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Le yoga: le champ de bataille du Moi

L’action n’apporte pas toujours le bonheur, mais il n’y a pas de bonheur sans action.
– William JAMES, psychologue et philosophe

Les mystiques, les philosophes, les psychologues et les scientifiques utilisent différentes approches pour aborder le bonheur et l’expérience humaine; mais une fois ce portail franchi, ils découvrent tous une maison remplie de divisions. Dans son livre intitulé Taming the Mind («Dompter son esprit»), Bouddha compare l’esprit à un éléphant sauvage qu’il faut attacher à un pieu et dompter à l’aide de nos facultés supérieures. Platon, dans Phèdre, recourt à l’image d’un char dont le conducteur est l’âme qui lutte sans cesse pour freiner deux chevaux: l’un, noble, qui incarne la raison et, l’autre, pernicieux, à l’image des passions. Revenons à la psychologie moderne et nous trouvons Freud et son concept de l’ego aux prises avec l’inconscient, les pulsions du moi et le surmoi, ou la conscience morale (Haidt, 2006).

En neurosciences, nous pouvons trouver les mêmes divisions qui s’appliquent à l’architecture de notre cerveau. Le neuroscientifique Paul MacLean a en effet rendu célèbre un modèle à trois volets tenant compte de l’évolution du cerveau humain sur des centaines de millions d’années. Le plus ancien est le cerveau reptilien, qui comprend les structures responsables de l’instinct et des automatismes de survie. S’y greffe le cerveau limbique, propre à la plupart des mammifères, constitué les structures où se logent les émotions et la mémoire à long terme. Ces structures, et tout particulièrement l’hypothalamus, sont responsables de ce que les psychologues aiment appeler les 4 S: se battre, s’enfuir, se nourrir et se reproduire. La partie du cerveau la plus récente et la plus essentiellement humaine est le néocortex, où se trouvent les structures clés permettant certaines activités, comme la pensée consciente, la planification de l’avenir et le raisonnement.

La triste vérité, c’est que dans le voisinage du cerveau, l’attention consciente et toutes les autres caractéristiques théoriques sur lesquelles s’appuient de types comme Bouddha, Platon ou Freud pour dompter notre ego et les éléphants, sont des «petits nouveaux» dans le quartier. L’éléphant, le moi et les passions cohabitent dans la même maison depuis des millions et des millions d’années, se mélangeant et se confondant profondément en nous, alors que l’attention consciente lutte pour faire ressortir une seule petite pensée à la fois.

Devant un tel mur d’obstacles, il peut être tentant d’abandonner le projet et de laisser tomber les pièces du casse-tête là où elles le peuvent. Après tout, si vous ne pouvez pas faire confiance à votre cerveau, à qui vous fier? Si vous vous sentez momentanément un peu déprimé par toute cette recherche du bonheur, le yoga propose l’histoire parfaite pour vous. Elle s’intitule La Bhagavad Gîtâ, et commence avec notre héros, le jeune guerrier Arjuna, qui est assis dans la poussière, complètement désillusionné et n’ayant aucune idée d’où il doit aller ou de ce qu’il doit faire.

La Bhagavad Gîtâ

Datant d’au moins 2 200 ans, la Bhagavad Gîtâ (ou Chant du bienheureux) est un poème épique qui se situe au centre d’une plus vaste épopée, appelée le Mahâbhârata, l’un des récits les plus longs à ce jour, dans lequel les rois et les reines s’entremêlent et se marient avec des dieux et des déesses, avec abondance d’intrigues, de trahisons et de sacrifices. Le récit porte sur une famille royale qui se sépare en factions opposées, où Arjuna se trouve au centre des cinq frères Pândava confrontés aux cent fils de la famille des Kaurava. Les deux clans revendiquent le royaume. Les hostilités entre les deux familles culminent quand l’aîné des frères Pândava perd au jeu le royaume dans son entier, et par la suite sa femme et toute sa famille, en jouant avec un dé pipé proposé par les Kaurava. Les Pândava sont bannis du royaume, condamnés à errer en forêt pendant douze ans, pour découvrir d’autres trahisons en rentrant d’exil, alors que l’entrée au royaume leur est interdit. Les traîtrises se suivent les unes après les autres, et la guerre devient inévitable.

La Bhagavad Gîtâ commence au matin de la plus grande bataille jamais menée. Chaque adversaire s’est adjoint des alliés et des armées provenant des confins du royaume et traversant des territoires avoisinants; rares sont ceux qui restent neutres. Les forces en présence regroupent près de quatre millions de guerriers, aux rênes de rutilants chars de chaque côté du champ de bataille. Le vacarme des tambours et des trompettes est assourdissant. Les chevaux piaffent d’impatience, sentant la rage et la peur. Le sang est sur le point couler. Juste avant que sonne la charge, Arjuna se tourne vers le conducteur de son char et dit: «Conduis mon char entre les deux armées et arrête-toi là afin que je puisse contempler ces guerriers rassemblés que je suis sur le point de combattre, impatients et assoiffés de bataille» (I, 21-23).

Au milieu des deux armées, Arjuna regarde les Pândava et voit sa chair et son sang, sa famille et ses parents. Il regarde ensuite de l’autre côté, ses ennemis les Kaurava, et voit… sa chair et son sang, sa famille et ses parents. Arjuna se voit lui-même des deux côtés du champ de bataille. Il sait que, quel que soit le sang versé ce jour-là, il perdra sa famille. Il réalise qu’il est inévitable qu’il en souffre. Ébranlé par le désespoir et ravagé par le doute, Arjuna laisse tomber ses armes par terre. Il ne peut se résoudre à se battre:

Ce sont là de funestes présages; tuer les miens au combat ne peut rien engendrer de bon. Je n’ai nul désir de victoire ou de pouvoir. À quoi bon la royauté, ou le bonheur, ou la vie même lorsque ceux pour qui nous les désirons (…) se tiennent ici en ordre de bataille, prêts à perdre leurs biens et leur vie? (I, 31-33)

Le désespoir d’Arjuna n’est pas parce qu’il risque de mourir. En fait, être tué par ces armées lui semble le meilleur des sorts. Il laisse tomber ses armes et s’assied au fond de son char prêtant le flanc aux guerriers ennemis. Ce qui nourrit sa détresse, c’est de savoir que l’honneur et l’intégrité de son peuple seront salis et brisés à jamais, quoi qu’il fasse. Ses parents sont devenus si obnubilés par leur inimitié qu’Arjuna ne voit pas comment le royaume pourrait se réunifier.

Le conseil de Krishna

Heureusement pour Arjuna, le conducteur de son char est Krishna, une incarnation du dieu Vishnu. Dans le panthéon de l’hindouisme et dans la mythologie du yoga, il est difficile de trouver une figure plus haute dans l’échelle des divinités que Vishnu, le Tout-Puissant, l’omniprésent soutien et créateur du temps, de l’existence et de l’univers. Il est assez extraordinaire de pouvoir partager un char avec Krishna et il vaut la peine de prendre quelques minutes pour tenter de comprendre comment Arjuna a pu se retrouver avec un conducteur aussi extraordinaire.

Pendant que la guerre ourdissait, les Kaurava et les Pândava ont ratissé le royaume pour trouver des armées et des guerriers acceptant de se battre en leur nom. Krishna étant ami avec les deux familles. À la tête d’une armée au-delà de toute comparaison, tous désiraient compter sur son allégeance. Arjuna et l’un des frères Kaurava, Duryodhana, accourent chez Krishna, tous deux déterminés à obtenir son soutien. Duryodhana arrive le premier et trouve Krishna qui dort. Hésitant à le réveiller, et ne voulant pas nuire à ses chances d’obtenir son aide, Duryodhana s’assied à la tête du lit et exerce sa patience. Arjuna se précipite à son tour chez Krishna, constate que Duryodhana l’a devancé, et s’assied au pied du lit. Puis, ils attendent tous deux pendant ce qu’on peut considérer comme la guerre des regards la plus tendue qui soit.

Krishna s’éveille et voit Arjuna à ses pieds. Il lui sourit et s’exclame: «Arjuna! Que me vaut ta visite aujourd’hui?» Duryodhana bondit pour intervenir et mentionner qu’il est arrivé le premier et que c’est à lui de répondre à la question. Adroitement, Krishna freine son élan et dit: «J’ai vu Arjuna avant toi. Je vais donc l’entendre d’abord. Je connais vos deux familles et ne veux pas participer à cette bataille. Donc, l’un de vous peut avoir mon armée et sa puissance, tandis que l’autre peut bénéficier de mes conseils pendant la bataille. En aucun cas, je ne me battrai pour l’un de vous. Maintenant, Arjuna, que choisis-tu?

Le choix à faire sera décisif. Lequel feriez-vous? Les conseils et la sagesse d’un dieu ou sa puissance sur terre? Les deux hommes savaient que Krishna était reconnu comme l’incarnation de Vishnu, mais Duryodhana avait des doutes. Sans hésitation, Arjuna rejette la puissance enviable de l’armée de Krishna et opte pour ses conseils. Duryodhana, maintenant plus que jamais convaincu de sa victoire, rentre chez lui en liesse, pressé de dire à ses frères combien Arjuna est idiot.

L’appel aux armes

De retour sur le champ de bataille, Arjuna vit son moment le plus sombre en ce jour si important de sa vie. En proie au désespoir, il demande finalement conseil à Krishna et demande pourquoi il doit tant sacrifier pour recevoir. Devant la souffrance de son ami, Krishna lui répond:

Comprends donc quel est ton devoir et remplis-le sans vaciller.

Rien n’est plus grand pour un guerrier que de combattre pour ce qui est juste.

Bénis sont les guerriers ayant une chance comme celle-ci, car les portes du paradis leur sont ouvertes,

et ils devraient être heureux de mener une telle bataille (II, 31-32).

Le cri de bataille de Krishna est à la fois stimulant et difficile à faire. Peu importe ce que l’on sait de la pratique du yoga, les premières images qui viennent à l’esprit sont habituellement celles d’une contemplation sereine, et non celles d’un conflit sanglant. Selon plusieurs traditions yogiques, la non-violence est le principe de base d’une éthique qui laisse peu de place au carnage. Par ailleurs, Gandhi, le parangon de la non-violence, tenait la Bhagavad Gîtâ en si haute estime qu’on racontait qu’il avait un exemplaire sur lui en tout temps. Il la trouvait si importante que, lorsqu’il a été emprisonné, il a pris ce temps pour en faire une traduction qui soit accessible à tous en Inde. Pourquoi, alors, voyons-nous l’avatar d’un dieu et l’incarnation même du yoga donner un coup de pied aux fesses de notre héros vers le champ de bataille? L’explication que donne Gandhi à ce paradoxe nous éclaire à ce sujet:

… quand j’ai commencé à mieux comprendre la Bhagavad Gîtâ, j’ai constaté qu’il ne s’agissait pas d’un document historique, mais que, sous l’apparence d’une guerre physique, ce poème décrivait le duel qui perturbe constamment le cœur de l’homme, en utilisant l’allégorie d’une guerre fratricide, et que cette lutte physique permettait seulement d’illustrer cette lutte intérieure de façon plus vivante. (2012, xvii)

C’est sous cette lumière que Gandhi nous invite à lire la Bhagavad Gîtâ comme une allégorie et à nous reconnaître dans les personnages. Nous devenons Arjuna quand nous nous recueillons en nous-mêmes – suffisamment braves pour nous aventurer sur le champ de bataille de notre cœur et jeter un regard honnête sur ce qui s’y passe, mais paralysé par les forces qui s’y trouvent et ne sachant pas quoi faire. La Bhagavad Gîtâ est un récit qui convient à quiconque a osé sonder son âme pour y trouver autre chose que de la gentillesse, de l’amour et du bonheur, une famille d’émotions que nous sommes fiers d’éprouver, mais aussi de la jalousie, de la haine et de la tristesse, lesquels sont également notre lot.

La guerre d’Arjuna a vu jour parce que lui et ses frères ont osé remettre le statu quo en question. Comme Arjuna, quand nous entreprenons une démarche pour qu’un changement s’opère en nous, quand nous nous lançons dans la quête du bonheur, tout en nous se mobilise pour entreprendre la transformation ou pour s’y opposer. Devant lui, Arjuna ne voit pas seulement ses ennemis jurés pour la vie, mais aussi ses amis pour la vie, ses oncles chéris, même l’un de ses professeurs qu’il aimait tant quand il était enfant. Qui parmi nous n’a pas subi un choc le jour où il a réalisé qu’un travail ou un amour qui l’a soutenu pendant très longtemps commence à le torturer, ou qu’une croyance qui a un jour libéré son cœur l’emprisonne désormais? Si Krishna nous parle à travers Arjuna, l’appel aux armes qu’il lance au jeune guerrier est un appel à l’action pour nous tous.

Car personne, ne fût-ce qu’un instant, n’existe sans agir.

Tout être est poussé à l’action de par sa nature, qu’il l’accepte ou non. (III, 5)

Ce seul mot – action – est au cœur même de la Bhagavad Gîtâ. Quand Arjuna dit: «Je ne devrais peut-être pas agir», Krishna rétorque: «Voilà une action». Quand nous nous penchons en nous-mêmes et que nous y découvrons une armée d’émotions, nous sommes tentés de penser: «Peut-être que je ne devrais pas essayer de changer les choses», Krishna nous répondrait: «Ne pas essayer de changer les choses changera les choses». Tout change constamment – le moi ne fait pas exception – et nous ne pouvons rien y faire, sinon assumer notre rôle. Le message de la Bhagavad Gîtâ est le suivant: vous ne pouvez pas y échapper et il serait insensé d’essayer. À ceux qui osent envisager la recherche du bonheur et la possibilité d’une autotransformation, la Bhagavad Gîtâ transmet le message suivant: la question n’est pas de décider s’il faut agir ou non, mais de savoir comment agir. Et de façon plus précise: Quels genres d’actions prendre afin de soulager la souffrance plutôt que de la nourrir? Et la réponse de la Gîtâ à cette question est le yoga.

Les racines du yoga

Le mot «yoga» vient de la racine sanskrite yuj, qui signifie «unir» ou «rassembler ses énergies», comme on rassemble l’énergie des animaux de la ferme en les attelant pour travailler aux champs. Si vous n’avez jamais eu la chance d’atteler un cheval et de labourer un champ, je ne vous recommande pas nécessairement d’essayer. Surtout si vous êtes un jeune homme de quatorze ans atteint d’asthme sévère en sortie scolaire et que vous êtes allergique aux chevaux. Penser au yoga comme à un «rassemblement des énergies» nous rappelle qu’il y a du travail à faire; il y a là un appel à l’action. En fait, c’est le mot qu’utilise Krishna pour inviter Arjuna à se battre dans la Bhagavad Gîtâ:

Tenant pour égaux le plaisir et la peine, le profit et la perte, la victoire et la défaite, rassemble tes énergies pour le combat; ainsi tu ne souffriras aucun mal. (II, 38)

Pour encourager Arjuna, Krishna utilise le mot sanskrit yujyasva qui signifie, littéralement, «rassemble-toi». D’abord, on dirait qu’en l’invitant à «rassembler ses énergies», Krishna exhorte simplement Arjuna à s’engager dans la bataille. Mais plus qu’un cri de ralliement, Krishna donne un indice subtil du chemin emprunté par le yoga: rassembler ses énergies, c’est comment tu te bats. La pratique du yoga rassemble tous les aspects d’une personne pour que son moi se transforme et se réalise.

Bloqués en nous-mêmes

Selon la Bhagavad Gîtâ, toutes nos souffrances naissent d’abord et avant tout à cause d’un seul problème fondamental: nous ne comprenons pas qui nous sommes vraiment. Des siècles avant que les yogis commencent seulement à toucher leurs orteils, ils avaient élaboré un impressionnant programme d’exercices prenant racine dans la compréhension de la conscience et la nature de l’existence. Dans le premier chapitre, nous avons fait ressortir les failles dans la croyance générale selon laquelle nous nous percevons tels que nous sommes. La philosophie yogique va plus loin en suggérant que ce n’est pas parce que nos lentilles cognitives ont besoin d’un bon nettoyage, mais parce que le «moi» que nous voyons et dont nous nous servons pour voir est une grande illusion.

Une métaphore permet de mieux comprendre cette illusion: imaginez un océan immense, avec ses vagues qui vont et viennent. Du tumulte de ces eaux, une goutte émerge dans l’espace ouvert de l’existence. Cette goutte, c’est vous. Vous regardez l’immensité et vous vous dites: «Wow!» Tout de suite après, vous ajoutez: «Un instant, qui a dit “wow”?» Les yogis nomment cette partie de vous le buddhi, la part de vous-même qui observe l’existence et souhaite la comprendre. Le buddhi est la part de votre conscience qui agit comme témoin et qui pose des questions.

Cette question – «Qui a dit ça?» – éveille quelque chose en vous, qui répondez: «C’est moi qui l’ai dit. Je suis une goutte!» Quelques secondes plus tôt, vous étiez immergé dans la mer. Vous étiez la mer. Vous n’êtes encore rien d’autre que la mer, mais en être dorénavant séparé vous rend spécial. Être séparé de la mer fait de vous une goutte. Les yogis appellent ce phénomène ahamkara, mot sanskrit désignant l’«identification au soi individuel». C’est la partie de vous qui réagit à l’existence en affirmant que vous, petite goutte, êtes séparé de l’océan.

Mais l’ahamkara vous laisse avec un problème sur les bras: la gravité. Si vous deviez retourner dans l’océan, vous ne seriez plus une goutte. L’océan qui était si formidable quelques minutes plus tôt est devenu une terrible menace. Maintenant, vous faites tout ce que vous pouvez pour repousser toute dissolution dans l’océan et tenez absolument à tout ce qui vous permet de vous sentir à part de l’océan, une goutte stable. Cette partie de vous s’appelle le mana, souvent désigné par le mot «mental», la partie de vous qui dit tout le temps «J’aime ceci… Je déteste cela… Je dois absolument faire ça demain… Tu te souviens comme c’était merveilleux?» Toute la journée, votre mental brasse vos désirs et vos aversions, vos souvenirs et vos fantasmes, vous racontant des histoires permettant à la goutte que vous êtes de se sentir en sécurité et séparée de tout autre chose.

Chaque instant d’expérience brute donne lieu à tellement d’histoires que nous ne vivons plus notre propre vie telle qu’elle est vraiment. Non seulement nous croyons à ces histoires, mais nous en venons à penser que nous sommes ces histoires. Nous croyons fermement à la séparation de notre moi et pensons: «Ce corps, c’est moi», ou «Cette voix dans ma tête, c’est moi.» Il faut faire beaucoup d’effort mental pour maintenir l’illusion que vous êtes en contrôle de ce moi séparé et stable quand l’univers ne cesse de vous contredire en se modifiant constamment, et en vous changeant par le fait même.

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Mettez votre moi à l’essai

Trouvez un endroit tranquille où vous pouvez vous asseoir confortablement pendant cinq minutes. Cet exercice a pour but que vous faire simplement observer certains aspects de votre moi en action. Il n’y a rien à fixer des yeux, rien à faire. Alors que l’exploration se déroule, si vous ne pouvez rien observer, que ce soit ce que vous observez.

Maintenant, fermez les yeux et portez vote attention à vos sens. Observez les sons que vous percevez autour de vous. Remarquez quelles couleurs et quelles textures vous avez sous les yeux, même lorsqu’ils sont fermés. Sentez l’air vous frôler et remarquez la sensation que laissent vos vêtements sur votre peau.

Maintenant, prenez conscience de votre corps. Pouvez-vous sentir votre respiration? Jusqu’où va-t-elle? Jusqu’où pouvez-vous la sentir dans tout votre corps? Sentez le poids de la gravité et le contact du corps avec lui-même et avec la pièce de mobilier sur laquelle il repose. Sentez les battements de votre cœur. Jusqu’où pouvez-vous les sentir se répercuter dans votre organisme?

Maintenant, portez vote attention à votre esprit. Observez le type de pensées qui vous viennent à l’esprit et observez-les passer d’une idée à l’autre. Observez les pensées qui émergent et les sens qu’elles éveillent. Observez tout spécialement les réactions et l’attraction à ces sensations. Observez comment certaines sensations attirent votre attention sans aucun effort de vote part. Dirigez votre esprit vers un souvenir du passé. Laissez-le aller et suivez les images se dérouler. Maintenant, dirigez votre esprit vers un événement futur et suivez votre esprit où il vous amène. Quand l’esprit passe du passé à l’avenir, où vont les sensations? Quand les sensations reviennent, où vont les pensées sur le passé et l’avenir?

Par la suite, approfondissez votre exploration en vous-même. Pendant que vos pensées, vos sentiments, votre respiration et vos sensations vont et viennent, que se passe-t-il d’autre en vous? Parmi toutes ces choses qui changent, y a-t-il une part de vous-même qui ne change pas? Observez toutes choses qu’il y a à observer, puis laissez-les s’évanouir d’elles-mêmes.

Finalement, prenez une profonde inspiration et laissez vos observations disparaître dans un soupir pendant que vous expirez. Remarquez comment vous vous sentez maintenant. Ouvrez lentement les yeux et retournez à vos activités de la journée.

Les racines de la souffrance

Quand notre sens du moi repose sur des fondations constamment en mouvement, la souffrance en est le résultat inévitable. En sanskrit, le terme pour désigner la souffrance est dukha, formé à partir de deux mots: du qui signifie «mauvais» et kha, qui signifie «espace». À l’origine, le mot kha désignait le moyeu d’une roue de char, et dukha se disait d’un char aux roues mal alignées (Sargeant, 2009). De même, quand nous luttons contre la marée dans une mer changeant constamment, nous entrons dans un tumulte.

Selon la philosophie yogique, l’affliction ou la souffrance a cinq causes, appelées kleshas ou poisons. Le cycle commence avec notre tendance à nous identifier à nos pensées, sensations et histoires qui entourent nos expériences. C’est ce que les yogis appellent l’ego, ou asmita, qui se réfère à toute la structure du «je, moi, mien» que nous construisons à tout moment. Nous le faisons tout le temps, comme si entrions en contact avec nous-mêmes en ligne et que nous mettions constamment notre profil à jour: «Je suis grand, j’aime sortir avec mes amis, j’aime aussi rester à la maison, je vais là, je fais ceci, j’aime ça, je, je, moi, moi, mien.» Cette sorte d’auto-identification est inévitable et, dans une certaine mesure, essentielle pour que nous puissions vivre une journée. Un sens du moi adéquat est signe d’une bonne santé mentale et, quand il fait défaut, il peut être une importante source de détresse mentale. Toutefois, les yogis pensent que la plupart d’entre nous ajoutent à leur moi beaucoup plus d’ornements que nécessaire.

Et cet ego cache un piège. Si un événement ébranle la structure que j’ai élevée pour préserver mon identité, je dois répliquer. Quand je vois quelque chose qui renforce mon sens du moi, je dois m’y accrocher. La lutte s’engage alors entre la dvesa (aversion) et la râga (attirance). Dans notre vie de tous les jours, le va-et-vient entre l’attirance et l’aversion est constant et complexe. Vous êtes-vous surpris à vouloir être félicité pour une raison ou pour une autre? C’est le râga qui s’exprime. Connaissez-vous quelqu’un qui est incapable d’accepter des félicitations? Voilà comment s’exprime la dvesa. À chaque expérience que nous vivons, une nouvelle histoire s’ajoute. Nous inventons même des histoires au sujet de nos histoires.

Toutes ces histoires se dressent comme une forteresse pour nous défendre de la même peur fondamentale: que le «je» cesse d’exister. Les yogis désignent cela sous le nom d’abhinivesa. Il ne s’agit pas seulement de la peur que le moi meure, mais aussi de la peur que mon moi ne puisse vivre sans toutes ces histoires. «Qui deviendrais-je sans cette personne, si je n’avais pas cette apparence, si je n’avais pas ceci, si je ne faisais pas cela?» La même peur peut se manifester dans le sens contraire. «Que vais-je devenir si j’accepte cet emploi? Si je marie cette personne? Si je déménage à cet endroit?

Toutes les autres sources de souffrance se rassemblent dans la dernière klesha, appelée avidya, ou ignorance. Avidya signifie littéralement «ne pas savoir» et explique comment le cycle entier de la souffrance repose sur un malentendu: vous n’êtes pas vos histoires. Les histoires que nous élaborons pour établir notre moi sont souvent inappropriées. Pensez seulement aux biais cognitifs et aux mythes relatifs au bonheur que nous avons vus dans le chapitre précédent. Gagner à la loterie ne vous rendra pas plus heureux (Brickman, Coates et Janoff-Bulman, 1978; Kahneman et coll., 2006; Kahneman et Deaton, 2010). Pas plus que de déménager dans un endroit plus chaud et plus ensoleillé (Schade et Kahneman, 1998). Et la liste est interminable. La souffrance (dukha) décrite par la philosophie yogique a peu à voir avec la douleur physique et mentale, mais se rapproche davantage avec le fait que le fondement du moi sur des histoires ne peut jamais être réellement satisfaisant parce qu’il n’a rien à voir avec la réalité. Quand les histoires que nous inventons ne font pas l’affaire, nous en trouvons d’autres plus adaptées pour remplir les vides. J’ai une amie qui adore caresser et cajoler mon chat et qui est toujours la première à vouloir le garder quand je m’absente. Quand je lui ai demandé pourquoi elle n’avait pas de chat, voici ce qu’elle m’a répondu, pour vrai: «Moi, j’aime les chiens. Je me demande ce que je deviendrais si j’avais un chat».

Quand Krishna parle du soulagement de la souffrance, il ne promet pas une vie sans douleur et de plaisir sans fin. C’est là un point crucial dans la compréhension de ce que le yoga offre vraiment: la Bhagavad Gîtâ ouvre la voie à la compréhension de notre propre existence telle qu’elle est et montre comment mener sa vie de façon à rester en harmonie avec la nature et les choses. Revoyons le conseil que donne Krishna à Arjuna:

Tenant pour égaux plaisir et peine, profit et perte, victoire et défaite, rassemble tes énergies pour le combat; ainsi tu ne souffriras aucun mal. (II, 38)

Krishna ne dit pas que le yoga permettra à la douleur de disparaître. Il ne prédit même pas qu’Arjuna gagnera la bataille. Il dit qu’il y a une façon d’avoir du plaisir et de la peine, une victoire et une défaite, sans être tiraillé d’un côté ou de l’autre, et d’agir avec un sens du moi qui ploie moins sous le poids des histoires et qui est moins effrayé par les circonstances. Avec la pratique du yoga, il ne s’agit pas de changer la nature du monde, mais de changer notre réaction au monde. Plus important encore, Krishna nous dit que ce processus a lieu sur un champ de bataille, non pas en restant à l’écart.

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Que la lumière soit

Retirez-vous quelques minutes pour analyser un aspect de votre vie qui vous fait souffrir, où vous devez lutter, où vous avez l’impression que les choses ne tournent pas rond. Utilisez la technique du pourquoi récursif à l’infini pour trouver l’origine de vos émotions. Trouvez-vous des traces de kleshas dans ce que vous vivez? Pendant que vous observez le cheminement de votre pensée, rappelez-vous que, pour le moment, vous n’avez pas à arranger les choses ou à changer ce que vous découvrez. Contentez-vous d’observer.

Nul besoin de prendre de décisions ou de faire quoi que ce soit, que la situation ou la pensée soit positive ou négative. Il s’agit simplement de déterrer les racines de vos souffrances dans votre vraie vie. N’hésitez pas à laisser votre esprit vagabonder – vous pourriez trouver à l’œuvre sous la surface des histoires surprenantes, et même absurdes.

Les Yoga sutras de Patanjali

Le yoga est une technique permettant de dégager de ces histoires leur point de départ. C’est le procédé qui permet de retourner au Wow! original. Pour savoir comment fonctionne ce procédé, je vous présente un autre guide qui nous accompagnera pendant la lecture de ce livre: Patanjali. Selon certaines traditions yogiques, Patanjali serait l’incarnation du dieu serpent de la mythologie, Ananta. Selon des récits médiévaux, il s’agirait d’un professeur de grammaire sanskrite. Il y a toute une marge entre les deux descriptions. Bien que la vérité derrière la légende soit sans doute perdue à jamais, le texte qu’il a laissé, les Yoga sutras, est vénéré depuis plus d’un millénaire tant il nous éclaire sur la pratique du yoga. En sanskrit, le mot sutra signifie «lien», et les Yoga sutras visent à établir un lien entre notre compréhension de ce qu’est le yoga et comment le pratiquer, tout cela en seulement 196 courtes petites lignes. Disposant de très peu d’espace pour livrer son message, Patanjali fait abstraction des histoires personnelles et va droit au but:

Nous allons maintenant étudier le yoga.

Le yoga fige les mouvements de la conscience.

C’est seulement alors que le Moi se révèle dans son essence.

Autrement, les mouvements de la conscience se substituent au Moi. (I, 1-4)

Dès le début, le texte de Patanjali reprend le problème d’Arjuna relevé par Krishna dans la Bhagavad Gîtâ: tu ne vois pas qui tu es vraiment. Comme c’est le cas avec l’eau, quand les éléments de la conscience sont en mouvement, vous ne voyez que la surface. Les vagues tumultueuses de la pensée et le flux interminable des sentiments semblent définir qui vous êtes. Mais, dès ces premiers sutras, Patanjali assure que la conscience de chacun contient beaucoup plus que ça – quelque chose qu’il appelle une «essence». Il place délibérément cette essence derrière les mouvements de la conscience et au-delà de l’activité incessante des sentiments et des pensées et des actions et du langage.

Mais comment commencer à discerner notre vraie nature quand Patanjali retire tous les outils familiers de nos mains! Même donner à un mot son vrai sens est problématique puisque nos histoires commencent avec les mots et que notre conscience les fait tourbillonner sans arrêt. Et chaque fois que Patanjali met l’accent sur un aspect de la question, il met directement le doigt sur ce qui entre en contradiction avec nos histoires. Beaucoup d’auteurs utilisent les mots «âme», «esprit», «conscience pure» ou «vide intérieur», mais je choisis le mot «Moi». Avec la majuscule et précisément parce qu’il n’est pas associé à d’autres concepts familiers que nous pourrions glaner ici et là. Mais qu’est-ce que le Moi? Selon Patanjali, il n’y a qu’un seul moyen de le savoir: le calme. Nous pouvons même dire que la définition du yoga, selon Patanjali, peut être résumée par les mots «état de calme du Moi». Pour nous mettre sur la voie, Patanjali propose donc huit étapes ou branches du yoga:

Les huit branches du yoga

Yama: règles morales vis-à-vis autrui

Niyama: vertus personnelles

Asana: postures

Pranayama: contrôle de la respiration

Pratyahara: abandon des sens

Dharana: concentration

Dhyana: méditation

Samadhi: contemplation

D’emblée, il est facile de voir comment Patanjali structure la pratique du yoga pour que notre conscience s’intériorise progressivement et donne accès au plus profond de nous-mêmes. D’abord, il nous invite à analyser nos relations avec autrui et à prendre soin de nous correctement; ainsi, la conscience est-elle moins sujette aux distractions du monde extérieur. Puis, il nous propose d’ajuster notre posture et notre respiration pour réduire le nombre de distractions provenant de notre monde intérieur, permettant ainsi à notre attention de se libérer de ces distractions et de se mieux se concentrer. Patanjali assure qu’à l’aide de la méditation, la conscience est si absorbée par l’objet de sa concentration que tous les pièges du Moi se dissolvent et, qu’arrivés au stade de la contemplation, nous pouvons voir la vraie nature du Moi. Si tout cela peut sembler simpliste sur papier, ne vous en faites pas. Dans les pages qui suivent, nous approfondirons la pratique de la méditation, ce qui vous laisse le reste de votre vie pour y travailler. C’est au moins le temps que ça prend.

Ensemble avec Krishna et la Bhagavad Gîtâ, Patanjali et les sutras, nous rejoindrons alors que nous plongerons sous la surface de nous-mêmes. D’abord, on dirait un vieux couple: le premier conseil de Krishna à Arjuna dans la Gîtâ est: «Ne reste pas assis, bouge», mais Patanjali commence ses sutras en disant: «Arrête de bouger et assieds-toi». On dirait les revers de la même médaille. Patanjali veut que nous pénétrions là l’intérieur du Moi, tandis que Krishna veut nous montrer que le Moi doit entrer en action dans le monde.

Dans la brèche

De retour sur le champ de bataille, observant de notre propre char, nous nous sentons divisés, tout comme Arjuna qui s’apitoyait sur la division au sein de sa famille. Après avoir jeté un œil attentif sur la bataille qui tourmente notre conscience, sur tous nos biais et sur toutes les sources de nos souffrances, si nous nous sentons un peu désorientés comme Arjuna, qui peut nous en blâmer? Il n’est qu’un guerrier armé d’un arc dans une mer de quatre millions de soldats. Uniquement armés de notre attention consciente, nous n’avons en main qu’une petite chandelle pour aller à la recherche du Moi dans une totale obscurité. Dans ce type de chaos, quel est l’espoir de bonheur? C’est la raison pour laquelle la Bhagavad Gîtâ doit commencer en parlant de désespoir. Avec de tels enjeux, il serait idiot de ne pas remettre la bataille en question. Cependant, la Bhagavad Gîtâ nous rappelle que nous ne pouvons rester à l’écart de notre propre vie. Dans le chapitre suivant, nous apprendrons comment la pratique de la méditation yogique permet à notre petite chandelle d’attention de devenir une torche, intensifiant la lumière de la conscience et entraînant l’esprit à éclairer de plus en plus qui nous sommes, et celui ou celle que nous pourrions devenir.