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Les piliers de la transformation

Ceux qui ne peuvent changer leur esprit ne peuvent rien changer.
George BERNARD SHAW, dramaturge et critique social

J’ai déjà eu ce bon gros chat, appelé Ralph, qui détestait tout changement. Il avait été trouvé, caché et tremblant, sous l’escalier d’un édifice abandonné. On aurait dit que son propriétaire précédent l’avait laissé là depuis plus d’un an. La meilleure façon que ce chat avait trouvée pour manifester son mécontentement en cas de changement était de faire pipi sur l’objet qu’il associait au changement. Quand je l’ai ramené à la maison, il a rampé sous le lit, pissé et y est resté pendant près d’un mois. Je glissais sa nourriture sous le lit avant de partir le matin, et à mon retour, je trouvais son bol vide à peine sorti de sous le lit. J’aimais l’imaginer en train de pousser le bol avec sa patte en se disant: «La nourriture n’est pas mauvaise, mais je continue à te détester».

Un soir, je suis rentré à la maison et l’ai trouvé somnolent sur un fauteuil comme s’il dormait là, heureux, depuis toujours. À partir de ce jour, nous sommes devenus copains et tout allait très bien… jusqu’à ce que je m’absente pour une fin de semaine. En rentrant le soir, j’ai à peine eu le temps de déposer mon sac de voyage qu’il a sauté dessus et fait un si gros pipi que j’ai pensé qu’il avait attendu de le faire depuis le vendredi. Au début, il détestait ça quand j’étais là; maintenant, il détestait ça quand je partais.

Au moment d’acheter un nouveau fauteuil, je me suis dit: «Je parie que Ralph pissera dessus». J’ai donc attendu une semaine avant de sortir mon acquisition de son enveloppe de plastique. Ralph avait aussi attendu. Dix minutes après que j’ai déballé le fauteuil, il s’est laissé aller. Quand ma femme et moi avons commencé à nous fréquenter, il est un jour devenu évident qu’elle serait une habituée de la maison. Un soir qu’elle et moi regardions la télévision sur le même fauteuil, Ralph a sauté dessus, l’a regardée droit dans les yeux et fait pipi. Sur moi. Rien de plus éloquent. Comme Mary Shelley l’a souligné dans Frankenstein: «Rien n’est aussi pénible pour l’esprit humain qu’un grand changement soudain». Elle devait être l’heureuse propriétaire d’un chat comme Ralph.

Le changement s’infiltre dans les kleshas – les sources de souffrance dont nous avons parlé dans le deuxième chapitre. Pour ma part, je m’accroche et attends avec impatience les moments où ma vie sera remplie, j’ai peur des changements qui peuvent en modifier le cours, et j’espère que mon moi saura survivre et persister après le plus grand changement auquel nul n’échappe: la mort. Nous nous voyons comme des architectes de monuments capables de résister à l’épreuve du temps, alors que nous érigeons des châteaux de sable à marée haute.

En même temps, nous espérons le changement. Nous désirons une vie meilleure – pour nous-mêmes, pour nos enfants et pour notre entourage. Nous nous attelons pour mettre fin à nos mauvaises habitudes. Nous sommes en quête de bonheur. Aussi déconcertés et souffrants que nous laisse le vent du changement, nous savons que sans le changement et les défis qui l’accompagnent, nous ne pouvons que dériver. Les paradoxes et les possibilités de la transformation sont le sujet de ce chapitre.

Changement après changement

Dans les années 1960, deux psychiatres, Thomas Holmes et Richard Rahe, ont analysé les dossiers médicaux de plus de cinq mille personnes pour établir un système permettant d’évaluer le stress causé par les changements dans leur vie et envisager la possibilité que ce stress puisse engendrer des maladies (1967). L’échelle Holmes-Rahe, qui permet d’évaluer le niveau de stress global après l’énumération des grands événements de la vie pendant l’année précédente, s’est avérée très fiable et est encore utilisée aujourd’hui sous diverses formes. L’étonnante découverte de ces psychiatres a été la suivante: non seulement les changements inattendus et douloureux augmentent-ils le stress et provoquent les maladies, mais aussi tout changement significatif. Vous venez de perdre votre emploi? Dommage, mais 47 points s’ajoutent sur votre échelle du stress. Vous allez vous marier bientôt et tout devrait mieux aller, n’est-ce pas? En fait, se marier compte pour 50 points, ce qui signifie que votre stress augmente sans doute juste un peu plus qu’après avoir perdu votre emploi. Vous tirez fierté d’une nouvelle «réussite exceptionnelle». Félicitations, votre échelle du stress augmente de 28 points – juste un peu moins qu’après une dispute avec vos beaux-parents, laquelle compte pour 29 points.

La réaction au stress

Il a fallu beaucoup d’années avant que le mécanisme du stress soit compris. Quand une menace ébranle notre équilibre psychologique, l’hypothalamus, l’hypophyse et les glandes surrénales entrent en activité et inondent votre organisme d’hormones du stress, comme le cortisol et l’adrénaline. Ces hormones augmentent le rythme cardiaque et la pression sanguine, mettant le corps en état d’alerte rouge. Tout cela est parfait en cas de crise ou quand nous devons rassembler toutes nos ressources physiques et psychologiques pour y faire face, mais le cortisol provoque aussi un effet indésirable, celui d’inhiber à la longue la fonction immunitaire. C’est là que se fait le lien entre stress et maladies qu’ont observé Holmes et Rahe.

Ce qu’il y a de génial dans l’échelle du stress, c’est qu’elle permet de reconnaître que notre organisme et notre esprit traitent des changements de toutes sortes, qu’ils soient positifs ou négatifs, à l’aide des mêmes structures. Obtenir son diplôme, tomber en amour, acheter une maison, fonder une famille – voilà, pour la plupart d’entre nous, les triomphes d’une vie. Il n’en reste pas moins que chacun de ces événements remodèle l’histoire de nous-mêmes. Et réécrire notre histoire, même quand notre vie prend un tournant heureux, nous désoriente temporairement. Nous cherchons autour de nous et en nous des marqueurs qui nous sont familiers, mais nous les trouvons modifiés ou manquants. Nous ne savons plus avec certitude qui nous sommes. Notre organisme se met en mode d’alerte rouge au fur et à mesure que nous nous efforçons de nous adapter aux changements, mais notre système physiologique ne peut en traiter autant avant de céder sous la pression.

Destinée à se développer

Par contre, en période de bon stress, la vie ne fait pas que se dérouler. Elle s’épanouit. Pensons à l’exercice physique: vous voulez être plus en forme et vous allez au gym, vous transpirez abondamment et vous vous libérez du stress jusqu’à ce que vous ne puissiez faire un kilomètre ou un push-up de plus. Si vous voulez prendre la voie rapide, l’entraînement de force est la plus étrange idée que l’homme ait jamais eue: vous sortez du gym plus faible que quand vous y êtes entré. Mais, avec le temps, votre vitalité s’éveille et, peu à peu, après des jours et des mois, vous en ressortez plus fort, plus rapide, plus efficace. Vous êtes devenu plus vivant.

La capacité qu’a un organisme de s’adapter et de se changer sous la pression du stress est une caractéristique fondamentale et unique de la vie elle-même. Un élastique ne devient pas plus élastique en étant étiré. Ciseler une pierre ne la rend pas plus pierreuse. Soumis à un stress, les objets inanimés ne peuvent s’animer. Mais vous, vous le pouvez. Personne ne sait pourquoi la vie est ainsi faite, surtout que le vaste univers des objets inanimés y est indifférent. En ce qui nous concerne, si nous y sommes indifférents, c’est à nos propres dépens, et sans la stimulation nécessaire, nos muscles s’affaiblissent, nos organes s’atrophient et notre vitalité s’évanouit.

Le désir de changer les choses semble intégré en nous depuis la naissance, ou à peu près. Dès qu’il a été capable de s’asseoir, à seulement quelques mois, mon fils était complètement fasciné par le bruit que faisaient deux objets qui se cognent. Peu importe de quoi il s’agissait, une pile de blocs, des livres ou, de triste mémoire, une pile d’assiettes propres. S’il pouvait atteindre n’importe quoi empilé sur quoi que ce soit d’autre, il était déterminé à le faire tomber. Un jour, à l’époque où il apprenait à marcher, il s’est fait mal en trébuchant malencontreusement. Il s’est mis à hurler et à pleurer si fort qu’il est resté insensible à toutes nos tentatives pour le consoler. Ne sachant plus quoi faire, je me suis mis à empiler ses blocs illustrant les lettres de l’alphabet aussi rapidement et aussi haut que possible jusqu’à ce qu’il cesse de gueuler et que sa tête d’enfant se mette à faire un calcul précis et complexe: devrais-je continuer à pleurer ou devrais-je démolir cette superbe tour? Comme je l’espérais, les pleurs ont cessé et il a trottiné jusqu’à la tour en réalisant qu’il pouvait changer quelque chose dans le monde.

Le psychologue Robert White a observé que ce genre de comportement, ce besoin d’interagir efficacement avec notre environnement, est universel, tant chez les enfants que chez les adultes, et il l’a appelé la motivation d’effectance (1959). Contrairement aux besoins biologiques, comme manger et boire, la motivation d’effectance n’a pas pour objectif de remplir un vide, mais de mettre en valeur nos compétences innées et de nous améliorer nous-mêmes. La motivation d’effectance et le besoin plus général de faire preuve d’efficacité personnelle étant motivés par un désir d’amélioration et non de compensation d’un déficit, nous n’en tirons jamais une satisfaction pleine et entière. S’il avait pu parler, mon fils vous aurait dit qu’il n’y a jamais assez de blocs à faire tomber.

Bien entendu, vous et moi n’avons pas l’irrépressible besoin de démolir toutes les tours qui se trouvent sur notre chemin – d’accord… peut-être juste un peu. C’est que, si la motivation innée reste présente, nous exprimons notre motivation d’effectance à l’aide de comportements de plus en plus complexes au fur et à mesure que nos aptitudes et habiletés évoluent au cours de notre vie. Ainsi, en tant qu’adultes, nous agissons comme l’un des premiers alpinistes, George Mallory, qui a gravi l’Everest simplement «parce qu’il est là». Une étude a ensuite montré que Mallory n’était pas seulement téméraire. La motivation profonde qui le pousse à escalader tous les pics repose sur le sens de l’efficacité et le sentiment de contrôle que l’alpiniste ressent (Ewett, 1985). Mon fils, même s’il ne grimpe pas encore l’Everest, a laissé tomber sa fascination des objets qui tombent et est passé à l’étape suivante, qui le fascine tout autant, et s’est mis à empiler des objets. La maison est maintenant beaucoup plus en ordre.

Les raisons qui motivent nos actions ont d’importantes conséquences sur notre santé et notre bien-être. S’inspirant des théories de White, le psychologue Albert Bandura a par la suite forgé le néologisme auto-efficacité, qu’il définit comme«la croyance d’un individu dans ses capacités de produire des effets désirés par ses actions (1997, vii). Le sentiment positif d’auto-efficacité a des effets profonds sur notre santé: il renforce la réponse immunitaire et stimule la libération d’endorphines, qui sont un analgésique naturel, et de catécholamines, un groupe de neurotransmetteurs essentiels pour gérer le stress (Bandura, 2007; O’Leary, 1992). Sur une plus vaste échelle, Bandura a observé que si la motivation d’effectance suscite des comportements, ces comportements devenant ensuite un réseau complexe de croyances sur ce que nous pouvons ou ne pouvons pas accomplir dans ce monde, et ces croyances stimulent ou inhibent à leur tour les comportements subséquents. Les travaux de recherche de Bandura, qui font date, montrent que l’auto-efficacité joue un rôle primordial dans notre capacité à faire des changements dans nos vies et à continuer d’être efficaces quand nous avons des défis à relever. Si la motivation d’effectance est innée, l’auto-efficacité n’est pas une caractéristique génétique, mais un système de croyances acquis et modelé par l’expérience de toute une vie (Bandura, 2007). Nous faisons d’abord des choix, puis nos choix façonnent ce que nous sommes.

Karma et Samskara

Rien de tout cela n’étonnerait Krishna et Patanjali. La Bhagavad Gîtâ met le doigt dessus dans ses strophes sur notre relation avec l’action.

Jamais, en effet, ne fût-ce qu’un seul instant, personne ne reste dans l’inaction;

Car, même malgré soi et de par sa nature, chacun est contraint de passer à l’action. (III, 5)

Selon la philosophie yogique, nos actions – tout ce que nous faisons à tout moment – façonnent constamment et sans arrêt ce que nous sommes, conformément aux lois du karma. Le sujet le plus répandu pour faire le saut entre philosophie yogique et conversation de tous les jours, la notion de karma est probablement celle qui a été la plus galvaudée jusqu’à présent. Le karma n’est pas une sorte de récompense divine sophistiquée. Ce n’est pas comme si, parce que vous avez oublié de donner un pourboire au barista d’un café, quelque part dans le monde, Krishna demandait à un papillon de battre les ailes dans les Alpes suisses, ce qui ferait éternuer une chèvre, déclencherait une avalanche ensevelissant un groupe de vacanciers célèbres, la nouvelle annulant du même coup votre émission de télé préférée.

La racine sanskrite du mot karma signifie «faire» ou «agir», et pour bien en comprendre le sens, nous devons le rapprocher d’un autre mot, samskara, qui signifie «impression». Ensemble, ces deux mots se rapportent à une cause et à son effet psychologique qui façonne qui nous sommes et qui nous devenons. Les yogis vous diront que chaque action, même penser à agir ou en avoir l’intention, laisse une trace ou se répercute sur ce que nous sommes; l’action est le karma et le samskara est la trace qui en reste dans notre conscience. Une fois cette trace ou impression en place, le samskara est plus facile à suivre par la suite, encore et encore, comme un sentier qui traverse un champ. Les sentiers que nous empruntons souvent créent des ornières parfois si profondes que nous pouvons nous retrouver dans une impasse. Nous souhaitons agir d’une certaine façon, mais nous sommes apparemment obligés de suivre le sentier que nous avons déjà emprunté de nombreuses fois.

Chaque fois que nous développons une nouvelle aptitude, nous pouvons remarquer le travail du karma et du samskara sous leur forme la plus simple et la plus banale. Quand mon fils a commencé à marcher, nous pouvions lire sur son visage ses efforts et son inquiétude à chaque pas qu’il faisait et il avançait rarement sans se tenir après quelque chose. En moins d’un mois, il courait dans les corridors dans un va-et-vient incessant. Adulte, il ne pensait plus du tout à l’effort à faire pour marcher. De fait, plus il a avancé en âge, plus la marche devenait une activité inconsciente. Il suffisait de mettre un pied devant l’autre sans même y penser. En ce sens, plus nous vieillissons, plus nous devons faire un effort mental pour cesser de marcher plutôt que de continuer. Ce processus d’action consciente devenue un automatisme est le cycle de base du karma et du samskara, qui perdure de notre premier pas chancelant à la réalisation de nos plus grands exploits.

Le karma joue toutefois sur deux tableaux. Il peut ouvrir la voie vers la croissance, mais peut aussi nous plonger dans le creux du désespoir. Se laisser aller à la tentation peut mener à l’accoutumance, et le samskara qui en résulte peut sembler nous empêcher de contourner la difficulté afin d’améliorer notre sort. Tout comme un traumatisme peut ancrer un samskara inattendu si profondément en nous que notre psyché s’en trouve tout d’un coup transformée.

Paver la voie au cerveau

Les yogis ont élaboré le concept de karma et de samskara en observant ce réseau inextricable de causes et d’effets à l’origine de toutes nos actions et de ce que nous sommes. Grâce à une technologie sans cesse renouvelée, la neuroscience moderne n’a compris que récemment ce que les yogis avaient découvert seulement grâce à l’exploration.

L’unité de base du cerveau est le neurone, une cellule constituée d’une multitude de filaments (dendrites) si intimement liés les uns aux autres qu’un seul millimètre cube de tissu cérébral contient quatre kilomètres de neurones. La jonction de deux neurones s’appelle la synapse, et quand un influx nerveux traverse un neurone, ce dernier sécrète des neurotransmetteurs qui se répandent dans la synapse. Selon le type de neurotransmetteurs, ces derniers inhibent le neurone récepteur ou déclenchent un nouvel influx nerveux qui poursuit sa route. Comme des lumières qui scintilleraient par intermittence dans l’arbre de Noël de votre cerveau et dont vous accéléreriez le scintillement, ce processus se produit entre dix et deux cents fois à la seconde. Vous devriez aussi grossir cet arbre un peu, car dans votre cerveau s’agitent environ 85 milliards de neurones étroitement liés à quelque 7 milliers de voisins. Autrement dit, environ une centaine de milliers de milliards de synapses sont en action dans un endroit où un neurone peut dire à son voisin: «Hé, regarde ça!» ou «Taisez-vous, là-dedans!» Comme chacune de ces connexions peut être enclenchée ou interrompue, le nombre de façons possibles d’allumer votre cerveau est approximativement de dix à la puissance d’un million, ce qui est plus qu’il n’y a d’étoiles dans l’univers connu. Contrairement à ce qu’Hamlet en pensait, il y a vraiment plus de rêves dans la philosophie que dans le ciel et sur la terre.

Pendant la plus grande partie du XXe siècle, voici comment il était admis que notre cerveau fonctionne. Au stade embryonnaire, le cerveau se développe rapidement, le nombre des neurones se multipliant jour après jour. Après la naissance, le cerveau se développe encore, quoique plus lentement, et comme il est occupé à apprendre, les connexions entre les neurones continuent de créer de solides réseaux. Pendant la période critique de l’enfance, à défaut d’apprendre quelque chose d’important comme le langage, il est de plus en plus difficile et parfois même impossible de rattraper un tel retard, parce qu’au fur et à mesure que les années se suivent, le développement du cerveau se stabilise. Il cesse peu à peu de construire des réseaux et, à partir de là, il faut faire avec ce qu’on a. Plus tard, à un âge avancé, ces mêmes réseaux se désagrègent sans pouvoir se refaire. C’est à ce moment-là que vous commencez à oublier où sont vos pantoufles, de jouer au bingo et de regarder votre émission de télé favorite.

Voici maintenant ce qui se passe vraiment dans votre cerveau: à chaque pensée que vous avez ou à chaque geste que vous posez, votre arbre de Noël mental brille de façon différente. Pensez à votre lieu de villégiature préféré: il scintille. Que font 11 x 12?: il scintille. De la main gauche, touchez du pouce chacun de vos doigts, un à un, et recommencez à l’envers, aussi vite que vous le pouvez: il scintille. Chaque fois que vous pensez ou que vous faites ce genre de choses, la voie neurale qui y est associée se renforce. Les neuroscientifiques disent que «les neurones qui se touchent s’unissent» en formant un réseau neuronal qui se développe constamment au cours d’une vie; ce phénomène est appelé neuroplasticité. Les scintillements de vos pensées et de vos actions leur permettent de se renforcer, et chacun des traits qui en découlent s’ancre plus profondément, est plus facilement accessible et devient un automatisme. C’est ainsi que nous apprenons.

La neuroplasticité a toutefois deux revers. La mémoire que nous avons cessé d’alimenter dépérit, nous oublions comment faire une équation du second degré après le secondaire, notre handicap s’étiole après la saison du golf. Pour beaucoup de ce genre d’aptitudes, le cerveau est un organe «utilise-le ou tu le perds» et les réseaux en place qui ne sont pas utilisés se désagrègent graduellement, un phénomène appelé élagage synaptique. Les biens immobiliers acquis par le cerveau sont des denrées très recherchées; les pensées que nous avons et les actions que nous faisons à répétition permettent généralement d’agrandir la pelouse. Entre-temps, si une aptitude cesse d’utiliser une pièce de la maison, ou une partie du cerveau, il y a de fortes chances pour qu’une autre aptitude s’y installe et réaménage les lieux. Par exemple, si un voyant lit en braille, les zones de son cortex visuel servant à distinguer les formes se mettent en dormance. Par contre, si un non-voyant lit en braille, son cortex visuel entre dans une grande activité. C’est parce que son cerveau a déplacé et étendu les réseaux neuronaux associés au toucher pour remplacer la zone que la vue occupe normalement dans le cerveau (Sadato et coll., 1998).

Certains réseaux neuronaux se forment rapidement et sont très difficiles à défaire. Généralement, toute aptitude motrice, comme rouler à bicyclette, ne se perd pas si on cesse d’en faire, sauf en cas de traumatisme grave et particulier du cerveau. Certaines caractéristiques de base de la reconnaissance peuvent se fabriquer instantanément et devenir impossibles à perdre, comme l’illusion d’optique que nous ne voyons plus une fois qu’on l’a comprise. Dans le cas d’un traumatisme physique ou psychologique imprévu, l’exposition constante à la menace, ou parfois à un simple incident, peut sérieusement endommager notre réaction physique et mentale au stress, nous laissant aux prises avec une boucle perpétuelle d’hyperstimulation ou de dissociation. C’est ce qu’on appelle état de stress post-traumatique ou ÉSPT. Ces réseaux profonds prennent tous racine dans l’inconscient qui, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, adopte des tendances et acquiert des habitudes dont il est difficile de se débarrasser.

Le modèle de développement du cerveau qui a prévalu pendant la première moitié du XXe siècle n’est pas tout à fait faux. Pour certaines périodes critiques de l’apprentissage et de l’acquisition d’aptitudes particulières, ce modèle reste pertinent. Le langage, par exemple, est plus facile à acquérir pendant l’enfance qu’à l’âge adulte. La capacité d’adaptation du cerveau est meilleure pendant la jeunesse qu’à l’âge adulte. La raison pour laquelle le changement semble plus difficile à faire en vieillissant s’explique en partie parce que chaque nouvelle pensée et chaque nouvelle action doit s’ancrer progressivement plus profondément et plus densément dans les réseaux neuronaux qui croissent toute la vie durant, ce qui signifie qu’il faut plus de temps et de la répétition pour laisser une impression durable. Quand vous serez un vieux singe, vous serez encore capable de jouer des tours. Il faudra seulement que vous vous exerciez plus longtemps à les faire pour les réussir.

Pour l’enfant, tout est nouveau. Autrement dit, tout se touche et s’unit de façon inédite à chaque fois. Il sort de sa zone de confort en essayant simplement de rester debout et de dire «maman». Avec l’âge, nous pouvons nous asseoir un peu plus sur les lauriers des connaissances acquises, et l’une des raisons pour lesquelles nous perdons notre capacité à apprendre et à changer facilement est tout simplement parce que nous cessons d’essayer d’apprendre au fur et à mesure que nous vieillissons. Par conséquent, n’abandonnez pas l’idée d’une excursion de rêve à Londres quand vous serez à la retraite. Il semble bien, en effet, qu’apprendre une nouvelle langue à l’âge adulte soit l’un des meilleurs moyens pour conserver notre neuroplasticité, justement parce que c’est si difficile (Doidge, 2007). Gardez votre dictionnaire anglais-français sur vote étagère et réservez une bonne bouteille de vin pour vos vieux jours parce que vous reconnecterez votre cerveau de belle et bonne façon à chaque pensée que vous avez ou à chaque geste que vous faites jusqu’à votre mort. Comme le scintillement des synapses, nous sommes programmés pour le changement.

À la rencontre des esprits

Si ce modèle expliquant comment le cerveau change ressemble beaucoup à l’interaction entre karma et samskara, c’est parce que c’est effectivement le cas. Longtemps avant que naisse le concept de neuroplasticité ou le domaine de la neuroscience, William James, philosophe du XIXe siècle et pionnier de la psychologie en Amérique, avait compris qu’il y avait des points communs entre l’idée séculaire de karma et l’idée contemporaine de psychologie de l’habitude. Conférencier à Harvard, il a rencontré un invité indien, le swami Vivekananda, un yogi adepte du renoncement qui avait quelques années plus tôt, lors de l’inauguration du Parlement des religions du monde en 1893, électrisé les intellectuels américains, rempli les salles et fait la manchette des journaux. Il n’est pas exagéré de dire que c’est grâce au swami Vivekananda à lui seul que l’Amérique a commencé à s’adonner au yoga. James buvait carrément les paroles du swami Vivekananda. Peu après avoir été présentés, ils se sont retirés dans un coin, échangeant sur leurs philosophies jusqu’à une heure avancée de la nuit (Bardach, 2012). James a truffé son livre, intitulé Varieties of Religious Experiences, de citations et de notions élaborées empruntées dans les plus importants travaux du swami Vivekananda, lesquels expliquent les préceptes des sutras et de la Bhagavad Gîtâ. Dans ses avant-gardistes Principles of Psychology, James utilise une métaphore directement inspirée du concept du samskara pour décrire l’évolution de la nature humaine d’habitude, comme un courant «qui se déverse, creusant un canal de plus en plus large et profond; après que l’eau a cessé de s’écouler, elle recommence en empruntant le canal qu’elle s’est déjà creusé» (1890, 106).

Finalement, avec un conseil qui semble sortir tout droit de Krishna ou Patanjali, James nous quitte en faisant la conclusion suivante, dans son court ouvrage intitulé Habit (Habitude): «Nous fabriquons notre propre destin, bon ou mauvais, et personne n’y pourra rien changer. Chaque triomphe de la vertu ou du vice laisse une cicatrice jamais banale» (1914, 67). James reprend à son compte le conseil de Krishna qui commande de se lever et d’agir, et sa conclusion sur l’habitude nous rappelle que, si nous ne pouvons y échapper, il reste que le karma n’a rien à voir avec la prédestination. Le karma nous invite à prendre le devant de la scène dans notre vie, à faire du mieux que nous pouvons pour orienter notre propre destin et à apprendre à lâcher prise sur le reste avec humilité.

Les trois piliers de la transformation

Selon Socrate, «connaître le bien, c’est faire le bien». Je risque la bagarre avec l’un des plus grands philosophes, mais je pense qu’il avait tort. Peut-être n’a-t-il jamais ressenti de culpabilité dans sa vie, mais ceux qui parmi nous se sont déjà désolés de constater le fossé entre ce que nous savons être bon et ce que nous faisons savent qu’il faut davantage que la seule connaissance pour le combler. Prenez une grande respiration et posez-vous la question sans détour: «Quelles sont les trois choses que je devrais vraiment améliorer chez moi?» Je parie que vous pourriez en avoir trouvé plus que trois. Quand il s’agit de savoir ce que nous voulons changer, la plupart d’entre nous le savent ou, du moins, s’en approchent de très près.

Parfois, agir n’est pas le problème non plus. Nous voulons nous tenir debout et lutter. Tous les mois de janvier, des résolutions sont prises. Tous les mois de juin passent sans que ces résolutions aient été tenues. Si vous vous reconnaissez là-dedans, ne vous en voulez pas: selon une étude, plus d’une personne sur deux laisse tomber en six mois ses résolutions de la nouvelle année et seulement huit pour cent réussissent à les respecter (Norcross et coll., 2002). Nous n’arrivons pas à enraciner le changement et c’est exactement ce à quoi Patanjali fait allusion dans le second chapitre des Yoga sutras:

La pratique du yoga exige discipline, introspection et lâcher-prise. (II, 1)

Ici, Patanjali confirme l’emphase que met Krishna sur la nécessité d’agir. Savoir ce qu’est le bien n’est pas suffisant. Nous transformer exige qu’action rime avec confiance, et Patanjali propose trois avenues pour agir de façon à ce qu’une différence se fasse sentir: discipline, introspection et lâcher-prise.

Discipline

En sanskrit, le mot discipline est tapas, qui signifie littéralement «chaud», comme la chaleur qui naît de la friction. Le tapas nous permet de supporter la résistance que nous éprouvons à changer nos habitudes. Sous l’emprise du samskara, il nous faut persévérer si nous voulons rester dans la course quand la montagne de nos tendances inconscientes nous pousse à déclarer forfait. Le tapas, ou discipline, dont parle Patanjali est ce que nous appelons aujourd’hui la bonne vieille volonté.

Pour analyser ce qu’est la volonté, il n’y a pas de meilleur scientifique que Roy F. Baumeister. Si cet homme vous invite à participer à une étude, dites non. Il est reconnu pour avoir fait venir des étudiants qui avaient faim dans son laboratoire où flottait une délicieuse odeur de biscuits tout juste sortis du four auxquels une partie des sujets ne devaient pas toucher. En échange, il a plutôt offert un plat de radis pour assouvir leur fringale. Ah oui! Ensuite, il les a invités à changer de salle pour résoudre des casse-tête géométriques insolubles, juste pour voir combien de temps ils se concentreraient avant d’abandonner. Les rares sujets qui avaient eu la permission de manger des biscuits ont passé en moyenne vingt minutes à tenter de résoudre un casse-tête insoluble; ceux qui ont dû se contenter des radis ont jeté l’éponge au bout de huit minutes (Baumeister et coll., 2014).

Baumeister et son équipe de tortionnaires ont réalisé que notre volonté agit comme un muscle selon deux principes:

1.La quantité de volonté que nous avons est limitée et elle se réduit au fur et à mesure que nous l’utilisons.

2.Nous puisons dans le même stock de volonté pour effectuer toutes sortes de tâches.

(Baumeister et Tierney, 2014, 59)

Comme dans le cas de n’importe quel exercice, au bout d’un certain temps, notre volonté flanche. Comme n’importe quel muscle, notre volonté peut être renforcée. Bien se reposer et bien manger pour que suffisamment de glucose (l’énergie fournie aux neurones) atteigne le cerveau semble faire une grande différence. Baumeister et son équipe ont aussi observé que toutes sortes d’activités peuvent renforcer la volonté; mais, fait intéressant, pas d’un seul coup. L’exercice du contrôle de soi (self-control) dans un domaine en particulier donne de la discipline pour tous les aspects de la vie, mais quand on en abuse, tout s’effondre. Il semble donc judicieux de faire preuve de discipline en nous focalisant sur un seul changement à la fois afin que la friction entre nos propres tapas ne nous use pas à la corde.

Introspection

En sanskrit, le mot pour «introspection» est svadyaya. Dans les anciennes traditions hindoues, le svadyaya se rapporte à l’étude des sources sacrées de la sagesse, comme la Bhagavad Gîtâ et les sutras. Dans notre monde moderne, le mot a évolué pour inclure le Moi comme source sacrée de la sagesse. Le svadyaya fait appel au corps et à l’esprit, comme c’était le cas pour Arjuna, pour que nous puissions examiner notre vraie nature et nous confronter à ce que nous sommes vraiment. Tous les sujets dont il est question dans ce livre, de la méditation et la contemplation à la compréhension de notre conscience et des recoins de notre vie à l’aide de la psychologie et de la neuroscience, sont des types d’introspection. Le svadyaya nous rappelle que la voie de la transformation est strictement personnelle. Ultimement, nous ne pouvons déterminer le chemin que d’un seul bonheur, le nôtre, et l’introspection nous permet de rester constamment à l’écoute de nos propres expériences et d’évaluer les effets de nos actions sur notre propre vie.

Lâcher prise

Cette expression s’inspire du sanskrit ishvara pranidhana qui, dans les religions de l’hindouisme, signifie dévotion à un principe divin. Dans les Yoga sutras plus profanes, il s’incarne dans la croyance que l’expérience transformationnelle du calme intérieur, ou Moi, existe bel et bien, même si elle peut sembler étrangère et distante. L’ishvara pranidhana nous aide à entrevoir la possibilité réelle qu’un moment précis puisse être vécu tel qu’il est, sans souffrance, tout en acceptant que chaque moment reste sous l’emprise de forces supérieures hors de notre contrôle.

Les outils de transformation proposés par Patanjali se soutiennent les uns les autres, comme les pattes d’un trépied, qui ne peut que chanceler si l’une des pattes est défectueuse. Le tapas nous donne l’élan pour agir malgré une certaine résistance. L’ishvara pranidhana nous atteint d’autre part avec une confiance qui nous soutient jusqu’à ce que nos actions s’enracinent. Entre-temps, le svadyaya nous aide à naviguer entre les deux, quand il faut doubler la mise en matière de discipline ou quand il faut lâcher prise et accepter que nous ayons fait de notre mieux pour le moment.

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Retenir sa respiration

Vous pouvez dès maintenant faire l’expérience de la discipline, de l’introspection et du lâcher-prise sans mettre ce livre de côté. Prenez une respiration et retenez-la jusqu’à ce que je vous dise de reprendre votre souffle. Félicitations! Vous venez de commencer à exercer votre discipline. Toute la journée, vous respirez involontairement et sans même y penser. Mais, voyez ce que vous êtes en train de faire. Vous venez de décider de ne pas respirer. Rien de vraiment extraordinaire, c’est même banal. Mais pendant que vous continuez à retenir votre respiration, pensez que certains mammifères, comme les baleines et les dauphins, sont incapables de respirer involontairement, au risque de se noyer. Vous pouvez donc apprécier pouvoir respirer sans effort et automatiquement avant de retenir votre respiration parce que, maintenant, vous sentez probablement monter en vous quelque chose qui résiste à cet exercice de discipline.

Analysez ce quelque chose. Voyez comment il se présente. Observez où il commence et comment il se déploie dans votre corps. Notez les pensées qu’il suscite dans votre esprit. Quel est ce quelque chose qui vous pousse à respirer? Pourquoi ne pouvez-vous pas retenir votre respiration aussi longtemps que vous le voulez? Vous serez sans doute étonné d’apprendre que personne ne le sait: les chercheurs ont émis quantité d’hypothèses à ce sujet, où il est question des gaz sanguins, des nerfs phréniques et de toutes sortes d’autres facteurs, mais, en fin de compte, les raisons pour lesquelles vous cherchez à respirer en ce moment restent un mystère pour les sciences médicales (Parkes, 2006). En maintenant, comment ça se passe? Je parie que ce quelque chose devient de plus en plus pressant. Et encore plus. Comme vous vous en doutez sans doute, tôt ou tard (et probablement tôt), votre discipline se relâchera. Vous n’aurez pas le choix de rendre les armes et de reprendre votre souffle. Allez-y, respirez, mais si vous voulez continuer à retenir votre respiration, n’hésitez pas et prenez votre temps. Avec un peu d’entraînement et l’étude de quelques techniques, la plupart d’entre vous pourront améliorer de façon marquée leur capacité à retenir leur respiration. Dans le monde, le record actuel est d’environ vingt-deux minutes. Autrement dit, même si vous réussissez à retenir longtemps votre respiration, vous devrez éventuellement vous rendre et reprendre votre souffle.

Quand ce sera fait, dites-vous que, mis à part les objectifs de méditation qu’il propose dans ses sutras, Patanjali recommande des outils. Ces instruments peuvent être utilisés pour rendre possible tout type de transformation de façon à ce qu’elle soit durable. Les principes de discipline, d’introspection et de lâcher-prise font appel à toute notre volonté pour relever le défi… et reconnaître avec honnêteté que certaines choses sont hors de notre contrôle.

Que ces quatre piliers…

Avec tout le respect que je lui dois, je voudrais ajouter un autre pilier à la structure de changement que suggère Patanjali dans ses sutras: l’acceptation de soi avec compassion. La compassion a longtemps été la pierre angulaire de la tradition propre au centre de yoga Kripalu, qui tient compte des enseignements et de la pratique du renoncement mis de l’avant en Inde par le swami Kripalu, un mot qui signifie «compassion», en sanskrit.

La compassion pour soi, ou autocompassion, n’a rien à voir avec l’apitoiement sur soi-même, ou la conviction que nous sommes victimes des circonstances et incapables de nous sortir d’une situation désagréable. Dans la pratique du yoga, la compassion reflète notre engagement profond de mettre fin à nos propres souffrances tout en nous donnant ce que Tal Ben-Shahar appelle la «permission d’être humain». Pour changer, il faut nécessairement reconnaître d’abord que nous ne sommes pas où nous voulons être. Ce simple constat est en lui-même une illumination. Loin de nous empêtrer dans la fange, l’autocompassion est ce qui nous en fait sortir et qui nous donne l’élan pour nous engager dans la lutte en sachant très bien que notre discipline a ses limites, que des recoins de notre conscience se refusent à l’introspection et que nous recherchons quelque chose que nous ne pouvons pas tout à fait comprendre.

En cas d’événement négatif, un regard rempli de compassion sur soi-même permet une plus grande résilience émotive, tout comme elle atténue l’autocritique et permet d’évaluer avec discernement la part que nous y avons joué (Leary et coll., 2007). Au lieu d’aggraver nos souffrances en nous assommant de critiques et de jugements, la compassion élague la souffrance et permet de mettre les choses en perspective et d’avancer avec détermination et humilité. Plus encore, l’autocompassion est en étroite corrélation avec les éléments essentiels du changement, soit le sens de l’initiative et l’optimisme, tout comme avec le bonheur lui-même (Neff, Rude et Kirkpatrick, 2007).

Reconnaissant le pouvoir catalytique de la compassion, Patanjali la met au début de sa liste des objets appropriés pouvant préparer l’esprit à la méditation.

La conscience s’installe tandis que rayonnent bienveillance, compassion, sympathie et équanimité envers toutes choses, agréables ou difficiles, bonnes ou mauvaises. (I, 33)

Patanjali a cueilli ces quatre châtaignes de l’ancienne croyance bouddhiste, où elles sont connues comme étant les brahmâ-vihâras, les «Quatre Incommensurables» ou «Conduites Pieuses», des valeurs et des comportements à adopter en tout temps et envers toutes choses. Pour ce qui est de la compassion, Patanjali et Bouddha ne sont pas les seuls à en faire l’éloge; elle se trouve aussi dans le commandement du Christ qui nous exhorte à «aimer son prochain» et dans le concept juif de chesed (bonté), un élément essentiel pour parvenir au tikkum olam ou la réparation du monde (ou justice sociale).

Comme la compassion est un ingrédient essentiel dans nombre de traditions de la transformation, il nous semble approprié d’en faire aussi la promotion dans notre pratique. Selon Patanjali, la compassion doit porter sur toutes choses, «agréables ou difficiles, bonnes ou mauvaises». Non seulement cette pratique de la compassion totale adoucit-elle l’attirance (râga) et l’aversion (dvesa), mais elle nous permet aussi de constater nos propres défauts et côtés sombres sans les mépriser et sans créer d’autres motifs de souffrance. Elle nous permet de regarder bien en face la centaine de cousins Kaurava de la Gîtâ, toutes les choses perçues qui menacent notre cœur, sans nous effondrer dans la poussière.

Les preuves selon lesquelles la compassion peut être cultivée et entretenue par la méditation sont légion (Hofmann, Grossman et Hinton, 2011; Neff et Germer, 2013; Weng et coll., 2013). La méditation sur l’auto-compassion qui suit se base sur la méditation de l’amour bienveillant (metta) de la tradition bouddhiste. La metta se compare tout à fait à la méditation sur la concentration que nous avons vue dans le chapitre précédent, mais au lieu de faire de la respiration l’objet de la méditation, nous utilisons un mantra, ou une phrase sacrée à répéter pendant toute la séance.

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Méditation sur l’autocompassion

Pour faire cette méditation, retirez-vous quinze minutes dans un endroit exempt de distractions. Assoyez-vous confortablement et fermez vos yeux.

Commencez en portant attention à votre respiration et accordez-vous quelques minutes pour relaxer en vous concentrant sur la sensation de l’air se déplaçant dans votre corps. Ne faites rien d’autre en ce moment que respirer, observer et sentir.

Quand vous êtes prêt à continuer, portez votre attention à votre cœur, au centre de votre poitrine. Imaginez que l’air que vous respirez irradie à partir du cœur et se répand dans tout votre organisme. Laissez-le se répartir du centre de votre corps jusqu’à ses extrémités. Sentez votre expiration s’adoucir et votre inspiration envahir votre cœur, encore et encore. Imaginez chaque respiration comme une vague de bonté et de gentillesse qui quitte votre cœur, traverse votre poitrine et emplit vos bras, votre ventre et vos jambes, puis revient à la tête et au visage. Observez les vagues de votre respiration qui, à partir du cœur, imprègnent chaque cellule de votre organisme. Imaginez que chaque partie de votre corps s’ouvre à recevoir l’air que vous inspirez.

Quand vous êtes prêt, emplissez votre esprit du mantra ci-dessous et récitez-le à vous-même tout en respirant:

• Que je sois heureux.

• Que je sois en santé.

• Que je ne souffre pas.

• Que je sois en paix.

En récitant chaque phrase, restez concentré comme vous l’êtes déjà. À chaque inspiration, imaginez que les paroles du mantra remplissent votre cœur et se répandent dans tout votre corps; à chaque expiration, reportez votre attention sur votre cœur, puis continuez en inspirant de nouveau. Visualisez que, respiration après respiration, vous vous remplissez de plus en plus d’amour, de bonté et de paix, et que vous ressentez tous les bienfaits de la méditation.

Continuez à réciter ce mantra et à respirer jusqu’à ce que le temps de méditation soit écoulé. Quand vous voulez y mettre fin, cessez de réciter le mantra et faites une pause pour observer les sensations ou les émotions que vous ressentez après la méditation. Prenez une profonde respiration pour libérer votre esprit de ce moment et ouvrez lentement les yeux. Retournez ensuite à vos activités quotidiennes.

Soyez compatissant envers votre expérience de la compassion. Si, au début, vous avez l’impression que cette méditation a quelque chose de forcé ou d’étrange, ce n’est pas grave. Il est important de vous rappeler que vous n’avez pas à faire semblant de ressentir quoi que ce soit qui ne soit pas authentique. Il peut aider de voir le mantra comme une offrande ou une intention à votre égard. Pendant cette méditation, je dis souvent à mes étudiants d’imaginer que chaque pensée est comme une graine qui a besoin de nous pour être plantée, mais pas pour croître et s’épanouir. Il suffit de l’arroser consciencieusement et de la laisser faire.

Semer la compassion

Grâce à la concentration, nous avons appris à notre esprit à s’arrêter et à contempler; nous lui montrons à chercher avec la metta, ou amour bienveillant. Dans le chapitre précédent, nous avons appris que la pensée consciente ne peut contenir en tout temps qu’une toute petite quantité d’information. Avec les concepts de karma et de samskara, et avec la neuroplasticité, nous avons découvert que chacune de nos actions modifie nos croyances et nos comportements, créant ainsi des tendances qui deviennent un jour ou l’autre les voies de l’habitude. Dans cette méditation, la capacité de ressentir de la compassion augmente littéralement, pensée après pensée. Les méditations comme celle de la metta se font à partir des limites de la conscience qu’elles modifient en outil pour engendrer une transformation positive. Tant que vous êtes occupé à faire l’exercice de la compassion, votre conscience ne peut semer des graines de colère, de critique, de jalousie, ou n’importe quelles autres pensées et émotions négatives qui nous submergent si souvent.

Il ne s’agit pas d’un geste banal, pas plus que ce n’est une rude bataille. Ceux qui pratiquent la méditation de la metta depuis des dizaines d’années sont capables s’éprouver spontanément de réels sentiments de compassion et d’empathie. Ces derniers ont été mesurés par les lectures des ondes gamma d’un ECG et par l’activité IRMf du cortex cingulaire antérieur et du lobe de l’insula. Leur intensité était telle que, jusque-là, aucun document de recherche ne les avait observés ainsi (Lutz et coll., 2004; Lutz et coll., 2008). Mais nous, qui n’avons pas des dizaines de milliers d’heures à consacrer à la méditation, n’avons pas à nous inquiéter. Une récente étude menée par une pionnière en psychologie positive, Barbara Fredrickson, portant sur un programme de sept semaines de méditation sur l’amour bienveillant, a montré des gains significatifs en matière d’estime de soi, d’attention, de connexion avec le moi, avec seulement quinze à vingt minutes de méditation, cinq jours par semaine (Fredrickson et coll., 2008). Petit train va loin.

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Questions pour un changement

Réservez quelques minutes de svadyaya pour axer vos pensées sur quelque chose que vous voulez changer dans votre vie ou sur un changement en cours. Qu’est-ce qui motive ce changement? En ressentez-vous profondément le besoin ou vous est-il imposé par des circonstances extérieures, ou les deux? Quels désirs et quelles aversions ce changement suscite-t-il en vous? De quelle manière remet-il en question la personne que vous êtes? Quels sont les meilleurs avantages que vous pouvez en retirer? Quels en seraient les pires désavantages?

Où en est votre tapas dans cette transformation? Votre discipline s’est-elle relâchée? Mettez-vous votre volonté à contribution dans trop de choses à la fois? Y a-t-il un élément clé de ce changement qui pourrait bénéficier en particulier de votre tapas, même s’il faut pour cela mettre d’autres choses de côté pour le moment?

Quels éléments de ce changement restent hors de votre portée? Sur quoi voulez-vous lâcher prise? Où en est votre confiance pendant ce changement? Dans quelle direction pointe votre boussole en cas de doute? Pouvez-vous vous y fier pour vous ramener dans la bonne direction quand des obstacles croisent votre chemin?

Finalement, comment pouvez-vous faire preuve de compassion pendant cette transformation? Êtes-vous en mesure de sortir gagnant malgré les inévitables frictions, par ailleurs tout à fait normales, suscitées par ce changement, ou vous apitoyez-vous sur votre sort dans des cas où vous pourriez agir pour améliorer la situation? N’oubliez pas: compassion n’est pas synonyme de facilité. L’exercice de la compassion a pour but de mettre fin aux souffrances, ce qui ne signifie pas seulement de vous botter les fesses en cas de déprime, mais aussi de vous stimuler quand vous avec la capacité d’agir.

Un superhéros de tous les jours

Dans ce chapitre, nous avons vu comment les idées émises par la psychologie, les neurosciences et le yoga se rallient quand il s’agit de faire la lumière sur l’inévitabilité du changement et sur la façon de procéder dans notre recherche de bonheur. Si vous vous demandez dans quelle mesure les outils de l’exploration et de la méditation présentés ici peuvent vraiment vous aider, une dernière étude de cas, plutôt insolite, permet de répondre exactement à cette question dans notre chapitre sur le changement.

Les chercheurs Robert Levenson et Paul Ekman savaient très bien que la méditation peut profondément modifier notre façon de voir, mais ils voulaient aussi savoir si le pouvoir de transformation de la méditation pouvait agir sur l’inconscient et notre cerveau primitif que nous ne pouvons normalement pas atteindre. Pour le vérifier, ils ont choisi d’analyser ce qu’ils ont appelé la réaction de sursaut, un réflexe défensif que nous avons tous quand nous entendons un bruit soudain et assourdissant. Nous avons ce réflexe dès la naissance et il semble se loger dans le tronc cérébral, la plus vieille structure du bon vieux système neuronal. Leur sujet: Matthieu Ricard, un moine bouddhiste, traducteur du dalaï-lama et adepte de la méditation depuis quarante ans, ce qui représente plus de dix mille heures et comprend plusieurs années vécues dans la solitude. Voici comment ils ont procédé: ils ont raccordé Ricard à quantité de gadgets techniques mesurant les réactions de son corps, et quelque part durant les minutes qui ont suivi, un son de 115 décibels – aussi élevé que celui d’un marteau-piqueur – s’est fait entendre soudainement. D’après leurs recherches antérieures, Levenson et Ekman avaient constaté que la réaction de sursaut est la même chez tout le monde: élévation du rythme cardiaque, augmentation de la transpiration et contraction de cinq muscles du visage. Sans exception, les tireurs d’élite militaires, les mères aguerries s’occupant de bébés braillards, les bouchers, les pâtissiers, les fabricants de chandelles avaient eu cette réaction, tous. Les chercheurs ont donc rattaché Ricard à ces gadgets et l’ont observé dans le cadre de plusieurs essais différents, certains pendant diverses méditations ou simplement quand il agissait normalement comme quelqu’un qui ne s’apprête pas à avoir un marteau-piqueur dans l’oreille. Et devinez ce qui s’est passé?

Comme tout le monde avant lui, il a flanché. Désolé, mais il a flanché. Il a transpiré, son cœur s’est mis à battre frénétiquement (Levenson, Ekman et Richard, 2012). Je sais, moi aussi j’ai été déçu. J’aurais aimé que, grâce à la méditation, il soit possible d’être un superhéros. Mais voyons! À quoi nous attendions-nous vraiment? Nous parlons ici du tronc cérébral, qui ne peut réagir autrement. Pour être juste, il faut préciser que la réaction de Ricard a été considérablement et étonnamment moins forte que celle de quiconque ayant subi le test, tout spécialement pendant une séance de méditation appelée «méditation de pleine conscience», qui fera l’objet du prochain chapitre. Mais, fondamentalement, il a réagi comme nous tous. Nous devrions maintenant savoir que si la méditation est pleine de promesses, cette promesse est de faire de nous des êtres pleinement humains, pas des superhéros. Et il arrive que les humains flanchent.

Il est temps de s’engager sur la voie rapide

Dans la première partie de ce livre, nous avons vérifié la marchandise et analysé certains aspects de notre condition humaine. L’esprit, en particulier, a tout d’un réparateur-rénovateur. L’attention consciente n’a rien d’une voiture super puissante et le volant semble nous mener tout droit à la souffrance à la moindre bosse. Mais avec la pratique du yoga, de la méditation et de la psychologie positive, nous avons aussi trouvé de formidables outils dans le coffre et avons fait un tour avec des mécaniciens chevronnés. Avec beaucoup d’huile de coude, le moteur de notre tacot pourrait se remettre à ronronner.

La deuxième partie de ce livre nous emmènera faire un tour dans le paysage de notre vie, du fond de nous-mêmes au monde qui nous entoure, du présent au passé et à l’avenir, puis nous reviendrons. En chemin, nous approfondirons les pratiques que nous avons développées et nous en ajouterons d’autres à chaque arrêt. Attachez vos ceintures. Nous entrons dans le concret.