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J’ai commencé à faire du yoga parce que je voulais être capable de toucher mes orteils. À l’époque, je n’avais pas d’autre objectif que celui-là. J’ai grandi avec un asthme sévère, faisant plus rire qu’autre chose en sport. A l’école primaire, j’ai couru un mille (1,6 km) en 15 minutes et j’ai fini la course complètement exténué. Et j’ai vomi tout de suite après. Mon corps et moi n’étions pas vraiment «en bons termes». J’ai fini par considérer mes inaptitudes physiques comme une sorte de déficience permanente, me contentant du peu que j’arrivais à faire.

Dès l’école primaire, je savais que c’était un pari perdu d’avance et j’ai vite délaissé l’activité physique au profit du développement intellectuel. Pendant un certain temps, j’ai cru avoir gagné au change: du secondaire à l’université, j’ai obtenu tous mes diplômes avec très grande distinction. De toute évidence, mon esprit l’avait emporté sur mon corps. «Une bonne chose de faite», me suis-je dit.

C’est là que tout s’est mis à aller moins bien. À la fin de mes études, j’ai été invité à faire une demande de bourse pour étudier en Angleterre, dans l’une des plus prestigieuses universités spécialisées dans mon champ d’études. Au pays, seule une poignée de candidats parmi des milliers avaient pu bénéficier de cette bourse. Je me souviens clairement de l’appel de félicitations qui aurait dû me transporter de joie. Pour le jeune étudiant que j’étais, je venais de décrocher la lune, ou presque. En tout cas, j’avais atteint un sommet. C’aurait dû être le plus beau moment de ma vie. Mais au lieu de rayonner de bonheur et de lever les voiles, j’étais noyé dans les flots de la panique et la respiration sifflante de l’asthmatique a refait surface. Encore une fois, j’ai vomi.

En même temps, mon vieil ennemi – mon corps – agissait comme le pire des traîtres. Je me suis désespérément exhorté à jouir de cette réussite inattendue, mais quelque chose en moi s’y refusait. Et peu importe ce que c’était, ça ruait dans les brancards. Dans les jours qui ont suivi, chaque félicitation que je recevais était comme un coup de poing dans le ventre. Chaque fois que j’imaginais l’avenir devant moi, porte grande ouverte, j’en avais des sueurs froides.

Je savais pertinemment que je me tourmentais au lieu de jouir pleinement de ce privilège rare, et ça mettait du sel sur la blessure. Chaque fois que j’essayais de me réjouir de la chance d’une vie que j’avais, quelque chose me gênait aux entournures. Après une semaine de mûre délibération et d’autoflagellation intérieure, j’ai refusé la bourse d’études. Mes amis et mes professeurs m’ont traité d’idiot. J’étais tout à fait d’accord avec eux. Je n’avais pas de plan B, aucun avenir brillant en tête. L’embarrassant manque d’air de ma jeunesse commençait à envahir mon âge adulte, marqué par l’apathie et l’angoisse.

Quelques mois plus tard, j’ai mis fin à une relation amoureuse qui avait duré plusieurs années. Encore une fois, je ne savais pas vraiment pourquoi. Mon cerveau ne cessait de me répéter: «Mais, bon sang, qu’es-tu en train de faire?!», alors que quelque chose de bizarre en moi me poussait à détruire la vie à laquelle je m’étais si scrupuleusement préparé. Aucun phénomène paranormal à l’horizon. J’étais un raté par ma faute et le fait d’être incapable de trouver une raison valable à mon comportement incompréhensible ne faisait qu’ajouter à ma honte. Dans l’année qui a suivi, j’ai déprimé de façon si graduelle que je ne saurais dire quand la dépression a commencé. Elle s’est insinuée jour après jour par si petites doses qu’à un moment donné, j’ai eu l’impression qu’elle et moi ne faisions qu’un depuis toujours.

Ma vie s’est poursuivie, toujours platement banale, jusqu’à ce que, dans un rare élan de volonté, je décide de trouver le bonheur en apprenant à toucher mes orteils. Je m’étais rappelé un rituel annuel à cette même école primaire et qui s’appelait Le Défi de gymnastique du Président, un triste spectacle mettant en vedette toutes sortes d’exercices qui ne pouvaient que confirmer mon intime conviction: mon corps ne me ferait jamais de cadeau. La pire torture dont je me souviens consistait à s’asseoir au sol, les jambes droites devant soi, puis de se pencher vers l’avant et de s’étirer les doigts aussi loin que possible de ses orteils. Une règle de zéro à l’infini mesurait la réussite de l’élève. Pour ma part, étant incapable de toucher seulement mes chaussettes, une autre règle allant dans le sens contraire notait mon effroyable manque de souplesse. Une mer d’élèves élastiques avait obtenu un neuf ou un dix, et une véritable bande de caoutchouc avait même obtenu un seize! J’ai gardé secret mon faible moins quatre et attendu la lettre que j’allais sûrement recevoir du Président pour me dire que j’avais irrémédiablement échoué et que j’étais une déception pour mon pays.

Sous l’emprise de la dépression, toucher mes orteils était le seul objectif que je pouvais me permettre. Pour le peu que j’en savais, le yoga me semblait une bonne façon de commencer. Si l’estime que j’avais de moi n’avait pas été si basse et touché le fond, ma première séance de yoga m’aurait fait tomber plus bas que jamais. Mes orteils étaient plus loin qu’ils n’avaient jamais été, le moins quatre de mon enfance était devenu un désolant et terrible moins huit. Chaque posture étrange que j’ai eu à prendre réveillait des parties de mon corps que j’avais oubliées depuis longtemps et qui résistaient violemment à la demande. À la fin de la séance, nous nous sommes couchés sur notre tapis et fait ce qui s’appelait un savasana. À mon avis, il ne s’agissait que d’un autre mot pour dire «courte sieste». J’étais alors pas mal certain que je détestais tout ce qui concernait le yoga.

Quand je me suis assis, après la sieste, rien de spécial n’est arrivé. Je veux dire que mon corps ne me faisait pas mal, que mon esprit n’était pas rempli de pensées frénétiques. Je ne me demandais pas ce que j’allais faire de ma vie, et, pendant quelques secondes, rien n’est arrivé. Je n’étais pas heureux. Je n’étais pas triste. J’existais, tout simplement. Je ressentais une nouvelle vivacité, une nouvelle acuité dans la perception de ce qui m’entourait ainsi qu’une impression de calme profond, ce qui était si étranger à ma façon d’être habituelle que j’ai eu un choc. J’ai rapidement quitté les lieux, et le mal-être qui m’était si familier a immédiatement refait son nid au creux de mon ventre, son endroit préféré. Mais, pour ce court instant où rien n’est arrivé, j’y suis retourné.

Quelques semaines plus tard, je touchais mes orteils. Quelques mois plus tard, je n’avais plus besoin de mon inhalateur, que j’ai rarement utilisé depuis. Peu à peu, l’angoisse qui m’obnubilait a disparu. Un soir, beaucoup plus tard cette année-là, sortant du métro en courant, j’ai vu le coucher du soleil se refléter dans les fenêtres d’un gratte-ciel et me suis arrêté devant cette illumination. Un sentiment de beauté tranquille m’a envahi que j’ai bien été incapable de nommer, mais qui m’a laissé une impression de grande félicité. Puis j’ai presque complètement oublié ce moment, comme une lettre d’amour au milieu d’une pile de factures ou de publicités. Le bonheur a refait surface en moi au moment où je ne le cherchais guère. Pourtant, je l’avais cherché de toutes mes forces et pendant longtemps.

La recherche du calme intérieur

Ce livre n’est pas une histoire extraordinaire de yoga. Il porte plutôt sur les objectifs du yoga: instaurer le calme intérieur au cœur de chacun et qui ne peut être menacé par le temps ou toute circonstance extérieure. Tout comme un mot que vous entendez pour la première fois et que, à partir de là, vous l’entendez soudainement partout, si vous recherchez ce type de calme intérieur, vous en entendrez parler dans tous les coins du monde. L’ancien philosophe chinois Lao-Tseu a dit: «Quand l’esprit connaît la tranquillité, il soumet l’univers entier». Le mystique chrétien, Maître Johann Eckhart, a écrit: «Rien dans toute la création n’est si semblable à Dieu que le silence». À mon avis, c’est le romancier Franz Kafka qui en a le mieux saisi l’idée:

Vous n’avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table, et écoutez. Vous n’avez même pas besoin d’écouter, attendez simplement, en silence, immobile et seul. Le monde va venir librement s’offrir à vous pour être démasqué. Il n’a pas le choix, il va se dérouler en extase à vos pieds (2012, 188)

L’extase à vos pieds dont parle Kafka n’est pas seulement le lot des philosophes et des mystiques. Ces dernières années, les psychologues et les spécialistes en neurologie se sont attardés à l’étude du calme et de la sérénité. Ainsi ont-ils découvert que certains aspects plus profonds du yoga, comme la méditation, modifient la conscience, renouvellent le cerveau et ont des effets sur chacune des cellules de notre corps.

Ce livre se veut donc une conversation à la croisée des chemins où philosophes et adeptes des pratiques contemplatives du yoga et du bouddhisme se joignent aux disciplines de la psychologie et des neurosciences pour trouver le chemin du bonheur. Les quelques dénominateurs communs qu’ils ont trouvés ont franchi les océans et les millénaires, mais il arrive souvent qu’ils ne s’entendent pas sur l’idée la plus simple qui soit, comme le sens à donner au mot «bonheur» et qui est vraiment le «je» dans «je suis heureux». Dans notre vie de tous les jours, ces sujets vont de soi pour nous tous. Vous vous êtes déjà senti heureux, plusieurs fois espérons-le, et chaque fois, vous avez sans doute eu l’impression qu’un certain «vous» connaissait le bonheur. Mais en creusant dans la nature du bonheur et la substance du moi, on s’aperçoit vite que toutes ces visions du monde révèlent la présence d’un large fossé entre les diverses voies d’exploration qui sont empruntées tous les jours.

Ce livre s’adresse à ceux qui souhaitent une meilleure compréhension de leur monde intérieur, qu’ils aient ou non déjà osé essayer de toucher leurs orteils. Les postures qui ont pris une si grande place dans la pratique moderne du yoga reposent sur une riche philosophie fondée sur la quête d’une compréhension de qui nous sommes vraiment et qui propose des outils favorisant une transformation de soi. Ces outils prennent la forme de la méditation, qui tire son origine de la philosophie indienne vieille de milliers d’années, mais qui a été la mieux préservée et popularisée par les pratiques de la contemplation bouddhique que nous explorerons dans ce livre. En chemin, nous ferons le lien entre philosophies et pratiques anciennes avec les fascinantes découvertes de la psychologie et de la neurologie modernes sur notre nature et notre capacité à façonner notre propre bonheur.

Pour ce faire, nous nous baserons particulièrement sur une branche de la psychologie qui porte sur l’épanouissement humain, appelée psychologie positive. Celle-ci étant un champ d’étude qui m’est littéralement tombé dessus. Alors que j’étudiais à Harvard, un cours sur le bonheur offert par Tal Ben-Shahar a fait la manchette des journaux nationaux en tant que cours le plus apprécié à l’université et auquel assistaient plus de huit cents étudiants. Ma curiosité étant éveillée par tout ce battage médiatique et convaincu de passer inaperçu parmi ses élèves, j’assistais régulièrement à ses cours de psychologie positive, du fond de la classe, même si j’appartenais à un tout autre département. Presque dix ans plus tard, j’ai recroisé le chemin de Tal dans les Berkshires, au Centre de yoga et de santé Kripalu, le plus grand centre de yoga du pays. J’y étais devenu un professeur dans le cadre du programme de yoga et lui y avait créé le programme de certificat en psychologie positive. Cette fois, je me suis dûment inscrit à son cours et je me suis assis au premier rang. Les enseignements de la psychologie positive occupent aussi le premier rang dans ce livre, avec le yoga et la méditation.

Introspection

Chaque chapitre de ce livre contient des exercices et des expériences pour vous aider à comprendre et à mettre en pratique les idées émises. Nous les appellerons des explorations. Faites-les. Ce n’est pas pour rien qu’on utilise le mot «pratique» en parlant de yoga ou de méditation. Il ne suffit pas de rester bien assis et de lire sur ces sujets. Les découvertes que vous ferez correspondront aux mesures que vous prendrez pendant ce parcours au cœur du moi, et pas seulement de ce que vous retiendrez de cette lecture. Le spécialiste de la mythologie Joseph Campbell illustre de façon magistrale le besoin de pratique dans nos vies:

Vous devez avoir une pièce – ou un moment ou un jour – où vivre à l’écart de l’actualité, en ignorant qui sont vos amis, ce qu’ils nous doivent et ce vous leur devez. Un endroit où il vous est simplement possible de savoir qui vous êtes et ce que vous pouvez devenir. Un lieu d’incubation créatrice. Au début, il se peut que vous trouviez que rien ne s’y passe. Mais si vous avez un endroit sacré et que vous l’utilisez, quelque chose finira par arriver. (2009, 125)

Le yoga, la méditation et la science s’entendent sur l’aspect essentiel de la pratique. En sciences, les théories restent inutiles tant qu’elles ne sont pas confirmées par des expériences. Les explorations que propose ce livre sont autant d’occasions de développer une compréhension de la façon dont votre bonheur fonctionne, mais aussi et surtout, elles offrent un laboratoire où vous pouvez soumettre votre vie quotidienne à l’expérience. Au début, vous aurez l’impression que rien ne change, mais si vous faites tous les exercices proposés dans ce livre, vous verrez votre moi différemment. Alors, préparez-vous. Vous avez une exploration à faire dans seulement quelques pages.

Finalement, ce livre n’est pas un manuel sur le bonheur et ne fournit pas de trucs pour être heureux. C’est une erreur de penser que la simple pratique du yoga ou que quelques incursions en neuropsychologie peuvent permettre à quiconque de trouver le bonheur. Le yoga ne m’a pas rendu heureux, mais il m’a aménagé un espace et du temps pour me consacrer à l’étude de moi-même et des sources de mon propre bonheur, tout comme il m’a donné les outils pour utiliser cette perspicacité et transformer mon quotidien. Ce livre ne vous indiquera pas ce que vous devez faire avec ces outils, mais il vous montrera comment les tenir en main. La science ne peut vous dire ce qu’il faut changer en vous, mais elle peut vous aider à comprendre la nature du changement et expliquer comment faire pour qu’il soit durable. Ce livre ne vous indiquera pas où trouver le bonheur, mais il peut vous aider à vous préparer à la quête que vous vous apprêtez à faire.

La Bhagavad Gîtâ et les Yoga sutras

Ce livre fait constamment référence à deux grands textes de la tradition yogique: la Bhagavad Gîtâ et les Yoga sutras. Ces deux documents ont d’abord été écrits en sanskrit, une langue sacrée et littéraire vieille de quelques milliers d’années. Je ne suis pas un spécialiste du sanskrit. En blague, je dis aux gens que je connais suffisamment le sanskrit pour me mettre dans l’embarras, mais pas assez pour me sortir de l’embarras. Depuis que j’explore la tradition yogique, ma propre compréhension de la Bhagavad Gîtâ et des Yoga sutras a été mise en lumière par des professeurs et des traducteurs si nombreux que je ne peux mentionner leur nom ici, et je suis suprêmement redevable aux innombrables voix qui ont interprété ces ouvrages depuis des centaines d’années.

Quoi qu’il en soit, dans ce livre, j’ai choisi de traduire moi-même les citations de la Bhagavad Gîtâ et des Yoga sutras. La philosophie yogique utilise souvent les mêmes termes que la psychologie et les neurosciences, mais les termes utilisés recouvrent souvent un concept très différent. Par conséquent, dans ma traduction, j’ai fait un effort pour que le texte soit clair, uniforme et – je l’espère – conforme aux documents originaux. Mais vous n’êtes pas obligé de me croire sur parole. Dans chaque cas, j’ai indiqué le numéro de chant ou de chapitre et de lignes ou de strophes afin que vous puissiez savoir comment d’autres auteurs ont interprété ces textes quelque peu hermétiques.

La Gîtâ et les sutras prennent leurs racines dans les religions hindoues de l’Inde, et tous deux ont résisté aux plus grandes traîtrises dont la philosophie du yoga a été victime en notre ère moderne par des tenants de toutes sortes de croyances. L’hindouisme regroupe un nombre infini de traditions spirituelles et de préceptes de sagesse parmi les plus anciens au monde. À cela s’ajoutent ne nombreux échanges conflictuels et compliqués sur la nature et l’existence du divin. La Gîtâ, pour sa part, a servi tout au long de l’histoire à la conception d’une philosophie du yoga qui s’adresse tant aux adeptes des religions qu’aux profanes.

Ce livre tente de répondre à deux grandes questions: «Qu’en est-il de ce qu’on appelle le moi?» et «Comment puis-je être plus heureux?». Je serai franc et dirai que, si nous ajoutions la question «Et qu’en est-il de Dieu?», ce livre serait beaucoup trop long, et je ne saurais prétendre connaître la réponse à cette question. Pour Gandhi, la Gîtâ est un ouvrage «que les adeptes de toutes les religions peuvent lire. Il ne favorise aucun point de vue sectaire. Il n’enseigne que les préceptes de l’éthique pure» (2000, 205). Pendant toute la lecture de ce livre, nous suivrons Gandhi et explorerons ces ouvrages essentiels qui sous-tendent le yoga d’un point de vue tout à fait profane.