Cours après l’argent et la sécurité et ton cœur ne s’apaisera jamais. Soucie-toi de l’approbation des gens et tu seras leur prisonnier. Fais ton travail, puis retire-toi. C’est la seule voie vers la sérénité.
– Lao-TSEU, philosophe et poète
Tout de suite après avoir dit à Arjuna de se bouger les fesses et d’aller se battre, Krishna refile le pire dilemme de la Bhagavad Gîtâ à notre soldat opprimé:
Tu as droit à l’action, mais jamais à ses résultats.
Laisse ton action être une fin en soi, sans rien en attendre. (II, 48)
L’appel à l’action de Krishna contient un piège: d’un côté il nous dit de faire tout ce que nous pouvons, et de l’autre, il dit de lâcher prise sur le résultat. Autrement dit, investissez-vous entièrement, en même temps que retirez-vous entièrement.
Si ce genre d’acrobatie spirituelle vous fait trébucher sur vous-même, eh bien, moi aussi, et Arjuna trouve ce concept tellement déroutant que Krishna finira par le lui expliquer presque une douzaine de fois au cours de leur conversation.
Le problème que nous partageons avec Arjuna réside dans le fait que l’action est inévitable et pourtant inextricablement liée aux histoires du moi et à leur effet secondaire, la souffrance. Nous sommes devant un choix cornélien: fichus si nous n’agissons pas, fichus si nous agissons. La promesse la plus belle et la plus difficile de la Bhagavad Gîtâ, c’est qu’il existe une façon de s’engager dans l’action sans se faire prendre par la souffrance.
Celui qui persévère au yoga et renonce au fruit de son action trouve la paix parfaite.
Celui qui s’accroche au fruit est enchaîné par l’avidité dans tout. (V, 12)
Qu’est-ce que Krishna pouvait bien vouloir dire par «renoncer au fruit de son action»? Par surcroît, il va jusqu’à dire que lorsque nous y renonçons, nous sommes affranchis des liens du karma et du samskara. Donc, irons-nous voir notre patron demain pour lui faire savoir que nous abdiquons notre salaire, mais que nous aimerions garder notre emploi parce que nous tenons à l’action? La paix parfaite, c’est merveilleux, mais au premier coup d’œil, le remède me paraît pire que la maladie. Comment planifier sa vie ou se donner des objectifs si l’avenir est jonché de fruits mûrs auxquels on doit renoncer? C’est le début de ce chemin que nous allons explorer dans le présent chapitre: comment comprendre l’énigme de l’action sans attachement, et comment se faire un itinéraire pour les jours à venir.
Quand j’étais petit, la fable d’Ésope intitulée «La fourmi et la sauterelle» me rendait complètement dingue. Durant tout l’été, la sauterelle sautait dans les champs, folâtrait et chantait, tandis que la fourmi ne faisait rien d’autre que besogner pour amasser de la nourriture en vue du prochain hiver. La sauterelle joue dans le moment présent, tandis que la fourmi peine pour l’avenir. Toujours est-il qu’à l’arrivée des premiers gels, la sauterelle grelottante et affamée voit que la fourmi a plein à manger, et elle prend conscience trop tard de son erreur. J’ai trouvé plusieurs versions de cette fable, mais je peux vous affirmer de mémoire qu’à la garderie où je l’ai entendue pour la première fois, la fin était toujours la même: la sauterelle mourait. La dame qui dirigeait la garderie avait manifestement une éthique professionnelle plutôt macabre. J’imagine que j’étais censé apprendre la valeur de la planification, mais je trouvais l’histoire très tragique à cette époque. Une sauterelle insouciante mourait comme une glace au soleil, tandis qu’une fourmi austère dont l’existence n’avait connu aucun instant de plaisir trônait sur une montagne de nourriture qu’elle n’arriverait jamais à tout manger. Même du haut de mes cinq ans, je trouvais cette fable très insatisfaisante.
Ésope et la fourmi ont des arguments psychologiques solides en leur faveur. Edwin Locke, un des éminents psychologues qui étudient l’établissement d’objectifs, a en effet constaté que la planification et l’établissement d’objectifs aboutissent à une meilleure performance, à un effort plus soutenu et à une attention davantage ciblée (Locke et Latham, 2002). Nous savons que la volonté et l’attention consciente sont des ressources limitées; se donner un objectif permet de canaliser cette énergie mentale afin de moins en gaspiller en cours de route. Lorsque Krishna dit à Arjuna que «le yoga est l’art d’agir», c’est qu’il préconise les objectifs. Alors pourquoi prôner aussi le renoncement?
Approcher de ses objectifs améliore le bien-être, et approcher de ses objectifs difficiles rend plus heureux que se rendre à une ligne d’arrivée qui aura été facile à franchir (Wiese et Freund, 2005). Voilà pourquoi les enfants adorent le jeu Candyland alors que les adultes le détestent. Pour les enfants, apprendre les couleurs et apprendre à compter et à attendre son tour est un rituel élaboré et mystique. Pour les adultes, jouer à Candyland, c’est être pris dans un enfer retors et prédestiné tout enrobé de sucre. Il n’y a absolument aucune aptitude et aucun défi à obtenir. Pour trouver du sens et vivre une expérience optimale, on doit être aux prises avec des objectifs qui sont fixés. Personne ne s’entraînerait pour les Jeux olympiques s’il n’y avait pas de médaille à gagner ou de records à établir. Partout où on est interpelé par un but ou une passion, on a besoin d’un objectif pour ne pas errer. Aller au bout de soi-même et préparer son avenir font partie intégrante du bien-être et, à première vue, atteindre un objectif et en savourer le résultat semble être une bonne chose pour le bonheur. Folâtrer dans la prairie est peut-être agréable, mais garder un œil sur le fruit de nos efforts canalise notre potentiel d’une manière totalement différente. Un point pour les fourmis.
Cependant, la récompense en elle-même y est pour beaucoup. Pensons au «problème de la bougie», élaboré par le psychologue Karl Duncker. Si vous étiez allé dans le laboratoire de Karl Duncker à l’époque de ses expériences, vous auriez été seul devant une table où se trouvaient uniquement un carton d’allumettes, une boîte de punaises et une petite bougie d’anniversaire. Votre défi aurait consisté à allumer la bougie et à la fixer au mur de telle façon que la cire ne tombe pas sur la table en dessous, et ce, en utilisant seulement le matériel fourni. Vous pouvez prendre un instant pour réfléchir à ce problème ou alors fouiller dans vos tiroirs pour trouver le matériel nécessaire et essayer de résoudre le problème, mais je vais gâcher votre plaisir de chercher par vous-même si vous ne cessez pas immédiatement votre lecture. La solution que la plupart des gens mettent un temps à trouver consiste à vider la boîte de punaises et à la fixer au mur avec une punaise afin de l’utiliser comme porte-bougie (Duncker et Lees, 1945). Le problème illustre le concept de la rigidité fonctionnelle: les gens voient la boîte de punaises comme un contenant pour les punaises et ne pensent habituellement pas à l’utiliser aussi pour tenir la bougie.
Le problème de la bougie tel que conçu par Duncker n’avait rien à voir avec les objectifs et les récompenses, jusqu’à ce qu’il tombe entre les mains de Sam Glucksberg, un psychologue qui voulait voir à quel point les gens devenaient plus habiles à résoudre des problèmes lorsqu’on leur donnait un incitatif, c’est-à-dire la possibilité de gagner de l’argent (1962). Certains sujets ont donc participé à l’expérience de Glucksberg juste pour le plaisir, tandis que d’autres y ont participé en sachant qu’ils recevraient 20 $ s’ils étaient les plus rapides à trouver la solution ou 5 $ s’ils se retrouvaient parmi les vingt-cinq pour cent les plus rapides, ce qui n’était pas un si mauvais salaire pour une journée de travail si on remonte à 1962. À quel point l’objectif de gagner des dollars bien chauds a-t-il amélioré la performance des participants? En moyenne, les participants à qui on avait promis de l’argent ont mis trois minutes et demie de plus pour résoudre le problème. Vous avez bien lu: la promesse d’une récompense a nui à leur performance. Beaucoup nui. Parfois, nos objectifs d’avenir nous nuisent en plein dans le moment présent. Un point pour les sauterelles!
Dans le problème de la bougie, l’incitatif monétaire a canalisé la concentration des participants… mais au mauvais endroit. Il a fait bifurquer leur précieuse attention vers la possibilité de gagner ou de perdre de l’argent plutôt que de stimuler leur créativité à résoudre le problème. Dans les expériences d’énigmes effectuées par Edward Deci, les participants qui étaient payés pour jouer ont fini par moins s’amuser une fois les récompenses retirées, alors que les participants qui ne recevaient pas d’argent ont continué à réfléchir bien après le temps fut écoulé (1971). Par la suite, Deci a réalisé une autre expérience, cette fois en collaboration avec Richard Ryan, dans laquelle il poursuivait avec son idée et montrait que les récompenses monétaires non seulement minent la créativité, mais également la motivation de continuer d’accomplir des tâches complexes et difficiles. Deci et Ryan ont analysé 128 études qui avaient porté sur la motivation au cours de plusieurs décennies et ont constaté qu’elles mettaient toutes en évidence le même principe général: quand nous attachons une récompense extérieure à une activité qui devrait nous motiver intérieurement, notre motivation de l’accomplir devient dépendante de la récompense (Deci, Koestner et Ryan, 1999). En somme, on s’accroche au fruit et on perd de l’intérêt pour l’action elle-même.
Dans une autre expérience, on proposait à des enfants d’âge préscolaire deux activités qu’ils adoraient autant l’une que l’autre, puis on leur disait qu’ils devaient en faire une d’abord pour pouvoir faire l’autre. Tu veux faire de la peinture avec les doigts? Alors il faut d’abord écouter l’histoire durant cinq minutes. Tu dois brosser le chat avant de pouvoir aller sur les balançoires. Dans chaque cas, les enfants ont trouvé moins agréable l’activité présentée comme une condition que l’activité venant en second (Lepper et coll., 1982). L’arrangement des activités de cette expérience était totalement arbitraire – il n’importait pas si le chat était la première activité et les balançoires la seconde, ou l’inverse – le seul fait de présenter comme une récompense une des deux activités aimées rendait l’autre activité moins amusante. En somme, lorsqu’on fait ce qu’on fait pour obtenir quelque chose, on se désintéresse de ce qu’on fait.
Cela dit, les récompenses venant de l’extérieur ont leur place. Comme Daniel Pink le dit dans La vérité sur ce qui nous motive, un livre qui explique en détail les travaux de recherche de Deci et Ryan, les carottes et les bâtons sont des motivateurs fabuleux pour les tâches que nous détestons, les choses laborieuses et toutes les besognes ennuyeuses que nous adorons reporter (2016). Ils fonctionnent à merveille pour tout ce qui ne suscite aucun intérêt intrinsèque. Si vous passez votre journée de travail à récurer des toilettes ou à produire des bidules en quantité industrielle sur une chaîne de montage dans une usine, alors le fait d’attacher une récompense à votre performance va fort probablement l’améliorer. Dans ces activités, il y a peu, sinon aucune, motivation intrinsèque à perdre. Pour les choses complexes, créatives et stimulantes, toutefois, les récompenses interfèrent avec nos actions.
Or, que pourrait-il y avoir de plus complexe, de plus créatif et de plus stimulant que la poursuite de notre propre bonheur? Cette quête demande plus de motivation intrinsèque que toutes les autres. Sans doute n’y a-t-il rien de plus intrinsèque que notre bonheur. Si nous commençons à nous faire miroiter trop de récompenses extérieures, nous finissons tout simplement par être dépendants des carottes. C’est ce qui arrive à tous ceux qui décrochent un travail qu’ils aiment pour finalement se rendre compte que leur nouvel emploi épuise peu à peu leur passion. Notre quête se fait avec plus de joie lorsque, à l’instar de la sauterelle, nous sommes capables de nous immerger dans ce que nous faisons pour son propre intérêt.
Paradoxalement, cela signifie qu’avoir le bonheur comme objectif peut devenir contre-productif. Lorsque nous avons croisé Aristote au début de ce livre, il disait que le bonheur était la raison d’être et la finalité de l’existence humaine. Mais un piédestal aussi haut peut nous faire courir le risque de placer le bonheur hors de notre portée.
Eleanor Roosevelt est connue pour avoir dit que «le bonheur n’est pas un but, mais le sous-produit d’une vie bien vécue». L’ancienne première dame des États-Unis n’avait pas tort. Comme c’est le cas lorsqu’on est payé pour résoudre une énigme ou quoi que ce soit qui nous intéresse intrinsèquement, avoir le bonheur comme objectif place notre attention au mauvais endroit. Dans une expérience réalisée par Jonathan Schooler, trois groupes de sujets devaient écouter Le Sacre du printemps de Stravinsky. Les sujets du premier groupe devaient essayer d’être le plus heureux possible en l’écoutant, ceux du deuxième groupe devaient évaluer et noter leur joie sur un «bonheur-o-mètre» informatisé à mesure que jouait la musique, et ceux du troisième groupe devaient simplement écouter la musique. Résultat: ceux qui devaient essayer de maximiser leur bonheur ou d’y prêter une attention constante étaient moins heureux. Les sujets les plus heureux n’ont pas essayé d’être heureux ni même se sont demandé s’ils l’étaient. Ils ont simplement écouté la musique (Schooler, Ariely et Loewenstein, 2003).
Voilà à quel point le bonheur est fuyant. Essayer de s’y accrocher le fait souvent fuir. Essayer de l’amplifier l’épuise encore plus vite. On ne peut faire l’expérience du bonheur sans une attention consciente, mais l’attention peut le saper si facilement. L’attention consciente ne peut pratiquement être qu’à un seul endroit à la fois, de sorte qu’en se concentrant sur la question à savoir si on est heureux ou en essayant de faire monter des émotions positives, notre attention n’est plus sur la musique qui, pourtant, a engendré le sentiment agréable.
Les études portant sur le lien entre l’humeur et l’attention sont complexes et évoluent sans cesse. De plus en plus de données de recherches semblent indiquer que les états d’esprit tristes incitent à porter une plus grande attention sur soi-même et que les états d’esprit plus heureux opèrent l’inverse (Wood, Saltzberg et Goldsamt, 1990; Green et coll., 2003). Si ce lien fonctionne dans les deux sens, alors il est fort possible qu’une attention excessivement portée sur soi entrave les émotions positives comme le bonheur. Une des plus importantes analyses, qui a permis d’évaluer 226 études effectuées séparément, montrait précisément cette tendance (Mor et Winquist, 2002). Rien ne canalise autant l’attention qu’un objectif: toutes les ressources de votre attention font la queue pour répondre à l’appel. Toutefois, si votre objectif est le bonheur, votre attention n’a qu’un seul endroit où aller: elle se porte sur vous. Et c’est précisément cette attention censée évaluer vos progrès vers le bonheur qui peut court-circuiter tout le processus. Nous devons nous enlever de notre propre chemin, reporter notre attention sur la musique et laisser le bonheur monter tout seul, comme l’effet secondaire décrit par Eleanor Roosevelt. Un point pour la première dame.
Les tensions entre le bonheur et l’attention concordent bien avec ce que nous savons au sujet des expériences optimales, ce sentiment d’engagement profond et transcendant que suscitent des activités stimulantes qui nous passionnent. Lors d’une expérience optimale, l’ego s’évapore, car on est pleinement absorbé dans l’activité en cours, et les gens disent souvent que leurs moments d’expérience optimale sont les plus heureux de leur vie. Bien que les activités optimales sous-tendent très souvent des objectifs, les gens qui vivent ces expériences optimales décrivent généralement l’activité comme une récompense en soi. Le pionnier de la recherche sur les expériences optimales, Mihaly Csikszentmihalyi, qualifie ces comportements d’autotéliques, du grec «soi» et «but». Il émet la théorie selon laquelle les gens capables d’expériences très optimales ont des personnalités autotéliques, en ce sens où ils «font généralement les choses pour eux-mêmes plutôt que pour une quelconque récompense externe ultérieure» (1990). Dans les actions autotéliques, le but sert de colonne de direction, un peu comme un compas qui permet de garder le cap, plutôt que comme une destination à atteindre. Dans une expérience optimale, la joie réside dans le voyage. L’effort est une récompense en soi. Je crois que les oreilles de Krishna viennent tout juste de se redresser.
Des études subséquentes ont montré que les personnalités autotéliques se résument à quelques traits ou «compétences qui permettent à l’individu de s’engager dans une expérience optimale et d’y rester […], incluant la curiosité et l’intérêt pour la vie, la persévérance et un faible égocentrisme, ce qui résulte en la capacité d’être motivé par des récompenses intrinsèques» (Nakamura et Csikszentmihalyi, 2002). Voyez à quel point les trois qualités mentionnées (persévérance, curiosité, humilité) vont bien avec les piliers de l’action yogique que Patanjali nous propose dans les Yoga Sutras:
La pratique du yoga exige discipline, introspection et lâcher-prise. (II, 1)
Le yoga et la psychologie sont deux approches très différentes qui pourtant arrivent à un terrain d’entente remarquablement solide. Les principes fondateurs de l’action yogique sont pratiquement identiques aux éléments clés de l’action autotélique. Il nous faut devenir impatients d’explorer en nous-mêmes et notre monde. Nous devons avoir le courage et la détermination de parfaire et de stimuler le moi qui nous a été donné. Et, en somme, nous devons être prêts à renoncer suffisamment au moi afin de nous absorber dans ce que nous faisons. En ce qui concerne le type d’actions qui nous rend le plus heureux, la psychologie et la philosophie du yoga s’entendent parfaitement. Et dans le contexte des objectifs intrinsèques et extrinsèques, l’ordre que Krishna donne à Arguna, à savoir qu’il faut renoncer au fruit de nos actions, commence à avoir beaucoup plus de sens.
Dans la poursuite du bonheur, nous sommes à notre meilleur lorsque nous visons des objectifs qui expriment un élan intérieur plutôt qu’une quelconque motivation extérieure. Des expériences réalisées par Tim Kasser et Richard Ryan ont montré que chez les gens dont les principaux objectifs sont la richesse, le statut social ou l’image, leur bien-être éprouvé est moindre que chez les gens qui ont bâti leur vie autour d’objectifs intrinsèques comme la santé, la croissance, le rapprochement ou la bonté (1996). Non seulement les gens ayant des objectifs intrinsèques font-ils plus d’efforts pour les atteindre, mais ils ont plus de chances de les atteindre (Sheldon et Elliot, 1999). Avec son collègue Edward Deci, le créateur des expériences sur les énigmes à résoudre, Ryan a étendu cette recherche sur des décennies afin d’arriver à une théorie de l’autodétermination, selon laquelle la capacité de motivation intrinsèque est innée chez l’humain et stimulée par trois besoins psychologiques essentiels:
L’autonomie: le besoin d’avoir un moi qu’on sent cohérent et intégré ainsi qu’une capacité d’agir dans ce que fait ce moi.
La compétence: le besoin de faire grandir le moi et de façonner son environnement en acquérant la maîtrise de certaines habiletés.
Le rapprochement: le besoin de connecter le moi avec les autres (en s’occupant d’eux et inversement).
Nous avons exploré ces trois besoins sous l’angle du yoga tout au long du présent ouvrage. À première vue, le besoin d’autonomie peut faire sourciller, car il fait beaucoup penser à l’ego, ou asmita, mais déguisé. Le moi peut être une pente glissante vers la souffrance, mais l’autonomie décrite dans la théorie de l’autodétermination concerne beaucoup moins les histoires du moi et beaucoup plus la pleine conscience:
Quand des individus fonctionnent de manière autonome, ils sont ouverts à faire l’expérience de ce qui se présente dans le moment présent. Ils sont très disposés à vivre une expérience sans se sentir menacés et sans opposer de défense. Ils accueillent la réalité au lieu de se laisser diriger par les idées préconçues que l’ego alimente. (Hodgins et Knee, 2002)
Krishna et Patanjali approuveraient tout à fait ce genre de moi.
En ce qui concerne la compétence, nous l’avons vue exprimée dans chaque chose, depuis l’ordre de Krishna de «transformer votre moi avec le Moi» jusqu’à sa définition du yoga comme était «l’art d’agir». Pour Patanjali, tout le projet d’autotransformation est ancré dans la discipline (tapas) et la pratique. La mission entière du yoga consiste à maîtriser la capacité de façonner savamment le moi et d’accepter ses limites avec humilité.
Le rapprochement, quant à lui, recoupe les pratiques de la compassion et des méditations de bienveillance auxquelles est consacré le chapitre sur la connexion. Le chemin intérieur de Patanjali commence par les yamas – les principes éthiques de nos relations avec les autres. Patanjali nous dit de ne pas abandonner le monde extérieur, de veiller sur lui, plutôt, d’une manière qui nous libère d’être tournés vers nous-mêmes et qui retient les autres d’être tournés sur eux-mêmes. Nous avons démêlé l’histoire du moi en suivant d’abord l’idée selon laquelle nous sommes séparés des autres, puis, à mesure que cette illusion de séparation disparaissait, nous prenions conscience d’un Moi intimement et inextricablement relié aux autres. Et lorsque Krishna nous attire vers le monde extérieur, il nous rappelle que «sans l’esprit d’entraide […], comment peut-on être heureux en ce monde ou n’importe où ailleurs?
Mesurer ses objectifs
Prenez un moment pour penser à un objectif important pour votre avenir. Y a-t-il des aspects de cet objectif qui sont extrinsèques, c’est-à-dire mesurés par quelqu’un ou quelque chose d’extérieur à vous-même? Y en a-t-il que vous jugez intrinsèques, en ce sens qu’ils expriment un trait ou une valeur qui fait partie intégrante de votre personne? Gardez à l’esprit que beaucoup d’objectifs ne sont pas purement intrinsèques ou extrinsèques, et que le vôtre pourrait contenir des éléments à la fois de l’un et de l’autre.
Pour les aspects de l’objectif qui vous sont intrinsèques, en quoi puisent-ils dans votre besoin d’autonomie, de compétence et de rapprochement? Votre objectif fait-il appel à des forces signatures ou à d’autres traits importants? Y a-t-il des modifications ou des améliorations que vous aimeriez apporter à cet objectif pour mettre en valeur ces aspects? Parfois, le fait de prendre conscience des racines profondes d’un objectif intrinsèque nous aide à ne pas nous laisser leurrer par des récompenses externes en cours de route.
En ce qui concerne les aspects extrinsèques de votre objectif, y a-t-il des modifications que vous pourriez y apporter afin qu’il inclue et stimule la motivation intrinsèque? Y a-t-il des choses que vous pourriez faire, en poursuivant cet objectif, qui constitueraient des expériences optimales pour vous? N’oubliez pas que les objectifs extrinsèques ne sont pas mauvais et sont parfois inévitables pour nous tous. Souvent, les objectifs extrinsèques peuvent servir de tremplins pour des objectifs plus grands, plus intrinsèques. Pouvez-vous utiliser la partie extrinsèque de cet objectif pour augmenter ou approfondir les motivations intrinsèques en vous?
Lorsque nos objectifs reflètent les motivations intrinsèques qui logent au plus profond de notre moi authentique, nous pouvons agir sans réserve et sans rester attachés aux résultats. Vous pouvez jouir du fruit de vos efforts, mais sans vous y attacher. Pas besoin de redonner votre salaire ou de rendre vos trophées, seulement de vous rappeler pourquoi vous êtes descendu sur le champ de bataille en premier lieu. Toutes ces récompenses sont les symboles d’objectifs que vous avez vaillamment atteints – et uniquement des symboles. La Bhagavad Gîtâ ne nous demande pas de renoncer à nous occuper des causes qui rendront notre monde meilleur. Si ça se trouve, elle nous demande le contraire. La passion que nous éprouvons à poursuivre un but nous imprègne d’un dévouement et d’une motivation que les psychologues qualifieraient de profondément humains, et je crois que Krishna en conviendrait. C’est pourquoi il dit à Arjuna d’aller combattre. Mais lorsque l’atteinte de votre objectif vous définit, la souffrance sera certainement au rendez-vous, que vous atteigniez ou non votre objectif. C’est pourquoi Krishna dit à Arjuna de lâcher prise sur l’issue. C’est le paradoxe des objectifs: ils semblent être des outils qui nous assurent un avenir meilleur, mais ils nous servent mieux lorsqu’ils nous libèrent afin de nous permettre de mieux nous engager dans le moment présent.