— Ce sont des singes.
— Des macaques japonais. Très utiles.
Elle prend sa main d’un air neutre et, parmi la foule, l’entraîne jusqu’à une petite table avec une nappe en lin et un vase de fleurs au centre. Lorsqu’elle libère sa main, Will la dévisage, comme s’il s’attendait à la voir transformée. C’est la première fois qu’une fille lui prend la main.
— Sers-toi, dit-elle en désignant les plateaux de nourriture.
Will s’empare d’une assiette propre et la remplit à ras bord. Jamais encore il n’a eu aussi faim. Par où commencer ? Il verse du sirop d’érable sur sa pile de crêpes et en découpe un énorme morceau. Au moment où il s’apprête à le porter à sa bouche, un singe lui tape sur le bras.
Will, baissant les yeux, aperçoit un macaque qui, avec impatience, brandit une serviette fumante.
— Pour te laver les mains, explique Maren en souriant.
— Ah ! s’écrie Will en l’acceptant. Merci.
Il se nettoie les mains, puis entame son repas. Quinze minutes plus tard, il termine ses dernières tranches de bacon et croque un dé de pomme de terre rôtie. Surgissant de nulle part, M. Dorian s’assied en face de lui.
— Eh bien, William Everett, tout indique que tu as refait tes forces. Tu es d’humeur à parler ?
Un singe enlève l’assiette et les couverts de Will, qui s’accroche à son verre de lait. Il prend une gorgée et amorce son récit. Sans pouvoir expliquer pourquoi, il a confiance en M. Dorian et n’omet aucun détail. C’est un long récit et Will se demande s’il a déjà autant parlé. Mais le temps passe rapidement et il se rend compte qu’il prend plaisir à raconter. Il aime sentir qu’ils l’écoutent – semblent même, par moments, captivés – et il se demande s’il n’est pas plus doué qu’il le pensait pour la conversation.
— Histoire étonnante, déclare M. Dorian. Tu as des talents cachés.
Will, éprouvant une sensation de chaleur sur son visage, sait qu’il rougit.
— Courir sur un train, la nuit, ce n’est pas un mince exploit.
— Je pense qu’il m’aurait tué, sinon, répond Will.
— Probablement, confirme M. Dorian. Tu es l’unique témoin d’un meurtre. S’il a tué un homme, rien ne l’empêche de récidiver.
Tout d’un coup, le déjeuner de Will pèse lourd dans son estomac.
— Il veut la clé, explique Will au souvenir du regard avide de convoitise de Brogan, sans compter qu’il lui a promis la vie sauve en échange de cet objet.
Maren hoche la tête. Will ne peut s’empêcher de se tourner vers elle, bien qu’elle intervienne rarement. Il prend plaisir à la regarder.
— Je peux la voir ? demande M. Dorian.
Will sort la clé de sa poche et la tend au maître de piste, qui l’examine attentivement des deux côtés avant de la lui rendre.
— Le dernier crampon y est, murmure Will. Celui qui est en or.
— Ah bon ?
Will se demande s’il a commis une erreur. Mais il cherche à impressionner Maren. Et il aimerait bien qu’on lui dise quoi faire.
— Nous risquons d’avoir de nouveau la visite de M. Brogan, affirme M. Dorian. Et, cette fois, il ne sera sans doute pas seul.
— Il y a Mackie, confirme Will. Il est de mèche avec lui.
— Et d’autres aussi, peut-être. En ce moment, des serre-freins se baladent au-dessus de nos têtes, épient les attelages entre nos wagons.
— Ah bon ? s’étonne Will.
— Ils se doutent que tu es parmi nous et ils s’attendent à ce que tu tentes une sortie.
— Un agent de la Police montée patrouille à bord du train, dit Will. Samuel Steele.
— Hélas, nous formons une petite île isolée, ici, derrière, lui rappelle M. Dorian. Entre nous et les colons, des wagons de marchandises s’étirent sur des milles. Et nous ne nous arrêterons de nouveau qu’en fin d’après-midi.
— Et les pigeons ? propose Maren. Nous pourrions faire passer un message à l’avant du train.
— Ils sont rapides, mais pas assez pour distancer Le Prodigieux, qui roule à quarante milles à l’heure.
— Je peux rester ici jusqu’au prochain arrêt ? demande Will.
— Bien sûr, répond M. Dorian en esquissant un doux sourire, mais j’ai l’impression que tu n’es pas au bout de tes peines. Ils vont être à l’affût. Si Brogan tient à cette clé autant que nous le pensons, tu n’irais pas très loin avant d’être capturé.
— Il pourrait joindre les rangs du cirque, avance Maren.
Will croit qu’elle plaisante. Puis M. Dorian acquiesce.
— Je vois où tu veux en venir, réplique M. Dorian en se tournant vers Will. Nous avons conclu avec Le Prodigieux un accord en vertu duquel nous présenterons quelques spectacles en cours de route. L’autre soir, tu as assisté au premier. Lorsque le train s’immobilisera, cet après-midi, nous nous dirigerons vers les wagons des colons pour le deuxième. Ensuite, nous resterons à bord des wagons de passagers et nous nous exécuterons dans chacune des classes. La finale aura lieu dans les wagons de première, le dernier soir du voyage.
— Tu n’as qu’à faire partie du spectacle, dit Maren.
Will fronce les sourcils.
— Mais si Brogan est aux aguets, il me reconnaîtra !
— Pas si tu es déguisé, répond Maren. C’est l’évidence même.
— Tout à fait méconnaissable, ajoute M. Dorian. Mme Lemoine est l’une des meilleures maquilleuses du monde.
Les yeux de Will se sont posés sur la nappe, où ses doigts suivent les motifs brodés.
— Mais je ne sais rien faire.
M. Dorian réfute l’affirmation d’un geste de la main.
— Absurde. Tout le monde sait faire quelque chose.
— Sauf Winston, pauvre garçon, laisse tomber Maren.
M. Dorian pince les lèvres.
— Bon, d’accord, il était complètement nul, celui-là. Mais nous lui avons tout de même trouvé une place.
— À quel titre ? demande Will.
— On le coupait en deux tous les soirs.
— Deux fois le dimanche, ajoute Maren.
— Jusqu’à l’accident, poursuit M. Dorian en grimaçant.
Will cesse de respirer.
— Vous ne l’avez tout de même pas…
— Dieu du ciel, non, répond M. Dorian en laissant entendre un rare gloussement.
Il se tourne vers Maren.
— Il a cru qu’on le sciait en deux pour de vrai ! Non, non. Il a été piétiné par les chameaux.
— C’est vrai, confirme Maren sobrement.
M. Dorian prend une gorgée de café.
— Je peux d’ores et déjà affirmer que toi, William, tu possèdes de nombreux talents. Qu’en dis-tu ? Je crois que c’est le moyen le plus sûr de t’emmener jusqu’aux wagons de passagers.
— Et vous serez là tous les deux ? demande Will, qui tient à être rassuré.
— Absolument. Nous serons ensemble, nous trois.
L’idée plaît à Will tout autant qu’elle le rend nerveux. M. Dorian semble croire en ses capacités plus que lui-même. Il espère ne pas le décevoir. Ni lui ni Maren.
— Oui, déclare-t-il. C’est d’accord.
— Très bien. Maren, pourquoi n’emmènerais-tu pas Will dans la salle de répétition pour voir ce qui l’intéresse ? Soyez prudents, entre les wagons. Assurez-vous qu’il n’y a pas de serre-freins qui rôdent. Je vais de ce pas voir Mme Lemoine pour lui parler de notre projet.
— Je n’ai jamais pensé que je ferais partie d’un cirque, dit Will.
— Ce n’est pas le rêve de tous les garçons ? demande Maren.
M. Dorian se lève et, comme si l’idée lui était venue après coup, se penche vers Will.
— À ta place, je ne parlerais à personne de la clé. Pour ta propre sécurité, tu comprends ?
— C’est pas comme ça que ça devait se passer, dit Mackie nerveusement.
— À quoi bon gémir ? répond sèchement Brogan en prenant une gorgée de whisky.
Il a passé à tabac un grand nombre d’hommes, mais c’était la première fois qu’il en tuait un, et il souhaite enfouir le souvenir du visage du gardien.
— Quel crétin, celui-là ! Il s’est donné des grands airs. Puis il s’est mis à hurler.
Il secoue la tête avec amertume.
— Il aurait pu avoir sa part du gâteau.
Le compartiment des serre-freins frissonne sur des rails légèrement inégaux. La suspension est pratiquement inexistante. Tous les quarante wagons, on trouve de petites cabanes roulantes, conçues pour accueillir deux employés. Le compartiment sent la créosote, la nourriture qu’on a gardée une semaine de trop et l’homme. Deux hamacs traversent la pièce. Il y a un petit poêle, une table, un trou dans les planches par où se soulager et tant de patères et de crochets fixés aux murs qu’il est dangereux de s’appuyer où que ce soit. Par comparaison, le fourgon de queue pourrait passer pour un wagon de première classe.
En ce moment, le compartiment est encombré par les huit serre-freins que Brogan a recrutés. Il a déjà travaillé avec chacun d’eux, à une époque ou à une autre. Il n’a vraiment confiance en aucun d’eux, mais il sait sur chacun des choses qui doivent rester secrètes, et c’est un moyen infaillible de s’assurer la loyauté d’un homme. En l’occurrence, il compte que leur cupidité les incitera à serrer les rangs. Et, dans ce cas, il y a largement de quoi l’attiser.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demande Chisholm.
Il a des yeux exorbités d’insecte. Chaque fois qu’il les voit, Brogan songe à des œufs à la coque.
Brogan balaie du regard les visages ratatinés de ses autres complices : Peck, Richter, Strachan, Delaware, Talbot, Welch. Tendus, ils attendent ses ordres.
— On peut rien faire sans cette clé, répond-il en ouvrant son jeu. C’est le garçon qui l’a et le garçon est dans les wagons du cirque. Le sang-mêlé qui joue les maîtres de piste le cache. Nous récupérons la clé et tout se poursuit comme prévu.
— T’es certain qu’il est pas juste tombé ? demande Mackie. Difficile de croire qu’un garçon de son âge ait réussi à parcourir autant de wagons en pleine nuit.
— Son père a été serre-frein, dit Brogan. Un sacré bon, en plus. Ce garçon, je l’ai vu dans les montagnes. Il a du chien. S’il est tombé, c’est dans la cage d’un éléphant.
— S’il est encore en vie, il a craché le morceau, dit Welch.
— Et alors ? répond Brogan. À qui veux-tu qu’il parle ? Personne va prendre au sérieux les paroles d’un phénomène de cirque. S’il est dans un de ces wagons, il va pas en sortir vivant, de toute façon.
Un silence, bref et lourd.
— T’es sûr de vouloir tuer le fils du directeur général ? demande Chisholm en examinant les autres hommes d’un air angoissé.
— Tu connais un meilleur moyen d’obliger quelqu’un à se taire ? rétorque Brogan d’un air féroce. Les gars, vous pouvez vous désister en tout temps. Quand ça va se corser, vous allez devoir vous salir les mains, d’une façon ou d’une autre. Une affaire comme celle-là se présente une seule fois dans une vie. Vous allez avoir plus d’argent que vous pourrez en dépenser. Vous aimez mieux continuer de travailler à bord des trains, peut-être ? Peck, tu perds un doigt de plus et t’es même plus bon pour le fourgon postal. Et toi, Richter, tu te souviens de ce qui est arrivé à ton vieil ami McGovern ? Qui va s’occuper de ta famille si tu te fais couper les jambes durant une manœuvre d’aiguillage en mouvement ? Personne veut nous assurer, les gars. On est des moins-que-rien. On est des esclaves. C’est notre chance de briser nos chaînes.
Il observe ses hommes et sait qu’ils sont avec lui.
— On retourne au cirque. Tous ensemble, cette fois-ci. Et on va enlever ce garçon.