Dies multos sedebunt filii Israël sine Rege, et sine Principe, et sine Sacrificio, et sine Altari. Osée C.3 v.7.
Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France ?
Cette question que la Société royale de Metz propose de discuter fait en même temps son éloge. Elle annonce des vues pleines d’humanité et d’un beau patriotisme qui l’engage à jeter les yeux sur tous les objets qui peuvent intéresser la monarchie française et le bien-être des particuliers. Il serait à souhaiter que le succès d’une heureuse dissertation répondît à ses désirs. Il n’est pas douteux que dans le nombre de ceux qui s’en occuperont, plusieurs ne réussissent à développer des idées de projets dont l’exécution remplirait les vues qu’on se propose. Mais les sentiments dont on est prévenus sur l’état actuel des juifs et que l’on essaye de détailler dans ce mémoire font naître une quantité de doutes sur la possibilité de mettre à exécution les projets qui seront présentés.
Quoique l’on s’attache à considérer l’état actuel de ce peuple, ce n’est pas dans le dessein d’apporter des obstacles aux vues de bienfaisance que l’on peut avoir sur lui pour en écarter la misère. Mais on verra que bien des réflexions persuadent que l’on ne peut rien changer à un état voulu tel par des décrets immuables de la providence. Et que les juifs dans leur situation actuelle sont d’une utilité inappréciable, non seulement pour la France mais pour toute l’église chrétienne, qui ne peut que voir en ce peuple la plus consolante assurance de la vérité de sa foi. Et qu’il ne serait pas de même, si cette race judaïque était un peu assimilée dans un bien-être aux sujets respectifs des différentes souverainetés.
On dira peut-être que cette preuve de christianisme a déjà tant de fois été répétée, qu’elle devient une répétition insipide. Oui, elle a été souvent redite en mille beaux discours enfermés dans des gros volumes emmagasinés dans nos bibliothèques. Mais nos laboureurs nos manœuvres dans les campagnes, dont les plus savants n’ont entre les mains que leurs catéchismes, peuvent-ils fouiller dans ces gros livres scientifiques dont la vue seule les effraierait, pour en tirer des preuves qui les affermissent dans leur croyance ? Ils ne sont déjà que trop chancelants dans la religion de leurs pères qui est attaquée de toute part aujourd’hui par des multitudes de brochures pleines de railleries.
Ce cordonnier sous la main duquel il arrive un de ces mordants badinages philosophiques, lit un ridicule répondu sur sa religion qu’on traite de fable du vieux temps, raconte à son voisin ce qu’il a lu, le lui montre imprimé, le relit ; cela passe de maison en maison, du père à son fils, et celui-ci grandit avec la liberté de penser et de parler de sa religion ; elle lui paraît incommode et gênante, il n’est plus guère éloigné de l’instant auquel il en secouera le joug.
C’est donc tirer une utilité d’un très grand prix de tous les juifs, en les montrant à tous les peuples de l’État comme la plus sensible preuve à leur portée de la vérité de notre évangile.
Quant au sort plus heureux que la société souhaite qu’il leur soit procuré, ou des moyens de parvenir à cette fin : la chose n’est pas facile, on verra les tentatives, que l’empereur en a fait. Cependant on essaiera de mettre sous les yeux de la société le projet d’une branche de commerce, auquel on pourrait appliquer le juif, et l’y assujettir, pour le détourner du commerce de son argent qu’il prête et fait valoir au centuple sur les sujets de l’État.
On divisera donc ce mémoire en deux parties ; dans la première on fera voir une providence éternelle sur le sort actuel des juifs, dont la conservation a deux objets, l’un de laisser à la justice divine tous ses droits à la vengeance, qu’elle doit tirer sur ce peuple, contre lequel le sang de Jésus-Christ la réclame. L’autre de pouvoir représenter ce même peuple à la miséricorde divine, et à la fidélité des promesses, que Dieu a fait de le rappeler à lui, et de le réunir sous les étendards du Christ fils de David, qui doit régner sur tout Israël. Ainsi quand on dira qu’il est impossible de rien changer à l’état actuel des juifs, cela doit s’entendre de toute la durée du temps, que doit subsister l’anathème auquel ils sont dévoués. Dans la seconde : on donnera en peu de mots une idée du mal, que font les juifs par les usures ; le grand bien qui résulterait à l’État en les arrêtant, et l’occupation à laquelle on pourrait les appliquer pour les tirer de la misère.
Nous tenons entre les mains un livre pour lequel nous avons un souverain respect : ce livre est divisé en deux parties dont la première est appelée l’Ancien Testament, et la seconde le Nouveau Testament.
L’Ancien nous donne l’histoire d’un peuple nombreux, auquel il est donné une loi dans le plus grand appareil. Ce peuple a eu des princes, des rois, un temple, des sacrificateurs : ce peuple a figuré sur la terre en corps politique et civil, se gouvernant par ses lois, ses usages et ses coutumes. Les faits historiques de ce peuple sont d’une singularité étonnante, pour la multitude des prodiges opérés par leur dieu soit comme protecteur de sa fidélité, soit comme vengeur de ses prévarications et de ses crimes. Outre les détails de l’histoire, nous voyons une suite d’hommes singuliers, qui se sont succédés les uns aux autres en différents temps au milieu de ce peuple. Ces hommes, qu’ils ont appelés des prophètes, ont écrit, ont parlé avec une liberté, que l’on ne verra jamais dans aucun particulier. Sans être revêtus d’aucun caractère d’autorité civile, ils ont publié les crimes et les désordres de leurs frères. Ils les ont chargés de reproches et des plus terribles menaces avec autant d’autorité et de pouvoir que ferait un père irrité contre le brigandage de ses enfants.
Ils ont annoncé des captivités, des servitudes en esclavage, des destructions, des incendies de leur temple et de leur ville. Ils ont aussi annoncé des retours dans leur patrie, des réédifications de temple et de ville, des rétablissements de toute la nation, et enfin une destruction générale, une cessation de toute la loi et de ses sacrifices.
Ils ont annoncé la venue d’un libérateur que toute cette nation attendait et appelait le Messie, l’envoyé qui devait venir. Voilà en peu de mots ce que nous remarquons de plus frappant dans la lecture de cet Ancien Testament.
Dans celui que nous appelons le Nouveau, nous voyons la naissance, la vie, et la mort par un dernier supplice, d’un homme miraculeux et tout divin, qui se dit être l’envoyé, le promis, et le messie annoncé. La loi nouvelle, qu’il nous prêche, est toute spirituelle. C’est l’adoration de Dieu en esprit et en vérité. C’est le grand amour de son prochain et de son créateur. Nous remarquons que la loi de sa nation n’est dans toutes ses parties qu’un assujettissement servile à mille pratiques extérieures, qui sont ou des figures, ou des emblèmes de l’esprit d’une autre loi, qui doit lui succéder, contre la perfection à laquelle on doit aspirer. Les littéralités de la première ne convenant qu’à un peuple charnel et grossier incapable de saisir l’esprit de vérité, qui fait l’âme de la seconde pour laquelle la première n’est que préparatoire.
Il s’ensuit qu’à l’arrivée de la seconde loi, la première a dû cesser et disparaître, ainsi que l’ombre fait à l’arrivée de la lumière ; et il doit y avoir entre elles deux une réelle incompatibilité à pouvoir être toutes deux dans un état de vigueur ou d’exercice public en même temps. De façon que si aujourd’hui on voyait les juifs rassemblés dans quelque coin de la Terre avec un temple, qui serait le centre de réunion pour cette nation, et qu’elle y pratiquât tout l’extérieur de sa loi, avec ses sacrifices sous la direction de ses sacrificateurs, elle serait vivante ; et on ne pouvait envisager le christianisme, que comme un intrus qui se serait appliqué sous quelques spécieux prétextes les prophéties de l’Ancien Testament. Mais la privation de temple, l’absence et non-existence de tous sacrificateurs, la cessation des sacrifices décident absolument la mort de la première loi ; malgré tout ce qu’on pourrait dire, que les juifs répandus soient des observateurs vivants de la loi. Ils ne l’observent point ; mais ils gémissent, et soupirent après l’observation. La seule privation de sacrifice, qui est l’acte solennel par lequel on reconnaît ce souverain domaine de Dieu, décide du fait. Les prières, les observances extérieures de quelques cérémonies, qui se pratiquent par des particuliers dans l’intérieur d’une famille, ou de plusieurs familles si l’on veut, ne sont point du tout les actes constitutifs d’une loi vivante ; ce ne sont partout que des pleurs, des gémissements sur l’abrogation d’une loi qu’ils espèrent encore devoir ressusciter dans un temps à venir.
On peut donc assurer que dans l’état où nous voyons les choses aujourd’hui, il faut que la loi de Moïse n’ait été donnée que pour un temps, et que celle de vérité, qui devait lui succéder, est arrivée. Mais comment juger avec évidence, que le christianisme serait cette loi de vérité, qui a succédé à celle de Moïse ? Il faut que cette évidence soit publique, notoire, et puisse être saisie par les yeux, et l’esprit le moins capable de réflexion.
Il est nécessaire que la cessation de l’une arrive précisément dans le temps, où la seconde est publiée, et commence à être connue : il est nécessaire pour la cessation de l’une que son temple soit détruit et ses sacrifices anéantis ; que le corps civil de cette société soit rompu, divisé, dispersé. Il est nécessaire que le christianisme ne puisse avoir contribué en rien à tout cet extérieur destructif de la nation juive et de son temple : il faut, qu’on ne puisse pas même l’en suspecter ; sans quoi cette grande révolution pourrait être envisagée comme la suite d’une antipathie entre deux peuples, dont la force heureuse de l’un aurait emporté sur l’autre. Il faut en outre, qu’après la cessation des exercices et sacrifices de la loi de Moïse, que ses sectateurs ne soient point anéantis ; qu’on les voie au contraire vivant subsistant en grand nombre : sans quoi leur anéantissement étendrait un voile sur leur ancienne existence qui en déroberait enfin la connaissance dans la multitude des siècles à venir, et ne paraîtrait plus que comme un ancien rêve, dont les idées et le souvenir s’évanouissent à mesure, que les temps se succèdent. Et il ne serait pas d’ailleurs étonnant que, tous les individus observateurs d’une loi étant morts et ensevelis dans les tombeaux, la loi parût aussi éteinte puisqu’elle ne vit que dans ses observateurs.
Il faut encore que partout où se trouve le christianisme, on y puisse aussi trouver les juifs et les montrer comme les meurtriers du législateur de l’Évangile. Un anéantissement universel, n’aurait pas mis le chrétien à l’abri du reproche, ou inculpation, qu’on aurait pu lui faire de mettre en avant, et se parer d’un peuple chimérique, sur le compte duquel il aurait fabriqué un tissu fabuleux de prodiges sur prodiges. Quelle différence dans les impressions que doit faire sur l’esprit ce témoignage des yeux, et la seule lecture d’un vieux livre !
Il faut aussi que l’instituteur de la loi évangélique, qui succède à la mosaïque soit né dans le sein de cette dernière, en ait été lui-même un fidèle observateur, de même que tous ceux dont il s’est servi pour la rendre publique.
Il faut enfin qu’on ne puisse se méprendre sur aucune religion pour distinguer celle qui a succédé à la loi ancienne abolie ; il faut qu’on puisse dire affirmativement le christianisme a succédé au judaïsme.
Or nous savons, à n’en pouvoir douter, les époques de la cessation de l’ancienne loi, et de la publication de la nouvelle ; elles ne peuvent être plus conséquentes l’une à l’autre. Nous savons, que le législateur des chrétiens, et tous ceux dont il s’est servi pour apôtres, ont été fidèles observateurs de la loi des juifs. Nous voyons sous nos yeux toute cette nation juive bien existante ; nous sommes les témoins de leurs cris et de leurs gémissements, sur la privation d’un temple et l’impuissance de pratiquer leur loi. Nous savons que les juifs seuls ont attiré sur eux les armes des Romains ; que les empereurs Vespasien et Tite ont été les instruments destructeurs du temple et de tout le corps judaïque. Nous savons par l’état du christianisme dans ce premier siècle de sa naissance qu’il ne peut être suspecté d’avoir concouru à cette grande révolution annoncée et prédite par Jésus-Christ. De tous ces faits, et de tout ce qui est à la vue de tout l’univers, on en conclut une évidence en faveur du christianisme, semblable à celle que l’on aurait contre celui qui douterait de l’existence des volcans. En le conduisant sur les monts Vésuve et Etna, on pourrait lui dire, doutez maintenant si vous le pouvez.
Si l’on considère cet état des juifs, on ne peut l’envisager que comme un état unique dans le monde entier, portant avec soi ou sur soi le caractère de la réprobation, à laquelle ils sont dévoués depuis 1 800 ans. Réprobation dont toute l’horreur avait été annoncée à ce peuple par le fils de Dieu en leur adressant ses effrayantes paroles : « Comblez la mesure de vos pères afin d’attirer sur vous toute la vengeance du sang qui a été répandu depuis le juste Abel. Jusqu’à celui de Zacharie que vous avez massacré entre le temple et l’autel. »
Peut-il se faire qu’il y ait des moyens possibles pour adoucir ou apporter quelques tempéraments à ce terrible arrêt dont ils ont eux-mêmes demandé l’irrévocable exécution par un avis général, qui était une véritable impression du sceau de la colère de leur Dieu justement irrité, sanguis ejus super nos et super filios nostros ? Cela seul doit faire préjuger l’impossibilité, de pouvoir rien changer à une situation, qui est voulue dans les décrets éternels de Dieu.
Cette impossibilité vient tout récemment d’être prouvée par les déclarations, que l’empereur avait données en faveur de ce peuple, il y a quelques années dans la Galicie, où Sa Majesté aurait voulu les assimiler à ses autres sujets par des grâces et des privilèges accordés, et qu’elle a été contrainte de révoquer, les expulser même de plusieurs parties de ses États, ne trouvant d’obstacles à ses vues d’humanité, que de la part même de ce peuple insociable et incommunicable. Il est bon d’entendre les expressions de l’empereur : « le système adopté jusqu’à présent dans la Galicie par rapport aux communautés juives, n’ayant en aucune façon répondu aux salutaires et bienfaisantes intentions, que nous avions en les introduisant dans cette province. » Et ce qui est étonnant, c’est que les terres qui leur avaient été données pour les travailler sont restées incultes ; parce que dans leur esprit, la culture d’une terre étrangère ne peut être que l’occupation d’un esclave en servitude : et toutes terres leur sont étrangères hors de la seule Judée, où était leur temple auquel se portent tous leurs vœux, encore aujourd’hui. Cependant pour les punir, empêcher, ou retarder la multiplication de ce peuple, l’empereur vient d’imposer une taxe de 80 ducats sur tous les mariages, sans laquelle condition point de mariages juifs.
Ce n’est pas la seule tentative que ce souverain ait faite en faveur des juifs. L’année dernière (1786) il a adressé un écrit de sa main aux magistrats de Vienne, leur a fait connaître, qu’il verrait avec plaisir qu’on engageât les divers corps de métiers à recevoir en apprentissage les jeunes juifs, pour les rendre utiles à l’État ; et les maîtres qui se conformeront à ces vues recevront des marques de sa bienveillance et satisfaction : on a vu les dispositions favorables des corps de métiers, les offres et les invitations faites aux juifs, et pas un cependant qui se soit présenté et eût été envieux d’apprendre aucun métier.
Il est constant que Sa Majesté impériale, sans aucun autre dessein que celui d’une attention bienfaisante et tendant au bien de ses sujets, semblait vouloir tirer cette race judaïque de l’état d’oppression, dans lequel elle gémit par tout l’univers : et ce peuple dans son aveuglement ramène son souverain à l’exécution littérale de l’anathème auquel il est dévoué. On ne doit donc pas considérer l’état actuel des juifs comme un état ordinaire soumis au cours des lois de la nature qui est celui des révolutions : aussi quand on s’est efforcé d’affaiblir les motifs de crédibilité qui attachait le prince de Condé au christianisme, jamais (dit-il) ils n’ont pu m’expliquer naturellement l’état des juifs.
On ne doit pas non plus s’étonner si Voltaire, cet ennemi déclaré du christianisme, prenait à tâche de représenter partout dans ses écrits ce peuple comme un troupeau de vile canaille et de gueux répandus çà et là en petit nombre, ne méritant pas la plus petite des attentions ; c’est qu’il n’apercevrait que trop tout l’avantage, que le christianisme en pouvait tirer. La force de cette preuve montrait une évidence à la portée de tout le monde du savant et de l’ignorant ; c’était beaucoup faire d’en détourner la vue. Au reste tout lecteur judicieux qui a lu ou lira les ouvrages de cet esprit original, hardi, et décisif, ne verra partout qu’un homme superficiel avec la manie d’un despote qui veut décider de tout ou en dernier ressort : il est assez curieux de trouver dans son Dictionnaire un article sur l’humilité, et faire le savant dans cette vertu, ou donner des leçons de modestie. Ce savant confond selon ses besoins, les temps, les époques : il juge des mœurs de l’Asie par celles de l’Europe actuelle, il parle du siècle de Moïse comme du XVIIIe ; il place ce législateur, ou le déplace selon qu’il le trouve à propos, quand il l’embarrasse : parle des habitants d’autour de la mer de Génésareth, comme de ceux qui sont sur le bord du lac de Genève. Il rapporte les événements comme son caprice les a réglés, il parle bien ou mal d’un peuple, selon que son imagination est bien ou mal montée.
Les Chinois sont ses peuples favoris, les plus anciens, les plus savants, les plus lettrés, les plus humains, vivant sous des lois admirables. L’esprit de la nation chinoise est le plus ancien monument de raison, qui soit sur la terre ; l’horrible inhumanité dans les pères et mères de faire périr leurs enfants quand ils en ont trop n’est au jugement de Voltaire qu’un simple abus. « Il périt (dit-il) beaucoup de sujets, mais c’est que l’on regarde les hommes comme les fruits des arbres, dont on laisse périr sans regret une partie, quand il en reste suffisamment pour la nourriture » : le beau monument de raison ! On peut voir dans ses essais sur les mœurs et esprits des nations l’article des Chinois.
Il n’a jamais été dans la Chine et encore moins a-t-il été témoin de leurs mœurs, cela ne fait rien ; c’est assez que ce pays de la Chine existe, et qu’il est loin de nous : aussi se contredit-il sans façon quand il le faut. C’est ainsi qu’au mot États généraux, il dit, « nous n’avons, que des fragments fort imparfaits de l’histoire des Chinois ; nous ne les connaissons guère, que depuis le temps où leurs rois furent absolus. » J.-J. Rousseau avait aussi cette manie de courir dans le nord de l’Amérique, pour nous en citer les sauvages comme des hommes excellents en qui la nature se trouvait dans toute sa pureté. Cette remarque, tout hors de propos qu’elle paraît, se présente, et peut être excusable. Nous verrons encore Voltaire courir l’Asie, la Syrie, la Perse, et l’Indoustan, pour y trouver des peuples semblables aux juifs, en ancienneté, sans princes et sans temple.
On ne peut concevoir le mal que lui a fait ce pauvre peuple juif pour être toujours de mauvaise humeur quand il le rencontre ; et quand il ne le voit pas, il court après, il le cherche, pour le charger d’injures, et le déchirer. C’est qu’il porte entre ses mains ce fameux livre qui annonce le peuple chrétien. Pourquoi décrier l’un pour rendre l’autre méprisable ? On lui passera sans doute d’être mauvais chrétien, mais on ne peut lui pardonner d’être faux dans l’histoire, infidèle dans les citations, inconséquent dans le raisonnement, et toujours plein de contradictions avec lui-même ; on aura occasion d’en montrer quelques-unes. Jean-Jacques Rousseau, plus accoutumé à réfléchir, et de meilleure foi, pensait tout autrement : entendons-le dans ses considérations sur le gouvernement de Pologne : où il dit : « que Moïse exécuta l’étonnante entreprise d’instituteur en corps de nation des malheureux fugitifs, sans art, sans armes, sans talents, sans vertus, sans courage ; et qui n’ayant pas un pouce de terre faisait une troupe étrangère sur la surface de la Terre. Il osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre ; et tandis qu’elle errait dans les déserts, sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette institution durable, à l’épreuve des temps, de la fortune, et des conquérants, que cinq mille ans n’ont pu détruire, ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus… Il lui donna des mœurs, des usages inalliables avec ceux des nations… Il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine, et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes ; et tous ces liens de fraternité, qu’il met entre les membres de sa république, étaient autant de barrières, qui la tenaient séparée de ses voisins, et l’empêchaient de se mêler avec eux. C’est par là que cette singulière nation si souvent subjuguée, si souvent dispersée et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours, éparse parmi les autres sans s’y confondre, et que ses mœurs ses rites, ses lois subsistent et subsisteront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain. »
Dans tout ce que dit ici le philosophe, son intention n’était pas de montrer que la main de Dieu conduisait ce peuple ; il était bien éloigné de vouloir que ce même Dieu ait dicté à Moïse la loi sous laquelle il voulait que son peuple fût asservi pour qu’il ne se mêlât pas avec les autres nations ; et personne cependant n’a mieux réussi à montrer la toute-puissance invisible et souveraine qui présidait à ce grand ouvrage ; et voulait que dans tous les temps on reconnût sa protection sur son peuple, comme aussi les marques de sa colère qui faisait place à sa miséricorde toutes les fois que ce peuple la réclamait avec des excès de repentir, jusqu’à ce qu’enfin il eût attiré sur lui et sa postérité ce long et terrible anathème dont nous sommes les témoins oculaires depuis dix-huit siècles. Si nous ne sommes pas frappés de cet état unique et malheureux, c’est qu’il est continuellement sous nos yeux : nous sommes ainsi que nos pères habitués à les voir traîner cet opprobre universel, qui naît avec le particulier ; la chose n’est pas plus frappante que le lever et coucher du soleil dont nous sommes tous les jours les témoins depuis notre berceau.
Mais si nous faisons tant que de les comparer ou mettre en parallèle avec les autres nations, l’effet de la surprise sera tout différent : et pour peu que l’on s’arrête à réfléchir, on ne pourra que reconnaître la main toute-puissante d’un Dieu protecteur, conservateur, et vengeur.
Considérons donc ce peuple singulier ; nous le verrons le plus ancien de ceux qui couvrent la surface du globe ; le plus nombreux, le plus dispersé, abandonné, le plus attaché à sa loi, ses rites, ses usages et ses coutumes avec ses habitudes, le plus séparé et le plus distingué, sans aucun état civil ou politique ; nous ne voyons partout qu’un corps dissous, sans chef, sans prince, sans temple, sans autel, sans patrie, et sans domicile quelconque, et malgré tout cela subsistant avec un attachement inconcevable pour sa loi. Il convient de reprendre toutes ces dissemblances d’avec les autres nations.
Par ce mot d’ancienneté on ne doit pas entendre l’époque de la naissance des peuples, celui dont il est ici question dépend d’Abraham leur père à tous ; or avant Abraham il y avait des nations existantes ; mais il est question de savoir, si de tous les peuples que nous connaissons, les juifs seraient celui dont la date d’existence remonte à la plus haute antiquité, et si ce plus d’ancienneté fait un titre de noblesse respectable, il faudra bon gré mal gré le reconnaître, tout chargé de misère qu’il soit, et de toutes les apparences de mépris, pour devoir mériter toute notre attention. Mais nous connaissons tous les peuples de l’Europe, assez ceux de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique pour ne pas douter du fait de ce plus d’ancienneté.
Nous connaissons toutes les révolutions successives qui ont anéanti les nations les unes après les autres ; leurs places et leurs demeures ont été occupées par des nouveaux venus qui ont succédé aux premiers, de manière que ceux-ci soit par le mélange ou dépérissement sont absolument disparus et à peine ont-ils laissé leurs noms dans les histoires.
On a cru que J.-J. Rousseau leur donne cinq mille ans d’existence ; où est donc le peuple existant aujourd’hui, qui oserait dater de si loin ? Cette respectable antiquité a terriblement travaillé Voltaire. Cet esprit pénétrant concevait toute la force de cette ancienne noblesse avec toute la grandeur du témoignage qu’elle rendait au christianisme ; sa vie n’a presque été occupée qu’à chercher les moyens d’en affaiblir le mérite. Il est assez singulier que dans le grand nombre des écrivains et chronologistes qui l’ont précédé, il soit le seul qui ait eu assez de ténacité pour dire qu’il y avait un grand nombre de siècles, que les fables orientales attribuaient à Bacchus ce que les juifs ont dit de Moïse. Mais il s’est bien gardé de dire que ces fables de Bacchus n’ont été imaginées que longtemps après que les colonies égyptiennes et phéniciennes eurent peuplé la Grèce et ces colonies sont postérieures à Moïse. Au reste les siècles ne coûtent pas plus à ce philosophe que les années ou les jours.
Et quand même ces fables de Bacchus seraient plus anciennes que Moïse, il s’agit de savoir si la race de ces faiseurs de fables subsiste encore aujourd’hui, comme nous voyons subsister les défendants de ce peuple dont Moïse était frère, chef, et législateur. Il serait étonnant que Voltaire n’eût pas compris l’état de la question. Il avait l’esprit juste et saisissant au mieux la fin d’un raisonnement. Il l’a vu, mais que fait-il ? Il parcourt tout le globe de la Terre, et veut y trouver une nation pour la mettre au moins en parallèle avec les juifs, à force de fouiller, il a trouvé, et nous présente avec une espèce d’emphase victorieuse les Banians et les Guèbres.
C’est dans sa seconde lettre sur l’antiquité des juifs où leur adressant la parole d’un ton moqueur et insultant il leur dit, « les Banians, et les Guèbres sont avec vous les seuls peuples, qui dispersés hors de leur patrie ont conservé leurs anciens rites ». Mais qui sont ces espèces de gens qu’il apporte ? Les Banians sont un peuple répandu dans les Indes orientales, ils ne se mêlent avec personne, ne vivent d’aucun animal quel qu’il soit. On a imprimé un livre de leur religion presque idolâtre. Ce mot Banian veut dire peuple innocent. Ils ne font effectivement de mal à personne. Le parallèle que Voltaire fait de leurs livres avec ceux des juifs est des plus révoltant pour l’expression de haine ; « on voit (dit-il) un singulier contraste entre les livres sacrés des hébreux, et ceux des Indiens. Les livres des Indiens n’annoncent que la paix et la douceur, ils défendent de tuer les animaux : les livres des juifs ne parlent que de tuer, de massacrer hommes et bêtes : on y égorge tout au nom du Seigneur. C’est tout un autre ordre de chose. » Peut-on exprimer tant de passion ?
Quant aux Guèbres : ils habitent une partie de la Perse et de l’Arabie ; Voltaire fait descendre les uns des anciens Perses, et les autres des anciens Syriens. Il le dit au reste sans autres témoignages que le sien. Et quand cela serait vrai : ces deux peuples ont-ils au moins conservé le nom de leurs pères de qui ils descendent ? Cependant il est forcé d’avouer aux juifs que s’ils ont des camarades de dispersion, ils sont les seuls qui le soient sur toute la surface de la Terre. C’est ce qu’il reconnaît dans ses mélanges de littérature, dans sa lettre sur les juifs. On peut voir en quantité d’endroits de son Dictionnaire tout ce que son imagination lui a suggéré sur cette nation et son législateur. Serait-on tenté p. e. de répondre à cette question, est-il bien vrai qu’il ait existé un Moïse ? On se contentera d’y répondre par le jugement, que J.-J. Rousseau a porté de cet ouvrage dans une lettre de Môtiers du 4 nov. 1764 ; « il y règne une bonne morale, il serait à souhaiter qu’elle fût dans le cœur de l’auteur ; mais ce même auteur est presque toujours de mauvaise foi dans les extraits de l’écriture ; il raisonne souvent fort mal, et l’air de ridicule et de mépris qu’il jette sur des sentiments respectés des hommes me paraît un outrage fait à la société. »
Il ne faut pas se persuader que Voltaire s’en soit tenu à la simple question problématique sur l’existence de Moïse : il la renouvelle dans le discours préliminaire de son essai sur les mœurs et l’esprit des nations ; mais avec une adresse singulière pour éviter l’inculpation d’ignorance, qu’il aurait encourue, si un doute de cette nature, sur un aussi grand point d’histoire, eût été proposé sérieusement par lui-même, « il s’est trouvé (dit-il) des hommes d’une science profonde qui ont poussé le pyrrhonisme de l’histoire jusqu’à douter, qu’il y ait eu un Moïse : parce qu’ils ne savent en quel temps le placer ; ils ignorent le nom du pharaon sous lequel on le fait vivre, que sa vie est toute prodigieuse depuis le berceau jusqu’à son sépulcre, et paraît une imitation de la fable de l’ancien Bacchus. Nul monument, nulle trace du pays où on le fait voyager. Il est impossible que Moïse ait gouverné deux ou trois millions d’hommes pendant quarante ans dans un désert inhabitable. Nous sommes bien loin d’adopter ce sentiment téméraire qui saperait tout le fondement de l’histoire ancienne du peuple juif ». On ne peut qu’admirer ici la finesse de l’écrivain, il propose tout ce qu’il peut en faveur du sentiment téméraire, ne dira rien contre, et finit par une lâcheté politique et hypocrite.
Sans répondre à toute cette litanie de raisons qui font douter, on observera seulement que notre savant a toujours à sa volonté, des doctes, des savants et des lettrés ; ici ce sont des hommes d’une science profonde et il se garde bien d’en citer aucun ; ce qu’il ne manque jamais de faire quand il en trouve de son avis. Mais si la science profonde ne sert qu’à faire douter, que fera donc l’ignorance ? Et si notre philosophe eût été de bonne foi, il aurait au moins contrebalancé le pyrrhonisme de ses savants imaginaires par la certitude de tant d’autres savants qui ont écrit sur Moïse. Il devait au moins faire cette attention, qu’il est impossible de douter de l’existence d’un législateur pour les juifs, quel il puisse-t-être [sic] ; si on ne veut pas que ce soit Moïse, on doit le remplacer par un autre : quel est-il ? Si on ne doit ajouter foi, qu’aux faits attestés par des monuments, où en seront toutes nos histoires ? Mais les juifs existants ne sont-ils pas (comme on le fera savoir à la suite) un vrai et réel monument ineffaçable ? Notre réformateur de toutes les histoires qui ne lui conviennent pas, ou contrarient ses idées, et qui réclame les monuments, aurait dû nous en citer quelques-uns pour assurer la préexistence des hommes à l’époque que ce même Moïse a fixée pour la création du monde. Il se contente de nous répéter souvent, que les annales chinoises font mention d’un grand nombre de siècles avant ce premier homme que nous appelons Adam. Ce n’est pas le procédé d’un vrai savant.
Le Seigneur avait promis à Abraham que sa race serait aussi innombrable que les étoiles du ciel et les sables de la mer. Cette population comprend non seulement ses descendants par Isaac mais encore sa postérité par Ismaël. Sans s’arrêter à faire un dénombrement de tous ces peuples qui remplissent l’Asie et l’Afrique, on ne s’attachera qu’aux seuls israélites, dont la prodigieuse multiplication a dérouté Voltaire ; il a commencé par contredire la population qui s’en est faite pendant leur résidence en Égypte. Il n’a pu concevoir que dans l’espace de 275 ans en ce pays, ils en soient sortis au nombre de 63 000 combattants en âge de porter les armes : la chose lui paraît incroyable attendu que si on ajoute à ce nombre les vieillards, les femmes et les enfants, cela devait faire une population de plusieurs milliards laquelle, dit-il, est impossible.
Il est bon de lui faire ce calcul et on verra que ce nombre de jeunes hommes portant les armes, avec toute la suite des femmes, enfants et vieillards, ne passe pas les lois de la fécondité ordinaire de la nature. Quand Jacob a passé en Égypte, il était père de douze fils mariés ayant chacun leurs enfants. Le nombre de ses petits-fils aussi mariés était de cinquante. On a donc cinquante jeunes hommes mariés en arrivant en Égypte. On suppose que chacun de ces mariages a produit, ou produira deux garçons et deux filles, la supposition est modeste : on ne comptera que les mariages des garçons et on les mariera tous à l’âge de vingt ans. Ainsi après vingt ans de résidence dans la terre de Gessen, on aura cent jeunes hommes à marier. À 40 ans de résidence on en aura deux cents ; à 60 ans de résidence on aura 400 mariages ; à 80, on aura 800 et à cent ans nous aurons 1 600 mariages : en continuant de cette façon, on aura pour la 280e année de résidence 737 600 jeunes hommes mariés, et tous âgés de 20 ans, et toute la suite. Ceci montre assez la facilité avec laquelle Voltaire s’effrayait, et son peu de réflexion à écrire, ou à contredire ce qu’il ne prenait pas la peine d’examiner.
C’est ainsi qu’il a malhonnêtement suspecté la fidélité de l’historien Hérodote dans ce qu’il a écrit, que Xerxès était suivi de deux millions de personnes dans son expédition contre la Grèce. Au mot âge de son Dictionnaire, il a calculé, d’après M. de Kersoboom, qu’un million de sujets ne devait fournir qu’environ vingt mille hommes pour servir de soldats, que cela étant Xerxès devait avoir cent millions de sujets, ce qui n’est pas croyable. On a déjà observé qu’il jugeait et parlait des anciens temps comme de celui d’aujourd’hui. S’il eût fait attention que généralement tous les hommes en âge, le père avec ses fils, étaient obligés de marcher, il n’aurait pas trouvé le fait historique si incroyable. Au reste ce nombre de deux millions de personnes à la suite de cet extravagant prince n’a rien qui doive étonner si on y comprend, comme de juste, tout l’attirail et le train des gens attachés aux équipages et provisions.
On remarquera encore ici combien peu Voltaire sait se soutenir : il est effrayé du prodigieux nombre des israélites accru jusqu’à 63 000 combattants en 275 ans, et il ne s’étonne pas qu’en moins d’un siècle les Quakers, qui n’étaient que 500 personnes en 1682, se soient accrus jusqu’à trois cent mille. C’est la proportion de 150 à 1. Il ne fait pas difficulté d’attribuer cette population immense aux bénédictions sensibles que Dieu a répandues sur cette colonie dans la Pennsylvanie. Il se garde bien de reconnaître une semblable bénédiction sur les israélites, parce qu’il ne les souffre pas.
Mais venons au fait, dont il s’agit, savoir si le peuple juif est le plus fort en nombre de tous ceux qui couvrent la surface de la Terre ? Il le sera sans doute si on en montre le dénombrement impossible. Ils sont répandus dans tout l’univers habitable ; on ne voit pas une seule partie du globe, où l’on ne trouve des juifs en multitude ; il faudrait donc, que toutes les puissances et souverainetés s’accordassent à vouloir ce dénombrement, pour en avoir une masse. Que l’on imagine si l’on peut la possibilité de cette convention et unanimité de vouloir. Mais ce vouloir unanime n’est pas impossible ; non il ne l’est pas, mais on peut très fortement assurer qu’il n’aura jamais lieu ; et pour la même raison que de fait aussi les juifs ne seront pas nombrables. On dira peut-être que si l’on peut compter, comme de fait on le fait, les grains de sable d’une montagne, les gouttes d’eau de la mer, la quantité de livres que pèse la Terre, on pourra à plus forte raison nombrer les israélites.
Si par nombrer on entend un calcul à peu près ou environ, cela peut être ; mais le numéraire de l’écriture, nombrer, compter, est un terme de rigueur et non d’à-peu-près. Sans doute par le toisé, et un toisé bien informé, nous calculons le poids de la Terre, les gouttes de l’océan. Mais de bonne foi, cela s’appelle-t-il nombrer ? On fera le dénombrement des sujets d’un État, tel que la France, avec quelque précision et exactitude, à cause de l’ordre établi en gouvernement, en intendance subdélégation etc. En sorte qu’on aura autant de facilité à tirer le nombre des Français, qu’un maire de village à compter les habitants de sa communauté, tous ces dénombrements réunis donneront avec précision le nombre que l’on cherche ; mais vouloir exécuter la même chose pour les juifs dans tout le monde, c’est vouloir mettre l’océan dans une bouteille.
On remarquera ici la littéralité dans l’accomplissement des promesses faites à Abraham, ainsi que l’extension de sa race ou postérité à l’orient, au couchant, au midi, et au septentrion. On peut attribuer au hasard ou à des rencontres fortuites quantité d’événements ; mais si l’on fait attention que pendant l’espace de cinquante siècles toutes les révolutions auxquelles les juifs ont eu leur part et qui semblaient par leur nature devoir éteindre cette race d’hommes, loin de l’avoir seulement affaiblie, ont au contraire servi à sa multiplication et à l’accomplissement littéral de ce qui avait été promis ou annoncé, on ne pourra que voir et admirer une providence éternelle, qui conduit tout à ses fins par des voies qui paraissent les plus opposées et contraires aux combinaisons des hommes.
Voltaire a merveilleusement compris tout cela, nous le trouvons aussi partout où il sera question des juifs ; il n’en peut supporter le prodigieux nombre ; et il dit avec sa facilité ordinaire : « nos critiques insistent, qu’il n’y a pas aujourd’hui sur la surface de la Terre quatre cent mille juifs, quoi qu’ils aient toujours regardé le mariage comme un devoir sacré, et que leur plus grand objet ait été la population. » (Dict. phi. Article Abraham p. 34.) Mais il se garde bien de donner aucun garant de ce dénombrement qui n’égale pas seulement le nombre qui s’en trouve dans la seule Bohême où l’on compte quatre-vingt mille familles ; il est vrai qu’on n’en compte en France que vingt mille familles, et quand on ne supposerait que six par famille nous aurions dans la France seule cent vingt mille individus. Le professeur de Lucas vient de faire un dénombrement exact de tous les habitants dans les États héréditaires de la maison d’Autriche : le nombre des juifs s’est porté à 282 582. Mais ce qu’il y a de curieux c’est que Voltaire lui-même, sans savoir se soutenir, assure qu’il y avait en Pologne plus de deux cents synagogues, dans son Essai sur les mœurs et esprit des nations (tome 4 page 18). À coup sûr Voltaire aurait mieux réussi à compter les maisons de Ferney.
Cette dispersion est unique, elle inquiète aussi beaucoup Voltaire : on a vu ci-devant qu’il a voulu associer à nos juifs les Banians et les Guèbres ; mais a-t-il trouvé des Banians et les autres dans quelques parties de l’Europe ? En a-t-il trouvé en Afrique et dans l’Amérique ? Où nous voyons les juifs semés partout ; il faut croire qu’il a cru qu’il serait inutile de les aller chercher dans ces parties du globe.
Tous les peuples de la Terre ont un chez-soi, une patrie, un pays, ou une province, si petite qu’elle puisse être. Il est libre sans doute à chacun de rouler, de voyager, et commercer ; mais enfin chacun revient chez soi ; on ne dira pas des Hollandais qu’ils sont dispersés dans tout le monde, mais qu’ils se répandent et courent partout, où il y a commercer [sic]. Mais enfin le juif est semé, dispersé, jeté comme par le hasard et emporté ainsi que la poussière dans toutes les parties du monde où il a sa demeure, sans que ce soit sa patrie. Que l’on demande à un juif portugais, pourquoi êtes-vous ici ? Il répondra, j’y suis né, mon père y est mort et j’y finirai ma vie : le Portugal est donc votre patrie : point du tout, il est une terre étrangère, je n’ai de patrie, que la seule Judée où était notre temple.
Que l’on fasse à un autre juif chinois ou américain la même question, il y fera les mêmes réponses ; ils naissent tous avec l’amour d’une patrie, qu’ils n’ont pas, n’ont jamais vu, et ne verront jamais : ils vivent tous dans les mêmes soupirs et attentes de la revoir, ou de la posséder. La mort seule depuis 1 800 vient y mettre fin ; sans altérer pour peu que ce soit cet amour chimérique, avec lequel ils naissent généralement tous pour une terre ; qui leur a été promise, dont ils ont été mis en possession, et dont ils sont dépossédés, et chassés depuis tant de siècles. Ce prodigieux laps du temps qui dévore tout et met tout en oubli n’a aucune prise contre ce caractère judaïque, uniforme dans le nombre infini des particuliers qui sont exactement sur la Terre comme n’y ayant ni feu, ni lieu, vagabonds, ne s’attachant à aucun endroit, le jouet des vents ni plus ni moins que les nuées dans l’atmosphère.
Il y a 1 600 ans que Saint-Cyprien disait des juifs Dispersi et vagabundi vagantur soli, et coeleste profugi per hospitia aliena jactantur. Pouvait-on mieux rendre l’idée de la diffamation dont on flétrit les cendres d’un malfaiteur, que l’on jette au vent ? La providence, sans anéantir les juifs, ou les effacer de dessus la Terre ne leur a pas même laissé la triste consolation de marcher sur le sol de leur patrie ni de respirer l’air de leur ciel. Tandis que les plus vils peuples qui ont éprouvé le sort des révolutions ont vécu cependant sur leur terrain et ont continué de respirer leur air natal, quoique dans l’abjection et l’obscurité des ténèbres, qui semblaient les dérober aux yeux des nations.
Cette dispersion des juifs (dira-t-on) n’a rien de surprenant, elle est analogue à leur caractère livré au commerce et au trafic. Dans tous les temps cette vie errante a été une suite du métier de leurs pères, même dans les siècles, qui ont précédé la dissolution de leur corps civil et politique : on les voyait déjà répandus dans la Grèce, dans la Syrie, dans la Perse, l’Italie, l’Égypte et autres parties du monde connu. Il est inutile d’attribuer à une providence particulière ce qui n’est que l’effet du cours naturel des événements : oui on a trouvé des juifs dans presque toutes les parties du monde connu avant leur dissolution, mais chacun jouissait du droit de domicile dans les pays qu’ils habitaient, étaient réputés sujets des souverains : ils accouraient pour solenniser leurs fêtes dans leur temple qui était le centre de réunion pour toute la nation. Et si dans la suite ils ont été réduits à faire le négoce de revendeur et de courtiers (comme dit Voltaire) on ne peut envisager cet état que comme une suite de la malédiction universelle qu’ils ont encourue. La providence fait concourir les causes naturelles pour parvenir à ses fins, l’homme sage, qui sait réfléchir, en reconnaît la marche et les jugements.
Après ce qui vient d’être dit, on ne doit point s’étonner de ce que ce peuple soit chargé de misère, abandonné et dans le mépris : il fallait pour compléter la malédiction, dont il est frappé, la rendre sensible aux yeux de tous les habitants de la Terre. Cette espèce de proclamation devait être l’ouvrage de la dispersion ; elle devait pour ainsi dire mettre sous les yeux de l’univers entier cet abandon que le Seigneur faisait de ce peuple fidèle qui avait mis le comble aux crimes de leurs pères ; elle devait l’annoncer par une espèce de cri général et universel afin que cette espèce d’hommes fût dégradée et retranchée du nombre des sociétés humaines dont elle ne devait plus faire partie.
Par une suite nécessaire tous les genres de misère devaient accabler ce peuple errant, vagabond comme ne devant plus avoir ni feu, ni lieu sur la Terre : et ces misères accumulées ne paraîtraient pas sortir du cours naturel des événements qui changent si souvent la face des provinces et des royaumes, si un mépris général et universel n’y ajoutait pas un distinctif, auquel on devait reconnaître dans tous les temps la colère d’un Dieu irrité et vengeur. Et plus on réfléchit, plus on aperçoit les traces de la colère divine. Quand même cette race judaïque ne serait pas par sa nature et ses inclinations absolument insociable et incommunicable avec aucun des peuples de la Terre ; ceux-ci par une impression dont ils ne pourraient rendre aucune raison les abandonnent à leur tour, leur portent tout le mépris possible, s’en éloignent, les voient gémir courbés sous le fardeau des misères et de l’oppression, sans autre mouvement de compassion que celui d’une pitié toute stérile qui ne va pas au-delà du dire infructueux, les pauvres juifs sont à plaindre.
Cependant cet abandon, ce mépris des nations n’a pas eu lieu dans tous les temps ; il est vrai qu’ils en ont été séparés et distingués par leur loi, et cet éloignement de se mêler et cohabiter ensemble leur a attiré des ennemis et suscité des envieux ; souvent vaincus et souvent victorieux, ils se sont soutenus à des degrés de puissance et de grandeur qui ont engagé des souverains, et des républiques à rechercher leur amitié et leur alliance ; c’est ainsi qu’Antoine était allié avec Hérode contre Auguste, et que ce dernier reçut ensuite ce roi de la Judée au nombre de ses amis. C’est aussi comme amis et alliés qu’ils s’étaient répandus dans la Grèce, l’Égypte et l’Asie dont ils peuplaient une partie des villes. Mais tout mêlés qu’ils étaient, ils n’étaient pas moins séparés par leurs mœurs, leurs coutumes et leur loi.
Cette séparation d’avec tout le monde leur a toujours été propre et caractéristique ; jusque-là la nature semblait comme aujourd’hui encore leur avoir imprimé sur la face un caractère distinctif, israélitique ineffaçable, qui est le même dans tout le monde malgré la différence des climats. N’en cherchons pas d’autre raison que celle de devoir être connus et distingués de tous les habitants de la Terre dans le monde entier.
De ce que le corps politique de la nation juive soit dissous absolument rompu, il n’y a rien d’étonnant ; bien des autres monarchies l’ont été de même, c’est le sort de tous les États d’être sujets à des révolutions. Mais de ce que le peuple juif conservé dans un aussi grand nombre ne se soit jamais réuni pour se rétablir en corps dans quelque partie du monde et y fonder un nouvel empire à l’exemple de tant d’autres peuples vaincus et subjugués qui se sont rétablis quelque part lorsqu’ils n’ont pas été totalement anéantis ou tant de colonies qui sont sorties de leur patrie pour se fonder des établissements ailleurs : c’est ce qui peut faire le sujet d’un étonnement.
On ne peut pas dire que les moyens leur manquaient ; le plus fort de ces moyens serait le nombre d’hommes pour former un corps d’armée ; ils ont au-delà de tout le monde qui leur serait nécessaire. Les secours d’armes et d’argent sont également entre leurs mains. On sait que dans bien des États ils possèdent toute la monnaie. Et avec quelle aisance ne sont-ils pas dans bien des provinces ? Où ils pourraient amasser des armes, et en faire des dépôts secrets. On sait très bien que les facultés d’un grand nombre de particuliers se portent à des millions, et que les richesses d’un royaume affluent souvent chez eux.
Dans les premiers temps de leur dissolution, il y aurait eu peut-être plus de facilité à se transporter quelque part et y rétablir leurs princes. Mais cet événement n’a pas été dans l’ordre des desseins de la providence qui leur avait annoncé qu’ils seraient sans rois, sans princes, sans chefs sans temple et sans sacrifices. Ce décret devait avoir son exécution, et l’aura, tant qu’ils ne se réuniront pas pour crier au seigneur, et ce cri unanime n’aura pas lieu tant que la miséricorde n’enlèvera pas ce voile dont ils sont couverts, et sous lequel ils seront toujours dans les ténèbres de l’aveuglement.
Tous les peuples de la Terre dont les empires ont été détruits n’ont fait que changer de maîtres et de souverains, ils devenaient les sujets du victorieux, les nouveaux venus se mêlaient avec les naturels du pays subjugué, ou conquis, et n’ont formé à la suite qu’un même peuple, en une même monarchie ; pourquoi les seuls juifs ne sont-ils pas soumis aux mêmes lois du cours des révolutions ? C’est qu’ils se seraient comme perdus dans la masse de l’humanité dont ils n’auraient plus fait une race ou espèce particulière. On devait comme il a été observé, les reconnaître partout, s’en éloigner, ne pas même permettre, qu’ils soient comptés dans le nombre des sujets du prince, dans les États duquel ils naissent cependant.
Faisant nombre parmi les sujets d’un prince, ce serait les associer, et les fraterniser en quelque façon avec les peuples en société civile, ce qui les soustrairait à l’infamie de l’anathème, sous lequel ils doivent naître vivre et mourir. On a remarqué ci-devant les inutiles tentatives de l’empereur à ce sujet.
Cette privation d’état civil rend au christianisme un témoignage si éclatant, que Julien l’Apostat avait résolu de lui enlever ; en ordonnant que le temple de Jérusalem serait rebâti, ce temple une fois rétabli, les juifs auraient été remis en corps politique et civil ; c’eût été faire revivre leur loi éteinte : c’eût été un monument de la victoire remportée par l’idolâtrie contre les oracles des prophètes, et contre ce que le sauveur avait expressément dit, qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de leur temple. Telles étaient les vues de cet empereur.
On sait que les juifs accourus de toute part à Jérusalem pour cet important ouvrage travaillèrent avec le plus grand zèle à arracher les anciens fondements ; et que parvenus à la dernière pierre, des tourbillons ou globes de feu sortant des fouilles du terrain contraignirent les travailleurs d’abandonner la place devenue inaccessible ; et les obligèrent malgré leur opiniâtreté de renoncer pour toujours à l’entreprise.
Ce fait historique, solennellement attesté par les historiens contemporains, a cependant été contesté par Voltaire l’ami de Julien et son grand apologiste. Comme il est des plus intéressant pour le sujet dont il est ici question, il convient d’examiner un peu les raisons que le philosophe allègue pour légitimer son doute.
Il en fait un article de son Dictionnaire, au mot apostat édition de Neuchâtel 1775, et il l’intitule Des globes de feu qu’on a prétendus être sortis de terre pour empêcher la réédification du temple de Jérusalem sous l’empereur Julien. Il commence par dire : « qu’il est très vraisemblable, que Julien, devant porter la guerre en Perse, avait besoin d’argent : très vraisemblable encore, que les juifs lui en donnèrent pour obtenir la permission de rebâtir leur temple ; n’y a-t-il pas contradiction palpable dans ce que les historiens racontent ? »
Quand on admettrait ces deux vraisemblables, que disent-ils contre le fait rapporté ? Sans doute Julien avait besoin d’argent pour faire la guerre, sans doute aussi il en a tiré sur les juifs comme sur tout l’empire : mais que les juifs aient fourni cet argent pour obtenir la permission de rebâtir leur temple, voilà qui est imaginé et n’est fondé sur rien. Il a pu se faire que le rusé empereur aura présenté aux juifs cette réédification, non comme un vouloir de donner un démenti aux prophètes, ou à Jésus-Christ, mais comme une bienveillance, et une grâce, qu’il ne tiendrait qu’à eux d’obtenir moyennant des secours d’argent dont il avait besoin. Mais peu importe que l’empereur ait voulu contredire les écritures ou que les juifs aient d’eux-mêmes sollicité cette réédification. Le fait est qu’ils n’ont pu continuer l’ouvrage qu’ils avaient commencé avec ardeur.
Mais voyons la palpabilité des contradictions. « On ne comprend pas comment les juifs auraient commencé par détruire les fondements du temple qu’ils voulaient et qu’ils devaient rebâtir à la même place… Serait-il possible que les juifs eussent été assez insensés pour vouloir déranger ces pierres qui étaient si bien préparées à recevoir le reste de l’édifice ? Quel homme fut jamais assez stupide pour se priver ainsi à grands frais du plus grand avantage, qu’il put rencontrer sous ses yeux et sous sa main ? Rien n’est plus incroyable. »
Ce que l’on ne comprend pas, et ce qui est incroyable, c’est comment un Voltaire, si fameux littérateur et scrupuleux dans le choix des expressions pour ne servir que de termes propres, ait pu dire, Détruire les fondements : on dit détruire un bâtiment, le démolir jusqu’aux fondements ; et on arrache des fondements. Aussi tous les historiens ont écrit que les juifs se sont mis à arracher les anciens fondements. On ne dit pas non plus déranger des pierres lorsqu’il est question de les ôter avec force et violence : on dérange une frisure, une coiffure, une armoire, et jamais les pierres d’un bâtiment qu’on démolit. Si bien préparés à recevoir : ne dirait-on pas que cette belle préparation vient d’être faite dans la journée d’hier ? Cependant depuis environ 400 ans, que ces tristes restes du temple brûlé et démoli existaient, devaient-ils être si bien préparés ? Ces observations ne sont que des chicanes sur les mots. Voyons l’incroyable du critique.
Oui, l’arrachement des anciennes fondations est incroyable à Voltaire qui n’était pas juif, ou a bien voulu dans ce moment ne pas faire attention à la pureté légale que la loi judaïque exigeait pour tout ce qui devait servir au culte du Seigneur. Un édifice qui devait être la demeure du Dieu de sainteté au milieu de son peuple, devait être saint, et ne pas être élevé sur des fondations profanées, devenues immondes, et rendues impures par les nations étrangères. C’est pourquoi Zorobabel au retour de la captivité de Babylone a reconstruit le temple sur des neuves fondations. Ce peuple littéral, auquel des frais immenses n’étaient que des bagatelles quand il s’agissait de la construction de leur temple devait avant toute chose purifier la fouille des fondations.
Que l’on demande aujourd’hui au premier juif si devant retourner à Jérusalem y construire un temple, il se servirait d’aucunes fondations préexistantes, si bien préparées qu’on les puisse supposer ? Il n’y a donc rien d’étonnant, ou qui puisse causer de la surprise en voyant les juifs occupés à arracher des immondes fondations pour en reconstruire des neuves bien purifiées. Mais enfin où est donc la palpabilité de contradiction dans l’arrachement des fondations ? On ne pourrait qu’y admirer la force et la grandeur d’un esprit de religion.
Notre philosophe ajoute que les fondations du temple agrandi par Hérode avaient jusqu’à vingt-cinq pieds de longueur au rapport de l’historien Joseph, qu’il traite ailleurs d’exagérateur romancier. S’il eût été un peu connaisseur en maçonnerie, ou un peu architecte, il n’aurait rien compris à cette dimension de 25 pieds de longueur, et ne l’aurait pas citée, ou en aurait relevé la défectuosité : parce que toute fondation doit avoir trois dimensions, longueur, largeur, et profondeur : une fondation de vingt-cinq pieds de longueur ne veut rien dire ; il la cite comme une merveille, et il n’y a pas de maison du plus petit laboureur dans nos villages dont les fondations n’aient plus de vingt-cinq pieds de longueur. Jusqu’ici il n’y a pas encore de palpabilité de contradiction.
« Comment des éruptions de flammes seraient-elles sorties du sein de ces pierres ? Que des larges quartiers de pierre aient vomi des tourbillons de feu, ne faut-il pas placer ce conte parmi ceux de l’Antiquité ? »
Dans ce qu’on dit ici nous ne trouvons pas encore de palpabilité de contradiction. L’histoire ne dit pas que des éruptions de flammes soient sorties des larges quartiers de pierre, mais de la terre ; au reste il n’est pas plus difficile à la puissance divine, ou à la nature, de faire sortir des flammes des larges quartiers de pierre, que de les tirer du sein de la terre. Mais ce qui se remarque, c’est encore une impropriété de mots impardonnable ; et où le savant Voltaire a-t-il donc trouvé cette expression larges quartiers de pierre ? On dit dans des bureaux, un quartier de pension ; à la boucherie, un quartier de bœuf : et en fait de pierre un gros quartier de roche, tels que ceux que l’on fait sauter par la poudre, ou qu’on jette dans la mer ; dans l’architecture, ou la maçonnerie, on ne sait pas encore ce que veut dire un large quartier, ces sortes de quartiers ont de la grosseur et jamais de largeur : cette expression ne se trouve nulle part dans Vitruve, Fraisier, Blondel etc. Mais pourquoi Voltaire les fait-il larges plutôt que longs : cette largeur, ne lui en déplaise, va bien mal à la pierre, elle se dit aussi des draps, des toiles, et des étoffes chez le marchand, elle se dit aussi des épaules, les larges épaules.
Ces observations sur les mots paraîtront peut-être minutieuses et hors de place ici, mais quand il s’agit d’apprécier les dires d’une personne savante et d’une réputation telle que celle dont jouit la mémoire de Voltaire, tout devient intéressant. Il n’a lui-même jamais pardonné la plus petite impropriété des termes à personne, c’est ainsi que dans ce vers de la 1re satire de Boileau « pour moi qu’en santé même un autre monde étonne » il relève le mot étonne, pour lui substituer celui d’alarme ; sans faire attention, que le poète était en pleine santé, pendant laquelle l’autre monde ne fait qu’étonner ; mais il alarme dans la maladie, comme la proximité du danger, dont l’éloignement ne cause aucune frayeur. D’ailleurs Voltaire pouvait avoir de bonnes raisons de s’alarmer d’un autre monde que Boileau n’avait pas. Et combien de fois n’a-t-il pas répété, que l’impropriété des termes est le défaut le plus commun dans les mauvais ouvrages. Pag. 553 du 5e tome du dict. philosophique. Que n’a-t-il toujours parlé ou écrit aussi juste. Poursuivons la critique des globes de feu.
« Si ce prodige était effectivement arrivé, l’empereur Julien n’en aurait-il pas parlé dans sa lettre où il dit, qu’il a eu intention de rebâtir le temple ? »
Il a donc eu l’intention de rebâtir le temple, ce ne sont donc pas les juifs, qui à force d’argent auraient obtenu cette grâce. Si je ne me trompe, c’est Voltaire qui se contredit. Mais pourquoi ne dit-il rien de la 25e lettre de cet empereur, si pleine de bonté et si favorable aux juifs ? C’est qu’elle ne cadrait pas à son but de renverser le fait historique détaillé par Ammien Marcellin historien païen et contemporain. Rufin qui a demeuré à Jérusalem rapporte le même fait avec Socrate, et dit pour mieux constater le fait, que Cyrille était alors évêque de Jérusalem. Si donc l’empereur n’en parle pas dans la lettre citée par Voltaire, c’est qu’il n’est pas naturel de publier, ou de se vanter des événements qui tournent à notre confusion.
« Mais n’est-il pas probable (continue Voltaire) que Julien changea d’avis, n’est-il pas évident, que l’empereur ayant fait attention aux prophéties juives que le temple serait rebâti plus beau que jamais, crut devoir révoquer la permission de relever cet édifice. »
Pour le coup notre philosophe ne sait ce qu’il dit, il fait donner des ordres par son ami Julien, il les lui fait révoquer, il le fait changer d’avis à son gré, il confond les temps et les prophéties ; Julien n’était pas si maladroit, il savait bien, que les prophéties qui avaient annoncé une plus belle réédification de temple avaient eu leur accomplissement après la captivité de Babylone. Mais la véritable prophétie, à laquelle l’empereur voulait donner un démenti formel, était ce que Jésus-Christ avait si expressément dit, qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de tout ce magnifique temple que ses apôtres lui faisaient admirer. Ce n’est cependant qu’avec une probabilité, que le philosophe fait changer d’avis à l’empereur quand il le voit dans la nécessité d’abandonner son projet.
« Voici enfin (continue Voltaire) l’arme redoutable dont on se sert pour persuader que des globes de feu sortirent des pierres. Ammien Marcellin auteur païen, et non suspect l’a dit, je le veux, mais cet Ammien Marcellin raconte cent prodiges, faut-il l’en croire ? »
Cette manière aisée de rejeter ce témoignage d’un historien est assez plaisante : pourquoi ne pas dire tout d’un coup, cet historien raconte un prodige, donc il a menti ; il se serait épargné la dépense de tous les vraisemblables, et de toutes ses probabilités. Mais enfin Marcellin tout païen qu’il est raconte le fait sur quel témoignage ? C’est ce que l’incrédule critique aurait dû nous apprendre.
« Et qui vous a dit (ajoute-t-il) qu’on n’a pas falsifié le texte d’Ammien Marcellin ? Serait-ce la première fois, qu’on aurait usé de cette supercherie ? »
Avec une semblable suspicion on peut aller bien loin ; n’est-il pas étonnant, qu’un savant plein de recherches, et de toutes les ruses d’une chicane littéraire, qui a fouillé toutes les bibliothèques de l’Europe et leurs manuscrits ne puisse donner aucune raison d’une supercherie, qu’il avait à cœur de prouver, ou au moins de faire soupçonner ? et quand la supercherie se serait faite dans les exemplaires catholiques, ceux qui étaient entre les mains des païens, ou autres ennemis de l’église, auraient sans doute échappé à la supercherie.
Enfin le philosophe finit par se rendre et semble avouer l’évidence : il dit donc : « le fait est que le temple des juifs ne fut point rebâtit, et ne le sera point à ce qu’on présume. Globi flammarum ! des globes de feu ne sortent ni de la pierre ni de la terre. Ammien, et ceux qui l’ont cité n’étaient pas physiciens : que l’abbé de Blétrie regarde seulement le feu de la St-Jean, il verra, que la flamme monte toujours en pointe, et en onde, et qu’elle ne se forme jamais en globes, cela seul suffit pour détruire la sottise dont il se rend le défenseur avec une critique peu judicieuse. »
Non le temple n’a point été rebâti et ne le sera jamais ; mais M. de Voltaire aurait dû nous en dire quelques bonnes raisons ; il convient, que les juifs y ont travaillé ; il convient, qu’ils ont abandonné l’entreprise ; il y a donc eu des défenses de l’empereur : il aurait bien dû en citer quelques-unes, autres que son prétendu changement d’avis probable ; encore un coup : ce n’est pas là la façon de renverser des exprès témoignages d’historiens, d’ailleurs respectés, non suspects et contemporains.
Globi flammarum ! Voici un dernier effort, des globes de feu ne sortent, ni de la pierre, ni de la terre. Que ces globes soient sortis des pierres ou de la terre, cela ne fait rien à la chose ; on a observé, que l’une n’est pas plus difficile que l’autre. Mais notre critique était-il meilleur physicien que les historiens du fait ? Oui, la flamme d’un feu brûlant avec tranquillité comme celui de la St-Jean, s’élève en onde et en pointe, mais une éruption sortant avec impétuosité comme d’une bouche à feu, ainsi que d’un canon formera une espèce de globe, et non une pointe en onde. Globi flammarum erebris adultibus erumpentes dit l’histoire. Si une matière grasse sulfureuse quelconque enflammée s’élève dans les airs, elle y formera un globe, et non une pointe, comme les météores, que l’on a vues souvent : pas plus tard que le 21 sept. 1786, on a vu « à Frome en Angleterre un météore, qui avait la forme d’un grand globe très éclatant, son cours était du sud-est au nord-est, et décrivait un arc en parcourant un espace d’environ 20 miles, il disparut sans explosion » ; cet avis des nouvelles publiques ne pouvait venir plus à propos pour contredire la physique de Voltaire.
C’est ne plus savoir à quoi se prendre que d’attaquer la figure des flammes. Il ne s’agit que du fait : le renvoi au feu de la St-Jean est une puérilité ; et l’injure dite à l’abbé de Blétrie est un dernier mot familier à Voltaire. On voit que la littérature a ses polissons aussi bien que le pavé des villes. Encore la littérature dans ses polissonneries exige-t-elle une propriété de mots ; celui de sottise n’est pas à sa place ; l’histoire des globes de feu étant supposée fausse, serait un conte ou une fable : les sottises sont les propos de la place Maubert de Paris ou le langage des ruelles.
On pensera peut-être que cette digression sur les globes de feu aurait pu ne pas occuper tant de place dans ce mémoire sur les juifs : mais il a paru si intéressant de montrer pour ainsi dire la providence toujours vigilante et comme en action sur le sort malheureux du peuple juif qu’il a été indispensable de constater un fait en quelque façon de nos jours pour avoir une pleine conviction de la réprobation de ce peuple ; et en répondant à un savant de la force de Voltaire, on a répondu à tout ce qui pouvait infirmer la vérité de nos histoires sur ce prodige.
Pour finir cet article de la dissolution du corps politique des juifs, on répondra à une difficulté, que l’on pourrait faire en disant : que les relations entre les juifs d’un royaume à l’autre forment des correspondances de fraternité et des liens de société civile. Il est bon de considérer la nature de ces correspondances plus relatives au commerce auquel ils sont nécessairement livrés : mais on ne verra pas qu’elles soient constitutives des liens qui forment un corps politique et civil. Jetons un regard d’attention sur ce peuple dans toutes les parties du monde où il s’en trouve. Quelle place y occupe-t-il dans le civil ? Fait-il partie de quelque société qui se gouverne par ses lois ? sous la direction d’un chef ou d’un prince. Nous ne voyons partout que des particuliers occupés à chercher leur vivre ; n’appartenir à aucun corps pas même au leur ; si on peut appeler corps une multitude qui serait à demeure quelque part ; ils se soignent, se réunissent, et s’assemblent, comme tous les animaux de même espèce quand ils se rencontrent, et se quittent de même. Si peut-être on disait que ce peuple pourrait être utile à un État, et que de fait, on se sert souvent des juifs pour des commissions publiques. On se sert de quelques particuliers, cela est vrai, comme le cloutier se sert de son chien pour l’appliquer à la roue de son soufflet. Mais cela fait-il une utilité de service rendu par des concitoyens ?
Il est inconcevable cet attachement : depuis tant de siècles que cette nation est absolument dissoute ne fait plus corps, tous les particuliers indépendants les uns des autres, libres de leurs actions et de leurs volontés, sans qu’aucune autorité publique ou générale prenne aucun soin pour la conservation de ce religieux attachement ; leur loi aussi abandonnée, et comme livrée au caprice de chaque particulier pour l’observer ou la mépriser. C’est dans ce triste état de délabrement, qu’elle est plus fortement que jamais gravée dans le cœur grossier judaïque. Ils enchérissent même sur ce qu’elle avait de plus dur, de plus servile et de plus humiliant par quantité d’observances superstitieuses introduites par les rabbins.
Dans les temps de leur prospérité, de leur union civile, sous le gouvernement de leurs princes, à la face de leur temple, tout était chez eux légèreté, et inconstance criminelle, il couraient à l’idolâtrie comme à un invincible penchant de la nature : les dieux de leurs voisins devenaient les leurs : pendant qu’ils étaient pour ainsi dire les favoris de leur Dieu, qu’ils voyaient de leurs yeux toute la pompe et la majesté des cérémonies qui accompagnaient leurs sacrifices : c’est alors qu’ils offraient leur encens à un veau d’or et fléchissaient les genoux devant une idole de Baal. Maintenant que ce peuple est abandonné à lui-même, rien n’est comparable à l’amour qu’ils ont pour une loi morte dont il ne leur reste pour ainsi dire que des lambeaux ; qui font leur trésor, puisque le temple, les sacrifices, et l’agneau pascal ne sont plus chez eux que des souvenirs. Quoi qu’il en soit de cet attachement à ces débris de la loi, il est évident que la seule impression du sceau de la divinité est aussi la seule cause qui soit capable de réunir et contenir une infinité de particuliers tous indépendants les uns des autres dans le respect et l’observance d’un culte, qui a été celui du vrai Dieu.
On ne peut que s’étonner, en admirant la nature israélitique être la même aujourd’hui qu’elle était au sortir de l’Égypte, pour errer dans le désert de l’Arabie : cette plainte de murmure, Quando sedebamus super ollas carnium. Quand nous étions assis sur des marmites remplies de viande, exprime énergiquement toute l’animalité de ce peuple, aussi quand le prophète Isaïe leur promet un bien-être futur, il leur dit delectabitur in crapitudine anima restra : votre âme se délectera dans la graisse.
Que l’on étudie un peu le juif d’aujourd’hui, on le verra avec le même esprit, le même naturel, la même animalité, les mêmes goûts, les mêmes habitudes, et les mêmes inclinations, n’en cherchons pas d’autres raisons, que le seul dessein, que la providence avait de conserver ce peuple, et nous le montrer tel, qu’il était il y a deux mille ans afin qu’on ne puisse avoir le moindre doute sur l’existence et l’identité de ce même peuple qui a crié tumultuairement Crucifigatur, qu’on le crucifie. Si on nous le montrait avec des mœurs et des inclinations différentes, ne pourrait-on pas aussi se figurer la substitution d’un autre peuple en place de celui que la vérité de notre évangile a intérêt de montrer.
Si quelqu’un s’avisait aujourd’hui de nous présenter les citoyens de la ville de Rome et de nous dire, voilà les conquérants de l’Asie et du monde entier, on lui rirait au nez, et on aurait raison. Il en est de même ici si les juifs étaient devenus autres de ce qu’ils étaient ; le prodigieux laps des temps ne montrerait plus la réalité de l’histoire de nos écritures et des évangiles, que comme un rêve perdu, évanoui dans l’immensité des siècles passés, dont la vérité ne serait pas plus parlante que celle de l’histoire du siège de Troie qui se perdra ou est déjà perdue.
Il ne faut pas s’imaginer que le mérite de cette dernière réflexion dut se terminer à considérer le juif d’aujourd’hui : car ce qu’il nous offre d’admirable et de frappant n’est rien en comparaison de l’impression qu’il fera sur les esprits dans les siècles à venir, et plus ces siècles sont éloignés de nous, plus aussi cette impression acquerra de force. On pourra demander comme aujourd’hui, où est donc ce peuple d’Israël dont on a dit et écrit tant de choses extraordinaires ? Le voilà : on le montre, et on le montrera partout au doigt, parce qu’il doit être partout, et que s’il n’était pas partout on douterait avec raison que ce fût lui-même.
Les réflexions que fait Voltaire sur le changement que le laps des temps et les climats opèrent dans toute la nature viennent à propos pour rendre très frappante la conservation de ce peuple juif avec le même esprit, et le même génie qu’il avait il y a quatre ou cinq mille ans : en le citant on ne fera que le copier. C’est au mot climat qu’il dit,
« il est certain que le sol et l’atmosphère signalent leur empire sur toutes les productions de la terre, à commencer par l’homme et finir par le champignon […] pourquoi les Égyptiens, qu’on nous peint encore plus graves que les parisiens, sont aujourd’hui le peuple le plus mou, le plus frivole et le plus lâche ? Après avoir dit-on conquis autrefois toute la Terre pour leur plaisir sous un roi nommé Sésostris : pourquoi dans Athènes n’y a-t-il plus d’Anacréon, ni d’Aristote, ni de Zeuxis ? D’où vient que Rome a pour ses Cicéron, ses Caton, ses Tite-Live des citoyens, qui n’osent parler et une populace de gueux abrutis dont le suprême bonheur est d’avoir quelquefois de l’huile à bon marché ? Cicéron plaisante beaucoup sur les Anglais dans ses lettres. Il prie Quintus son frère de lui mander s’il a trouvé de grands philosophes parmi eux dans l’expédition d’Angleterre ; il ne se doutait pas qu’un jour ce pays pût produire des mathématiciens qu’il n’aurait jamais pu entendre. Cependant le climat n’a point changé, et le ciel de Londres est tout aussi nébuleux, qu’il l’était alors. Tout change dans les corps et dans les esprits avec le temps, peut-être un jour les Américains viendront enseigner les arts aux peuples de l’Europe. Le climat a quelque puissance, le gouvernement cent fois plus et la religion jointe au gouvernement encore davantage. »
En donnant ici des longs extraits de Voltaire, ce n’est pas qu’on voulût se prévaloir d’une autorité bien respectable ; il a voulu écrire et parler de tout, en décider comme un savant auquel l’empire des lettres aurait été de droit dévolu. Aussi n’a-t-il jamais manqué d’ajuster ses décisions, selon qu’il était prévenu pour ou contre ce qu’il avait dans l’imagination au moment qu’il écrivait ; aussi combien de contradictions ne rencontre-t-on pas chez lui ? Comment accorder p. e. le portrait qu’on vient de lire des habitants de Rome avec ce qu’il en dit ailleurs dans son Dictionnaire au mot France ; « un peuple, qui a conquis autrefois la moitié de la Terre, n’est plus reconnaissable ; mais le fond de son ancienne grandeur d’âme subsiste encore, quoique cachée sous la faiblesse. » Comment a-t-il vu la grandeur d’âme dans des gueux abrutis ?
Il devait bien observer que ni le laps des temps, ni les climats, ni l’atmosphère, ni le sol, ni le gouvernement, n’avaient rien changé dans l’esprit et le caractère de nos juifs. Cette preuve pour la vérité du christianisme tirée de l’existence et conservation des juifs a cela de merveilleux qu’elle sera toujours démonstrative et convaincante pour le savant comme pour l’ignorant ; à la portée du grand et du petit, de tous les âges et de toutes les conditions. Si le non-lettré ne peut saisir des preuves par écrit, il ne pourra se refuser à celle de ses yeux, elle devient pour lui le plus puissant motif de crédibilité auquel il se rendra, ce qu’il ne ferait pas pour une démonstration de raisonnement qu’il ne saisira pas.
Après cette réflexion il ne paraîtra plus étonnant, comme on l’a déjà observé, pourquoi Voltaire cet irréconciliable contradicteur du christianisme, l’a aussi été des juifs, et leur ennemi le plus déclaré ; il ne peut ni les abandonner, ni les oublier, non plus que leurs livres ; il ne peut les voir en aucune part, rien de si méprisable dans le monde ; il ne les souffre pas même errants, vagabonds dans l’univers ; il ne veut pas qu’ils aient seuls ce privilège distinctif. On a vu qu’il leur associe les Banians et les Guèbres dont on ne voit cependant pas un seul en Europe, ni en Afrique ni dans l’Amérique. Dans tous ses propos, dans tous ses dires, il va trébucher contre eux comme contre une pierre de scandale. En mille endroits de ses écrits même étrangers aux juifs, il les y fourre et les déchire partout. Jamais ils n’ont été si fameux, si connus, si intéressants, que depuis que ce génie universel s’est efforcé de les faire oublier, de les rendre invisibles, de les confondre avec les plus viles ordures, et de décrier leurs livres. Pourquoi cet infatigable acharnement à critiquer, à mordre, à discuter, à rire, à se moquer et répandre un ridicule sur les rites, les coutumes, la loi et les usages de ce dégoûtant rebut de la nature humaine ? Il ne le dira pas : c’est que leur existence, telle que nous la voyons, crie dans tout l’univers la démonstration de la vérité de notre évangile : c’est qu’il voyait en eux un monument éternel et ineffaçable des vérités incompréhensibles du christianisme.
Voltaire à observé lui-même que pour connaître avec un peu de certitude quelque chose de l’histoire ancienne, il n’est qu’un seul moyen ; c’est de voir s’il reste quelques monuments incontestables. Or nous avons ce grand monument dans nos juifs. Cette idée demande d’être un peu développée, pour montrer combien est intéressant ce monument que la divine providence a érigé et soutient pour constater les dogmes de notre religion. Ils sont incroyables ces dogmes, parce qu’ils sont incompréhensibles.
Le Dieu créateur de tout l’univers que nous voyons se fait homme semblable en tout à nous autres ; il naît au milieu des juifs, il passe par toutes les faiblesses de l’enfance, grandit et devient un homme, observe la loi sous laquelle il est né ; il est réputé descendant de la même souche que tous les juifs ; il annonce une doctrine toute nouvelle, et quis potesteum audire. Une résurrection universelle, un jugement dernier et général, il se dit Dieu, il le prouve par une suite de prodiges et de miracles ; il se fait des ennemis dans les chefs de sa nation. Il est saisi, lié par ses compatriotes, traîné par-devant les juges de sa nation, renvoyé de l’un à l’autre, enfin il est mis à mort par le plus infâme des supplices. Voilà certainement des faits incroyables.
Comment les annoncer à l’univers entier, si le dire de cet homme Dieu est une vérité, comment en donner des preuves sensibles ? Au moins à tant de milliers d’hommes qui ne savent pas lire et auxquels il est impossible de savoir jamais, ce que les historiens en ont écrit ou attesté. Cependant il leur est aussi intéressant de se convaincre et de se persuader de toutes ces étranges vérités qu’ont tous les savants et les érudits. Comment achever la conviction de tous ces ignorants ? Ou les affermir dans leur croyance dans des temps de tentation où on les attaquerait ?
Si on demande d’eux de s’en rapporter à la bonne foi et à la probité de ceux qui savent lire, c’est leur demander une chose qu’ils seraient très en droit de refuser par la science certaine qu’ils ont que tous les savants se sont contredits, sont sujets à erreur et peuvent se tromper, et nous tromper. Au moins seront-ils toujours en droit de douter, et ce doute ne pourrait leur être imputé à crime d’infidélité. Aussi dans les premiers temps de la prédication de l’évangile a-t-il fallu des miracles et ces prodiges ont plus persuadé qu’aucun discours. Un exemple va rendre ce raisonnement sensible.
Si l’on prenait à tâche de persuader à des peuples ignorant l’existence des anciens Romains, qu’on leur dise : il a existé un particulier nommé Romulus, il s’est associé une troupe de brigands : il a bâti une ville qu’il a appelée Rome : il s’y est enfermé comme dans un fort, il a ravagé les bourgs et villages ses voisins : de ceux-ci il a passé aux plus éloignés, dont il a envahi les propriétés ; il a passé dans les pays étrangers qu’il a subjugués. Ses successeurs se sont agrandis au point qu’ils ont formé une république devenue la puissance la plus formidable et seule maîtresse de tout le monde connu. Jusque-là nos peuples ignorants dans leur simplicité pourraient dire : il n’y a rien dans tout cela, qui soit au-delà du cours naturel des événements, un petit ruisseau se joint à un autre, celui-ci à un torrent, à une petite rivière, à un fleuve, enfin il en naît le plus impétueux courant, qui emporte tout.
Si on ajoute : que de toute cette immense et formidable puissance il n’en existe plus rien ; que tout est disparu, qu’on ne voit plus la moindre trace de ces hommes, si forts, si entreprenants, si laborieux, ne pourraient-ils pas répondre, que la chose est impossible ? Ces hommes extraordinaires peuvent très bien ne plus exister, et n’avoir pas laissé des héritiers de leur courage non plus que de leur valeur : mais on devrait apercevoir au moins quelques traces de leur existence, quelques ouvrages, quelques monuments ; contre lesquels la véracité des temps n’a que peu ou point de prise, ce raisonnement serait certainement juste. Et si alors on montre ces monuments existant faits de la main des hommes, montrant par leur vétusté, leur construction, leurs rapports unanimes avec les histoires écrites. Le témoignage de ces grands ouvrages attesterait partout où ils sont que les Romains y ont été ; ils emporteraient sans aucun doute la croyance parce qu’on ne peut se refuser au langage de ce que les yeux voient. Il est très assuré p. e. que les vieux restes, ces antiques débris de l’aqueduc de Jouy parlent plus à l’esprit et enlèveraient beaucoup mieux ses doutes sur la venue des Romains à Metz ou pays messin que tous les livres des bibliothèques de la ville.
Il en sera de même des peuples auxquels je rends compte de l’histoire d’un Dieu fait homme, et mis à mort. Ces faits me diront-t-ils, si intéressants à l’univers, si extraordinaires et si incroyables, doivent être attestés autrement que par des histoires. Puisqu’enfin l’existence des historiens est un fait accidentel ; il pouvait arriver, que personne n’eût écrit, et l’expérience démontre qu’on a écrit autant de fables que de vérités ; il faut donc quelque chose de plus que des livres. Il faut des monuments parlant dans tous les endroits du monde, expressifs, tenant le même et uniforme langage.
C’est maintenant que je montre les juifs répandus et dispersés dans l’univers. Répandus et dispersés dans l’univers je renvoie à ces monuments vivants indestructibles qui ont résisté et résisteront à toutes les révolutions, qui ont tant de fois anéanti ou changé la nature et le naturel caractéristique des nations. Ils rendront uniformément partout le même témoignage sur leur antiquité, leur naissance, leur décadence, et l’époque de leur dispersion : ils rendront eux-mêmes compte de leurs prophètes, qui ont annoncé et prédit leur état actuel.
On a donc dans la nation juive ce monument général et ineffaçable que la divine providence a ménagé, et conservé pour le savant lecteur dans les histoires et pour l’ignorant qui ne sait que gratter la terre. Le premier ne peut qu’être affermi dans sa foi contre les cris de l’incrédulité, et le second se rendra au témoignage de ses yeux : il concevra ou plutôt sera convaincu que son curé ne lui a dit que le vrai ; avec quelle confiance ce dernier ne proposera-t-il pas les articles de notre foi ? Confirmés par l’existence de nos juifs, dont le mépris, l’abandon, la dispersion, la dissolution et toutes les espèces de misères crient partout un Dieu conservateur, pour être en même temps le vengeur des droits de sa justice : puisqu’enfin il sera toujours frappant que les différentes causes de dépérissement pour les autres peuples soient au contraire pour celui-ci la raison de leur conservation et prodigieuse multiplication.
On a vu les temps où les puissances, les souverains, les villes et les particuliers travaillaient à l’envi à exterminer partout les juifs dont on ne voulait pas moins que la suppression entière ; partout livrés à l’anathème, le massacre qu’on en faisait devenait un acte de patriotisme. Devait-il en rester un seul ?
Tous les peuples de la Terre, pas un seul excepté dans tout le nombre de ceux que nous connaissons, ont été anéantis, perdus dans l’oubli des temps, d’autres sont venus à leur place, occuper leurs villes, se nourrir du produit de leurs champs, pour avoir eux-mêmes leur tour, et être aussi effacés de dessus la Terre, alu corum loco precepterant.
Que sont devenues toutes ces anciennes puissantes monarchies ? Les Syriens, les Babyloniens qui enlevaient et traînaient en captivité le peuple juif pendant qu’il avait ses rois, ses princes, et son temple, qu’il faisait corps de société se gouvernant par ses lois ? Que sont devenus les Mèdes, les Perses, les Grecs, et tous les grands empires, qui paraissaient devoir durer plus que le monde ? Où est maintenant cette florissante monarchie de fiers républicains, si respectée sous ce nom de Romains qui semble imprimer encore aujourd’hui de la terreur et dont le nom d’un seul citoyen faisait trembler l’Afrique et l’Asie ? Cette formidable puissance traînait à ses chars de triomphe les princes et les souverains de tous les climats du globe. Existe-t-il actuellement un seul Romain dans Rome ? On y voit des marbres, des monuments, qui attestent la grandeur et le luxe de cet empire, et veulent encore imprimer du respect aujourd’hui. On voit de même tous ces grands antiques ouvrages dans les diverses parties de la Terre où ils sont l’objet de l’admiration et de la surprise sans lesquels on douterait, malgré le témoignage de toutes ces histoires, s’il a existé des hommes si extraordinaires en courage. Nous ne les cherchons plus ces hommes, que dans les livres et les monuments qui nous restent.
Jusqu’où pourraient remonter nos plus grands royaumes d’aujourd’hui ? Reste-t-il aucune marque, aucun vestige de la race humaine, qui peuplait les Gaules il y a mille ans ? Tout a disparu successivement, d’autres hommes d’autres mœurs, d’autres habitudes, d’autres langages, d’autres cultes de religion sont venus à leur place, et pour combien de temps ? Dieu le sait.
Les seuls israélites encore un coup dissous, pauvres dispersés dans tout le monde où ils sont l’objet du mépris et de la raillerie, sans ressource, sans force, sans biens, sans progression, témoins oculaires de toutes les révolutions qui ont renouvelé tant de fois la face de la Terre, résistent à tout, se multiplient, se conservent toujours les mêmes, tels qu’ils étaient il y a cinq mille ans avec le même esprit, les mêmes habitudes, les mêmes usages, les mêmes coutumes, sans mélange ni altération de semence : c’est ce que toute la capacité de l’esprit humain aura peine à comprendre à moins qu’il ne reconnaisse l’exprès vouloir de Dieu.
On ne peut donc qu’apercevoir et adorer cette prudence éternelle qui se montre à tout le monde et parle sans cesse dans tous les moments de la journée, chaque fois que les yeux s’arrêtent sur le malheureux état des juifs. Qu’est-ce qui faisait le scandale d’un de nos tristes, méfiants et misanthropes philosophes ? Il avait toujours à se plaindre de Dieu et des hommes : et quelles étaient ses grosses raisons contre la révélation ? C’était de dire que « des hommes disaient à d’autres hommes, Dieu m’a révélé, ce que je vous dis de croire ; pourquoi ne me le dit-il pas à moi ? Et pourquoi mettre des hommes entre lui et moi, ne pouvait-il pas me parler à moi-même ? »
Cette ridicule et sotte plainte d’un orgueil insupportable comme s’il eût été l’homme de l’univers cesse absolument, et doit cesser, dès que l’on montre de la main ce monument dont la voix se fait entendre dans tout l’univers ; quel est donc ce monument ? Les juifs : on ne peut trop le répéter. Il parle à l’esprit d’un cœur droit qui cherche la vérité dans la simplicité d’une humble franchise et se rend invincible et muet pour celui qui veut avec une vaine et ridicule présomption scruter et fouiller jusque dans les décrets incompréhensibles de la divinité.
Si ce raisonneur philosophe (J. J. Rousseau) grand admirateur de ses réflexions mélancoliques se fût dit à lui-même : il y a un Dieu créateur de l’univers et des hommes, il en est donc aussi le seul et unique conservateur : cette conservation ne peut avoir lieu qu’autant que la main créatrice et toute-puissante soutient, ce qu’elle a fait. Si elle se retire, le tout reprend le néant d’où il est sorti ; qui est-ce qui soutient les royaumes et les empires ? Qui est-ce qui les anéantit ? Qui est-ce qui conserve les nations ? La main du Créateur. Qui est-ce qui les réduit au néant ? Le retrait de cette même main conservatrice. Qui est-ce qui, malgré toutes les causes de destruction réunies contre la race israélitique, la conserve cependant ? N’en doutons pas la main de Dieu. Ce philosophe, enivré de lui-même, qui prétendait, que la divinité devait lui parler immédiatement, aurait peut-être compris cette loi universelle, et générale, qui se fait entendre dans tous les endroits de l’univers.
On finira ce tableau de la nation juive par une réflexion toute naturelle. Tous ceux qui sont pénétrés de la vérité de nos écritures et qui auront un peu suivi l’histoire du peuple choisi, maintenant répudié, abandonné, auront sans doute admiré la protection singulière du Seigneur dans la multitude des prodiges qu’il a opérés en sa faveur ; et la sévérité avec laquelle il punissait leurs crimes pendant un temps plus ou moins long mais dont la durée était proportionnée à la grandeur du délit dont il s’était rendu coupable.
Si on rendait compte à un enfant, c’est-à-dire à un de ceux, qui sont encore dans l’innocence, et annonce une justesse d’esprit par la naïveté et le naturel de ses réponses. Si dis-je, après lui avoir raconté l’histoire des juifs, qu’on lui fasse aussi remarquer toutes les grâces et faveurs de leur Dieu, et les divers châtiments dont il les a punis différentes fois, après lesquels le pardon arrivait, suivi de nouvelles marques de protection, et de bonté paternelles ; qu’enfin on finisse le discours par lui montrer les juifs actuels dans leur état de misère et d’abjection dans tout le monde depuis dix-huit cents ans. Que pourrait dire cet enfant ? Le voici. Je ne conçois pas tout ce qu’on dit de ce peuple, ou l’histoire qu’on en a fait est une fable ; ou ils se sont rendus coupables de quelques crimes extraordinaires, que nous ne savons pas ; ou il faudrait dire que leur Dieu est un dieu inconstant pour les avoir abandonnés tels que nous les voyons depuis si longtemps.
C’est alors seulement que pour faire cesser la surprise de cet enfant, on lui dirait l’histoire de leur messie, prédit, promis, arrivé, méconnu et mis à mort tumultuairement par un dernier supplice. Crime unique, inouï dans tous les siècles passés et le sera dans tous ceux d’un avenir éternel. Si on ajoute tout ce qui a suivi ce crime, le siège et la prise de leur ville capitale, son saccagement ; l’incendie et la destruction du temple ; le massacre que l’on a fait de tous les juifs partout où il s’en trouvait, la désertion de leur patrie, enfin leur dispersion semblable à celle d’une ville poussière emportée au gré des agitations de l’air. Et sans parler à cet enfant des marques éclatantes de la vengeance divine, ne les montrerait-il pas lui-même ? Et dirait dans la cessation de sa surprise ; je ne suis plus étonné, ils n’ont que ce qu’ils méritent ; je ne sais si pour le coup la colère de leur Dieu pourra jamais cesser. Il faudrait que ces misérables fissent des efforts pour se réunir dans un même esprit de douleur, et criassent de la voix du cœur pendant très longtemps ; il faut croire que Dieu comme lassé et importuné de ces cris unanimes en serait enfin touché. On ne doit désespérer de rien : mais quand est-ce que cela arrivera ? Sa colère dans ce monde n’a qu’un temps, elle n’est éternelle que dans l’autre.
Les premiers rayons de la raison encore pure, et sans mélange de passion ou de préjugé, dicteraient à l’enfant ce discours.
On sait que la mémoire et le souvenir des crimes se perdent dans les temps, les coupables une fois punis par le supplice qui les ôte de ce monde, ainsi que Sodome et Gomorrhe, la vindicte publique est satisfaite. Mais le crime de la nation juive sera unique dans toute l’éternité et ne pourra jamais se répéter. Cette nation dans le grand nombre de toutes celles qui ont sali et déshonoré la Terre de leurs crimes a été la seule qui ait pu mettre le comble à la scélératesse jusqu’à ce degré d’énormité, qui fera toujours frémir les siècles futurs ; aussi les effets de juste colère de Dieu qui les poursuit sont visibles ainsi que la dispersion et la servitude dans le mépris ; mais les plus redoutables et les plus terribles sont l’endurcissement, l’aveuglement et l’impénitence. Ce déplorable état dure encore et paraît sans remèdes : la vengeance divine ne peut cesser que dans les temps déterminés par les décrets éternels. Jusqu’à ces temps inconnus, toutes les puissances humaines ne parviendront jamais à les soustraire aux infamies et à l’opprobre, qui sont attachés à l’anathème auquel ils sont livrés.
Ces réflexions doivent sans doute effrayer mais elles ne doivent pas éteindre ou arrêter les mouvements d’une humanité compatissante qui ne peuvent être que méritoires pour nous qui adorons les jugements de Dieu, quoi qu’ils soient infructueux envers le général des réprouvés dont nous devons plaindre le sort malheureux.