Préface

Le Yi Jing, issu des pratiques divinatoires de la Haute Antiquité, est devenu au cours du Ier millénaire avant J.-C. le reflet de la riche cosmologie élaborée par la culture chinoise. Son texte, dont la rédaction s’est étalée du VIIIe au IIIe siècle, s’est stabilisé à la fin des Royaumes Combattants, avant d’être intégré au corpus des Classiques sous les Han. Nous autres Occidentaux l’avons découvert au cours du XXe siècle, dans la version de Richard Wilhelm, laquelle a rencontré un large écho grâce aux efforts du grand explorateur de la psyché humaine que fut Carl Gustav Jung. Depuis, le Yi Jing appartient à notre horizon culturel : il accompagne nombre de personnes au quotidien et suscite sans cesse de nouvelles recherches de par le monde.

 

Le lecteur occidental, rompu à une pratique méthodique qui passe ordinairement par l’analyse des hexagrammes et l’étude précise des textes, sera sans doute déboussolé par l’approche proposée dans cet ouvrage – il pourra notamment être déçu de ne pas trouver ici une traduction du texte original du Yi Jing. Qu’il se rassure : les interprétations qu’il va lire ne sont pas pour autant les élucubrations d’un compilateur en mal de succès : elles sont le résultat d’une transmission. Quelle transmission ? D’où proviennent donc les affirmations rassemblées dans ce livre ?

 

En 1976, tandis que la désastreuse révolution culturelle touche à sa fin en Chine, on voit les groupes maoïstes français continuer à s’enflammer pour le sombre personnage qui l’a déclenchée. À Paris, un exilé chinois, fuyant les geôles communistes, se voit offrir l’hospitalité par un homme généreux, dont le fils malade est dans un état si chétif que sa croissance en est fortement perturbée. Le réfugié, qui a un certain bagage, prend en main la santé de l’enfant, et ses talents se révèlent bientôt d’une extraordinaire efficacité : le malade est rapidement remis sur pied et va pouvoir grandir normalement. Il devient par la suite l’élève assidu de ce maître inattendu, en l’occurrence l’un des derniers descendants d’une lignée taoïste aujourd’hui disparue. Serge allait donc hériter de ce savoir, avant que le professeur l’envoie à Pékin, puis Hong Kong, se perfectionner en Médecine Traditionnelle Chinoise.

 

L’ouvrage que l’on a dans les mains est ainsi un exemple des multiples voies par où la fréquentation du Yi Jing s’est propagée au fil des siècles. Recueil d’observations accumulées depuis les époques les plus lointaines, tissé de l’expérience de chercheurs et de sages « qui eurent beaucoup de malheurs et de difficultés », comme indiqué dans le Xi Ci (l’un des commentaires qui s’est ajouté au livre), le Yi s’est toujours teinté de la subjectivité des différentes écoles qui ont cherché à en expliquer les mystères : confucéennes d’abord, taoïsantes souvent, bouddhistes plus tard… La version présentée ici s’inscrit naturellement dans une visée taoïste – non le taoïsme religieux, celui des temples et des rituels mais l’un de ces courants entretenus par des clans, « restés proches de leurs sources chamaniques, sans formes, sans rituels, sans dieux, libres et sans règles », selon les propres mots de l’auteur.

 

Ce courant, qui se nomme Da Xuan ou Grand Mystère, s’il n’apparait qu’au début du VIe siècle apr. J.-C. sous la dynastie Tang, puise ses racines bien plus haut dans l’histoire chinoise. Il part sans doute des fangshi, ces chercheurs solitaires de l’époque des Royaumes Combattants qui se passionnaient pour l’astrologie, la médecine, la divination, la géomancie, les pratiques de longévité et autres randonnées extatiques ; il se poursuit discrètement dans le voisinage du taoïsme sous la longue mise en ordre des Han. Quand cette dynastie s’effondre au IIIe siècle, et avec elle le confucianisme qui a prévalu durant cette période, apparaît avec le philosophe Wang Bi le Xuan Xue, « l’étude du Mystère », qui trouve son inspiration dans le Lao-Tseu, le Tchouang-Tseu et le Livre des Mutations. Déjà, à partir du mouvement des Maîtres célestes, une religion taoïste organisée s’est mise en place, entretenant une ferveur populaire largement teintée de chamanisme, et auquel le bouddhisme fraichement arrivé allait lui aussi apporter ses couleurs. Terreau particulièrement riche pour qu’y fleurissent maintes lignées, parmi lesquelles donc ce courant du Da Xuan, officiellement né en 510 apr. J.-C., et qui se poursuit aujourd’hui à travers l’enseignement que diffuse Serge Augier – dont le corpus principal est le Ba Men Ziran Fa – « la méthode des huit portes pour atteindre le naturel » – lequel comprend : médecine, méditation, arts martiaux, Qi gong, géomancie, étude des forces cachées, rêve, et donc étude des changements.

 

Ce Yi Jing est ainsi le résultat d’une transmission orale, qui s’appuie sur l’ensemble des notes prises par Serge lors des leçons de son professeur. L’interprétation s’articule sur l’ancien système des Troncs et des Branches, qui ont été mis en rapport avec les lignes des hexagrammes, ce que l’auteur présente ainsi : « Les associations de chaque hexagramme avec les Troncs Célestes et Branches Terrestres sont les expressions de chaque aspect d’une situation en termes de Yin et de Yang, ainsi que des cinq éléments. » Cette lecture ne s’appuie donc pas sur le texte des hexagrammes – « la puissance de cette tradition réside dans la pratique et non dans une connaissance livresque », dit-il encore.

 

C’est une approche avant tout énergétique, qui s’inscrit dans un travail de repositionnement constant de la personne sur le chemin de sa réalisation. Celle-ci obtiendra, comme avec une boussole, des indications sur sa position dans le déroulement du dispositif en question, initialement décrit dans la première page de chaque petit chapitre. Elle trouvera également, dans un encadré, une information précieuse, de type météorologique : l’attitude synonyme de beau temps ; celle qui, au contraire, entraînera ou accentuera la formation de nuages – c’est là la meilleure utilisation que l’on puisse faire du Livre des Changements, celle qui donne une plus grande liberté d’agir par une meilleure connaissance des éléments en présence.

 

Ces choix sont cohérents : ils s’inscrivent bien dans la tradition chinoise, pour qui le Yi sert d’abord à effectuer, selon l’expression de Léon Vandermeersch, « le calcul des tendances mutantes d’une configuration déterminée du réel ». L’Occidental accepte moins facilement, du moins de nos jours, de se plier à un ordre régulier, cette horlogerie fût-elle céleste : il veut s’inventer lui-même. En cela, c’est l’étude du tirage et la recherche personnelle qui prévalent dans ce que l’on peut commencer à appeler aujourd’hui « la tradition occidentale du Yi Jing », telle qu’elle a débuté avec la diffusion du travail de Richard Wilhelm. Si les méthodes d’investigation actuelles (hexagrammes opposés, familles nucléaires, relations entre traits, etc.) sont largement reprises des techniques mises au point sous les Song, elles sont utilisées chez nous dans le but d’aider le pratiquant à évaluer par lui-même les données de sa réalité. Nul doute que, entre cheminement individuel et inscription dans l’ordre de l’univers, les cultures occidentales et orientales trouveraient là un beau carrefour où se rencontrer – à supposer qu’elles acceptent l’échange et l’écoute de l’autre…

 

Mais le lecteur habitué à la pratique du Yi Jing ne devra pas craindre la confrontation à cette tradition, même si elle semble s’imposer d’emblée comme vérité et ne lui laisser que peu de liberté : elle est la trace de l’expérience des taoïstes des premiers siècles, et en cela éminemment respectable. Nul doute qu’il trouvera ici de quoi enrichir son questionnement – le but restant d’arriver à obtenir une description la plus juste possible de la situation qui prévaut lors d’une consultation du livre.

 

Serge Augier, à travers les différentes techniques qu’il enseigne, participe du grand renouvellement aujourd’hui à l’œuvre en Occident, qui passe d’abord et avant tout par la réhabilitation du corps : pleine occupation de notre espace, alignement énergétique, installation du centre, respiration, présence à soi, c’est ainsi que se remet en place le lien Ciel-Terre et que l’homme commence à réaliser son mandat, selon la magnifique injonction du Zhong Yong (IIIe siècle av. J.-C.) :

Le Yi Jing est de ces outils précieux permettant de toucher la dimension supérieure à l’homme inscrite au cœur de l’homme et lui intimant l’ordre d’être lui-même. Il ne souffre pas d’être inscrit au nombre des pratiques d’une lignée taoïste dont le but, rappelle son continuateur, est de « revenir à la simplicité de l’enfant en l’accompagnant de la capacité discriminante du sage ».

 

Comme le dit encore l’auteur : une seule de ces sciences peut mener à la liberté et au silence. Puisse ce Yi Jing inviter à une fréquentation approfondie de l’outil et aider à se positionner au mieux sur ce chemin.

Pierre Faure
Formateur – Consultant en Yi Jing
pierre.faure@noos.fr
www.cercle-yijing.net