I

– Enlève donc tes lunettes, dit Tortose à Pierrot, enlève donc tes lunettes, si tu veux avoir la gueule de l'emploi.

Pierrot obéit et les rangea soigneusement dans leur étui. Il voyait encore à peu près à cinq mètres devant lui, mais la sortie du tonneau et les chaises des spectateurs se perdaient dans le brouillard.

– Alors, tu comprends, reprit Tortose – monsieur Tortose –, tu les prends quand elles arrivent au va-t-et-vient, tu les prends par les poignets, tu les maintiens solidement et puis tu les colles sur le courant d'air. Combien de temps tu dois les y laisser, ça c'est une matière de tact, c'est des cas d'espèce, faudra que tu apprennes. Bon. Maintenant on va répéter, c'est moi qui vais faire la femme, voilà, je m'amène par là, au va-t-et-vient comme de juste j'hésite, tu me prends par les poignets, c'est ça, et puis tu m'entraînes, ça va, et tu me colles sur le courant d'air, très bien. Vu ?

– Vu, monsieur Tortose.

– Alors, maintenant descends dehors avec Petit-Pouce et Paradis et attends la clientèle. Compris ?

– Compris, monsieur Tortose.

Pierrot remit ses lunettes et alla retrouver Petit-Pouce et Paradis qui fumaient en silence. Il faisait encore jour, mais déjà crépusculairement ; avec une bonne petite moyenne au thermomètre, ça vous donnait l'envie de jouir du beau temps sans causer. Comme les autres, Pierrot alluma une cigarette. Des gens se baguenaudaient par les allées, mais ce n'était pas assez compact pour bien s'amuser. Seules, les autos électriques à ressorts commençaient à se tamponner sur la piste du Scooter Perdrix. Les autres manèges, quoique déserts encore, ronflaient du souffle de leurs orgues, et leurs musiques nostalgiques contribuaient certes à développer la vie intérieure des employés du Palace de la Rigolade. À sa caisse, Mme Tortose tricotait.

Couples et bandes, et, plus rares, des isolés, passaient et repassaient, toujours en état de dissémination, point encore agglomérés en foules, modérément rieurs. Petit-Pouce, qui avait fini sa cigarette, en écrasa la braise contre son talon, et du pouce et de l'index éjecta le mégot à distance appréciable.

– Alors, mon petit pote, dit-il à Pierrot, ça te dit quelque chose de bosser avec nous ?

– Pour le moment ça n'est pas trop fatigant.

– Oui, mais tu verras quand il sera minuit.

Paradis, se tournant vers Pierrot, dit à Petit-Pouce :

– C'est lui qui a fait soixante-sept mille sur un Coney-Island.

De tous les jeux de billes à un franc, le Coney-Island est le plus calé. Il faut vingt mille pour avoir droit à la partie gratuite, et rares sont ceux qui gagnent. Pierrot, lui, réussissait couramment les quarante mille, et une fois même, en présence de Paradis, soixante-sept mille, ce qui avait été l'origine de leurs relations.

– Ça m'est arrivé, dit Pierrot modestement.

– On verra ça ensemble, dit Petit-Pouce, parce que j'y tâte aussi un peu.

– Oh ! tu peux t'aligner, dit Paradis qui faisait grand cas de Pierrot sans toutefois étendre son admiration au-delà du domaine des jeux de billes à un franc, où il est vrai, l'autre excellait. Cette amitié n'étant d'ailleurs vieille que de huit jours, il n'avait pas encore eu le temps, ni le souci, de s'intéresser aux autres aspects de la personnalité de son nouveau copain.

Il y avait maintenant dans l'Écureuil un solitaire qui s'évertuait à décrire une circonférence dans sa cage à trois francs le quart d'heure. L'Alpinic-Railway s'exerçait à gronder de ses wagonnets encore vides. Mais les manèges ne tournaient toujours pas, le dancing était désert, et les voyantes ne voyaient rien venir.

– Y a pas encore grand monde, dit Pierrot en essayant d'un sujet anodin, car il ne voulait pas que les éloges de Paradis amenassent Petit-Pouce à l'avoir dans le nez, lui Pierrot, et que sa petite tête, à lui Pierrot, finisse par ne plus lui revenir, oh ! mais plus du tout, à lui Petit-Pouce. De toute façon, Pierrot, qui avait eu une dure enfance, une pénible adolescence et une rude jeunesse (qui durait encore), et qui, en conséquence, savait comment va le monde, Pierrot était maintenant fixé sur un point : c'est qu'un jour ou l'autre entre lui et Petit-Pouce, ça ferait sans doute des étincelles, à moins que ça ne soit avec Paradis, sait-on jamais ?

– On verra ça, reprit Petit-Pouce qui ne perdait pas sa piste, car il aimait la compétition.

Il aurait continué à discuter le coup dans ce sens (celui des jeux de billes à un franc), si deux petites, se tenant par le bras et en quête de galants, n'avaient passé devant son nez.

– Celle de droite est bien, dit-il avec autorité. Un joli petit cheval.

– Alors, Mesdemoiselles, cria Paradis, vous ne vous offrez pas un tour de rigolade ?

– Approchez, Mesdemoiselles, hurla Petit-Pouce, approchez.

Elles firent un crochet et repassèrent devant le Palace, au plus près.

– Alors, Mesdemoiselles, dit Petit-Pouce, ça ne vous dit rien notre cabane ? Ah ! c'est qu'on se marre là-dedans.

– Oh ! je connais, dit l'une.

– Et puis, il n'y a pas un chat, dit l'autre.

– Justement, s'écria Paradis, on n'attend plus que les vôtres.

– Vous ne vous êtes pas fait mal ? demandèrent-elles, parce que pour trouver ça tout seul, faut faire un effort, c'est des fois dangereux.

– Ah ! bien, elles t'arrangent, dit Petit-Pouce.

Ils se mirent à rire, tous les cinq, tous tant qu'ils étaient. En voyant et en entendant ça, des passants commencèrent à s'intéresser au Palace de la Rigolade. Mme Tortose, sentant venir la récolte, posa son tricot et prépara les billets. Avec les deux petites comme appât, les philosophes allaient s'amener, c'était sûr, et les miteux s'enverraient tous les trinqueballements pour pouvoir s'asseoir et regarder ensuite les autres. Une queue se forma, composée de grouillots, de commis et de potaches prêts à lâcher vingt ronds pour voir de la cuisse.

– Un tour à l'œil ? proposa Petit-Pouce.

Ça dégèlerait le public, ça encouragerait les philosophes et, une fois embrayée, la soirée n'aurait plus qu'à rouler de séance en séance jusque vers le minuit, avec en fin de compte une gentille recette pour le sieur Tortose et la chemise trempée de sueur pour les trois athlètes. Mais les deux gosses, pas sottes, trouvaient qu'un tour à l'œil, c'était donné, de leur part.

– Oh ! merci, dit l'une, il faudrait nous payer pour entrer dans un truc comme ça.

– Entrez, entrez, on commence, hurla Petit-Pouce sous le nez des badauds.

– Et toi, au boulot, dit Paradis à Pierrot qui s'empressa d'obéir.

Et ils laissèrent tomber les poulettes.

Tout ronflait maintenant et beuglait dans l'Uni-Park, et la foule, mâle et femelle, se distribuait en tentacules épais vers chacune des attractions offertes à un tarif parfois élevé, relativement s'entend : deux, trois francs en général. En face du Palace de la Rigolade planaient des avions liés à une haute tour par des fils d'acier, et devant le Palace même, grande était l'animation. On prenait son billet suivant les injonctions de Petit-Pouce. Ceux qui voulaient subir les brimades mécaniques payaient vingt sous, tandis que les philosophes en déboursaient le triple, impatients qu'ils sont de se sentir prêts à voir. Pierrot rejoignit sa place, remisa ses besicles et attendit. Déjà vibraient les rires, déjà les impatiences.

Les premiers clients des deux sexes apparurent au sommet d'un escalier roulant, éblouis par un phare, ahuris d'être ainsi livrés sans précautions, les hommes à la malignité du public, les femmes à sa salacité. Débarqués de leur escalier par la force des choses, ils se virent en conséquence obligés de glisser sur la face dorsale le long d'un plan incliné soigneusement astiqué. Les philosophes pouvaient déjà utiliser là leurs capacités visuelles au maximum de leur rendement, exigeant chacun du fonctionnement de ce sens netteté, rapidité, perspicacité, photograficité. Mais ce n'était encore rien, pas même autant que ne présage de pluie le vol bas des hirondelles. Il faut comprendre en effet qu'un tel spectacle, réduit au minimum, se peut présenter au cours de la vie quotidienne la plus banale, chute dans le métro, glissade hors d'un autobus, culbute sur un parquet trop bien ciré. Il n'y avait là quasi rien encore de la spécificité émotive que les philosophes venaient chercher pour le prix de trois francs au Palace de la Rigolade.

Cependant les avanies poursuivaient de leurs malices calculées les démarches des amateurs : escaliers aux marches s'aplatissant à l'horizontale, planches se redressant à angle droit ou s'incurvant en cuvette, tapis roulant en sens alternés, planchers aux lames agitées d'un tremblement brownien. Et d'autres. Puis venait un couloir où diverses astuces combinées rendaient toute avance impossible. Pierrot était chargé de sortir les gens de cette impasse. Pour les hommes, il suffisait d'un coup de main, mais quand s'approchait une femme effrayée par ce passage difficile, on la saisissait par les poignets, on la tirait, on l'attirait et finalement on la collait sur une bouche d'air qui lui gonflait les jupes, premier régal pour les philosophes si l'envol découvrait suffisamment de cuisse. Ce prélude rapide était complété par la sortie du tonneau, après un vague labyrinthe imposé aux patients. La première vision prépare d'ailleurs l'apothéose ; dans une attente convulsive, les philosophes repèrent les morceaux de choix et les guignent avec des œils élargis et des pupilles flamboyantes.

Donc, après le labyrinthe, les bardots se trouvaient en face d'un cylindre tournant autour de son axe et dans lequel ils devaient s'engager afin d'en finir avec tous les plaisirs qu'ils s'offraient pour leurs vingt sous. Quelques-uns s'en tiraient avec honneur : aucun intérêt. D'autres, culbutaient déséquilibrés, entraînés par la rotation, se retournaient, s'enroulaient, s'entortillaient, se déroulaient, tournoyaient pour le plus grand divertissement de ceux qui, déjà délivrés de l'épreuve, étaient venus se joindre au groupe des philosophes. Quant à ceux-ci, ça ne les amusait pas tellement que ça, ces pirouettes et ces virevousses. Le ridicule des balourds les intéressait moins que le déshabillé des femelles, et voici qu'il en apparaissait une à l'entrée du tonneau, et qui reculait devant l'entreprise, crainte de chuter. Petit-Pouce la saisit alors par les bras et, la portant à demi, la fit traverser sans encombre l'appareil ; mais au sortir, la déposa sur une bouche d'air qui, soufflant dans la robe, découvrit deux jambes et des dessous : les philosophes ravis applaudirent, tandis que des personnes à l'esprit innocent se contentaient de rire de la mésaventure arrivée à la dame. Une, qui suivait, voyant ladite mésaventure et voulant l'éviter, se refusait à suivre Petit-Pouce, retourné chercher des victimes ; mais il l'empoigna. Dans la salle, on rugit d'approbation ; il l'entraîna, on se tut dans l'attente de la suprême indiscrétion, et il la déposa où il se devait et l'y maintint plus longtemps que l'autre, pour réaliser la vengeance des philosophes excités par l'ébauche d'un refus. Une troisième était guettée avec ardeur par les satyres parce que le premier courant d'air avait permis d'espérer une sous-vêture réduite au minimum.

– La loupe pas, cria un amateur à Petit-Pouce, tandis que Paradis faisait circuler pour qu'on n'ait pas la vue bouchée au premier rang.

Petit-Pouce la réussit : un triomphe ! On ne savait pas trop si la dame était offensée ou si elle venait faire apprécier ses charmes. Il y en eut trois ou quatre autres, mais beaucoup moins intéressantes, et puis ce fut la fin de la première séance. Le vulgaire débarrassa le plancher, mais les fanatiques demeurèrent. Paradis passa ramasser la monnaie. Petit-Pouce encaissa quelques pourboires qui devaient l'inciter à soigner les plus jolies filles. Pierrot s'essuyait le front, car c'était du boulot ; d'autant plus qu'il y avait quelques poules qui pesaient leur bon poids d'attraits charnels ; et de tout cela, lui, Pierrot, n'en tirait aucun plaisir, trop occupé par ses transports d'une part, et de l'autre, le rétrécissement du champ d'action de son rayon visuel l'empêchait de jouir pleinement des beautés dévoilées à la sortie du tonneau.

Cependant Petit-Pouce et Paradis hurlant à la porte avaient circonvenu un nouveau groupe de friands de la rigolade, et une nouvelle séance commença. Les philosophes (ceux qui se passionnaient aussi pour les mots croisés) replièrent leurs journaux, s'agitèrent sur leurs sièges, et s'apprêtèrent, paisibles, à se rincer l'œil. Et de nouveau Pierrot et Petit-Pouce, l'un ici et l'autre là, empoignèrent sans douceur des dames qui se débattaient et gigotaient, humiliées et applaudies. Pierrot commençait à avoir le tour de main et à faire mécaniquement son nouveau métier. Allez, amène-toi, la petite blonde, et il pensait à son père, mort, un bon type, qui sirotait mais qui avait le vin gai et qui se matérialisait avec la soupe, dont la fumée semblait se condenser sous un aspect humain. Allons, viens, toi, la grande brune, et il pensait à sa mère, morte aussi, et qui lui avait tant distribué de marrons qu'il en sentait encore les bleus, croyait-il. Encore une petite blonde, encore une brune, et puis voilà une vieille, et maintenant c'est une fillette, et il continuait à penser à ces jours lointains, dont il ne restait plus que des lambeaux ; il y songeait ce soir par hasard peut-être, peut-être aussi à cause de son nouveau métier, qui inaugurait, qui sait ? une nouvelle vie, et, en secouant ces loques, il en faisait s'envoler des escadrilles de papillons pâles et trébuchants.

Et alors, la grande brune, avance que je t'emporte, et il pensait que c'est pas drôle d'avoir eu une enfance comme la sienne, ça se conserve mal, ça moisit, et les beaux morceaux où l'on pourrait se revoir tout gentil et plein d'espoir sont ternis à jamais par le reste.

– Dis donc, l'employé. Bas les pattes, hein.

Pierrot laissa s'envoler les dernières mites et entrevit alors un personnage menaçant qui était incontestablement un maquereau. Malgré le danger imminent, sa conscience professionnelle ne broncha pas. Il voulut entraîner la demoiselle en dépit du veto du souteneur. Elle résista. La foule se mit à gronder. Pierrot insista, peina, vainquit : la putain dut le suivre.

Les applaudissements furent nombreux. Mais la déception allait être grande. Le marlou, qui avait suivi de près sa femme, lui maintint les jupes des deux mains, ce qui annihila l'effet du courant d'air.

Une clameur indignée, unanime, explosa.

– Cocu ! hurla un philosophe.

– Cocu ! Cocu ! reprit la salle.

– Si on ne peut plus s'amuser maintenant, dit un monsieur très convenable.

Derrière le moraliste et sa régulière venait un autre couple de même nature. Le second c'est-mon-homme imita naturellement son aminche. Les philosophes deux fois frustrés de leur plaisir commencèrent à grouiller, et les deux malfrats poursuivaient leur chemin en défiant leurs adversaires, et les injures relancées d'un groupe à l'autre croissaient à chaque réplique tant en vigueur qu'en obscénité. Les principales fonctions physiologiques du corps humain furent invoquées par les uns comme par les autres, ainsi que différents organes situés entre le genou et la ceinture. Des gestes redonnaient force aux mots abîmés par un trop fréquent usage. Lorsque le quadrille atteignit le tonneau, on trépigna. Les deux maqs ne voulaient pas livrer leurs marmites aux mains de Paradis. Ces messieurs discutaient avec véhémence tandis que le cylindre tournait à vide et que les expectants hurlaient leur mépris pour une pruderie qui n'était pas de mise en ce lieu, surtout de la part d'une engeance aussi suspecte.

– Fumiers ! Fumiers ! déclaraient-ils.

Paradis finit par comprendre qu'il fallait suivre le conseil du patron : pas d'histoires. Il appuya sur un levier, la rotation cessa, et les deux gonces, suivis de leurs dames, passèrent triomphants et moqueurs. Un philosophe ne put supporter cette insulte. Exaspéré de se voir ravir le plaisir particulier pour lequel il avait payé trois francs, il quitta sa place, sauta sur l'estrade et engagea le combat. Son poing retentit sur l'œil d'un des types, mais le copain de ce dernier riposta sans hésiter et détruisit une oreille de l'agresseur d'un coup pertinent non moins qu'expert. Sur quoi, le philosophe, exorbité par la douleur, se précipita en chien de fusil sur ses adversaires et tous trois roulèrent sur le sol. Paradis et Petit-Pouce essayèrent de les séparer, mais d'autres philosophes, entraînés par l'exemple, se précipitaient ; repoussèrent les deux employés et se mirent à marcher avec entrain sur les lutteurs enlacés. Là-dessus, quelques louches individus, provoqués dans leurs instincts et attirés par leurs sympathies, s'avisèrent de prendre la défense de leurs collègues et tombèrent sur les philosophes à bras tant raccourcis qu'allongés. Un sergent de ville qui voulut intervenir fut rejeté hors du tourbillon par la vertu centrifuge de l'ardeur des combattants. Paradis s'épongeait le nez, Petit-Pouce se frottait les côtes, la foule, debout, beuglait de joie et d'indignation.

Pierrot, demeuré à sa place, entrevit dans un brouillard la poussiéreuse mêlée, et, comme personne ne s'intéressait plus à son activité, il remit ses lunettes. Après avoir examiné la situation, il ne douta pas un instant que sa présence ne fût nécessaire, et, bondissant par-dessus les balustrades, il plongea dans le tas. D'abord ses besicles furent éjectées, puis lui-même avec un œil tout noircissant. Il récupéra ses verres dont un seul était fêlé et s'assit dans un coin. Il en avait fait autant que ses camarades.

Ils regardaient maintenant la bigornade avec intérêt, mais désintéressement. Et si une dent brisée ou un bout de nez bouffé, puis recraché, venaient rouler près d'eux, ils se contentaient de balayer cela du revers de la main ; ils essuyaient ensuite le sang qui l'avait tachée.

Mais M. Tortose, prévenu, alerte la police, et bientôt les bâtons blancs résonnent sur les crânes forcenés. Le prestige des sergents, surtout le prestige, dissipe la confusion comme la pointe d'une épée désagrège un fantôme, et la salle énergiquement vidée ne montra plus que les loqueteux velours de ses sièges et la poussière talonnée de son sol.

Le patron du Palace de la Rigolade, avisé par les autorités compétentes que son attraction serait fermée le reste de la soirée, entra, regarda velours et poussière, toboggans et tonneau, renifla, s'approcha lentement de ses trois employés qui se frottaient, se brossaient, tâchaient de se donner un air convenable.

– Tas de salauds, murmura-t-il. Tas de salauds, proféra-t-il d'une voix sourde. Tas de salauds, hurla-t-il.

Silencieux, ils l'examinaient.

– Tas de salauds, hurla-t-il, encore une fois.

– Ah ! patron, si vous aviez vu ça, dit Paradis avec entrain. Le gros mec s'approche. Tu me cherches des crosses, qu'il me dit. Pan, pan, aussi sec, mon poing dans chaque œil, et toc, mon gauche dans le creux de l'estomac, total, voilà le gros par terre, sans dire ouf.

– Ça va, ça va, dit M. Tortose. On ne me la fait pas. Vous vous êtes conduits comme des sagouins, des lâches, de imbéciles. Pas fichus d'arranger une histoire aussi simple ! Allez, ouste, décampez !

– Allons, voyons, patron, dit Paradis, soyez chic. C'est pas tous les jours qu'il y a des phénomènes comme ça. Jusque-là notre boulot était bien fait. Les philosophes étaient contents. Ça roulait.

– Je ne dis pas, dit M. Tortose.

– Je les entendais même les philosophes, continua Paradis, je les entendais qui se disaient entre eux : ces petits gars-là ils savent les prendre les poules, avec eux on n'en perd pas une bouchée, ce n'est pas de l'argent gaspillée, elle rapporte bien du plaisir. Voilà ce qu'ils se disaient, et ils ajoutaient : moi je reviendrai tous les soirs.

– Ça, c'est vrai, dit Petit-Pouce, je les ai entendus : exactement comme ça.

– Tu vois bien que ce ne sont pas de méchants garçons, dit Mme Tortose qui venait de se décaisser et de rejoindre son époux. Tu ne vas pas leur faire perdre leur saison à cause d'un sale type. C'était pas de leur faute.

– Oh ! merci bien, madame, dit Paradis.

– Bon, ça va, dit M. Tortose. Ça va. Revenez demain.

– On ferme ? demanda Petit-Pouce.

– Oui. Après vous pourrez aller vous coucher si ça vous chante.

– Bien, patron. On boucle et on va se promener.

Ils bouclèrent et allèrent se promener.

Ils allèrent au plus près, c'est-à-dire qu'ils ne sortirent pas de l'Uni-Park, où ce dimanche de juin déversait, et le beau temps, et la foule, conjugués en un bouillonnement noir et gueulard qu'aspergeaient de leurs feux et de leurs musiques plus de vingt attractions. Ici l'on tourne en rond et là on choit de haut, ici l'on va très vite et là tout de travers, ici l'on se bouscule et là on se cogne, partout on se secoue les tripes et l'on rit, on tâte de la fesse et l'on palpe du nichon, on exerce son adresse et l'on mesure sa force, et l'on rit, on se déchaîne, on bouffe de la poussière.

Pierrot, Petit-Pouce et Paradis s'appuyèrent contre la balustrade qui entourait la piste des autos électriques à ressorts et ils examinèrent la situation. Comme à l'habitude, il y avait là des couples (sans intérêt), des hommes seuls, des femmes seules. Tout le jeu consistait pour les hommes seuls à tamponner les femmes seules. Quelques hommes seuls, très jeunes, encore dans toute la fleur de leur naïveté, se contentent des joies de la vanité et s'appliquent à décrire des ellipses sans heurts. Peut-être se consolent-ils ainsi de ne pas en avoir une vraie, d'auto. Quant aux femmes seules, elles peuvent naturellement être deux dans la même voiture, ça ne les empêche pas d'être seules, à moins de cas extrêmes plus ou moins saphiques.

Petit-Pouce et Paradis, après avoir serré la pince de quelques collègues dont la besogne consistait à voltiger d'auto en auto pour faire payer les amateurs (certains ne démarraient pas de toute la soirée), Petit-Pouce et Paradis aperçurent justement un de ces couples bi-femelles et y reconnurent les deux petites qui avaient amorcé la soirée devant le Palace. Ils attendirent avec patience que de choc en choc elles passassent près d'eux ; et alors les interpellèrent, sans vergogne. Elles firent tout d'abord fi de ces avances et continuèrent leurs pérégrinations, mais une mêlée générale les ayant coincées face à leurs galants, elles voulurent bien sourire.

Au coup de cloche marquant le renouvellement de l'écot, Petit-Pouce et Paradis enjambèrent la clôture et se jetèrent dans un véhicule. Dès que la cloche annonça la reprise des hostilités, ils se mirent à la poursuite des deux enfants pour les percuter. Et hardi ! Ayant ainsi fait amplement connaissance, au coup de cloche suivant un chassé-croisé répartit ces quatre personnes en deux couples hétérosexuels. Petit-Pouce choisit la brune frisée et Paradis prit la décolorée. Et hardi ! Pierrot ne choisit ni ne prit rien.

Accoudé bien à son aise, Pierrot pensait à la mort de Louis XVI, ce qui veut dire, singulièrement, à rien de précis ; il n'y avait dans son esprit qu'une buée mentale, légère et presque lumineuse comme le brouillard d'un beau matin d'hiver, qu'un vol de moucherons anonymes. Les autos se cognaient avec énergie, les trolleys crépitaient contre le filet métallique, des femmes criaient ; et, au-delà, dans tout le reste de l'Uni-Park, il y avait cette rumeur de foule qui s'amuse et cette clameur de charlatans et tabarins qui rusent et ce grondement d'objets qui s'usent. Pierrot n'avait aucune idée spéciale sur la moralité publique ou l'avenir de la civilisation. On ne lui avait jamais dit qu'il était intelligent. On lui avait plutôt répété qu'il se conduisait comme un manche ou qu'il avait des analogies avec la lune. En tout cas, ici, maintenant, il était heureux, et content, vaguement. D'ailleurs parmi les moucherons, il y en avait un plus gros que les autres et plus insistant. Pierrot avait un métier, tout au moins pour la saison. En octobre, il verrait. Pour le moment, il avait un tiers d'an devant lui tintant déjà des écus de sa paie. Il y avait de quoi être heureux et content pour quelqu'un qui connaissait en permanence les jours incertains, les semaines peu probables et les mois très déficients. Son œil beurre noir lui faisait un peu mal, mais est-ce que la souffrance physique a jamais empêché le bonheur ?

Petit-Pouce et Paradis eux, pour eux la vie était belle, vraiment. Un bras passé autour de la taille d'une succulente caille, de l'autre négligemment manipulant le volant de leur véhicule réduit, ils se payaient du bonheur à quarante sous les cinq minutes. Ils jouissaient doublement de leur sens tactile, directement, par le contact d'une côte ou d'un sein à travers une étoffe minimum, indirectement par les heurts qu'ils imposaient ou plus rarement récoltaient. Ils jouissaient également doublement dans leur vanité, directement en heurtant beaucoup plus souvent qu'ils n'étaient heurtés, indirectement en pensant à Pierrot qu'ils avaient laissé à la bourre, et solitaire. Avec la musique en plus, un haut-parleur qui bramait « ô mon amour, à toi toujours », il y avait vraiment de quoi laisser courir le long de son échine le frisson de la douce existence ; et comme quoi il est prouvé qu'on peut très bien ne pas penser à la mort de Louis XVI, et tout de même continuer à exister avec au moins une apparence humaine, et du plaisir dans le cœur.

Cependant, durant les entractes, Petit-Pouce n'était pas tellement que ça un homme heureux. Parce qu'il était marié, très légitimement. Et il avait des remords. Des tout petits mais des remords tout de même. Alors tout en sortant son larenqué, il n'en pressait que plus fort la jeune mamelle où se plantaient ses doigts.

Ses copains remettant ça, Pierrot, lassé, se détourna. Il avait devant lui la masse babylonienne de l'Alpinic-Railway où parfois passait un train de wagonnets dévalant en emportant avec lui des hystéries de femmes. À sa droite, les philosophes, dispersés par la police, s'étaient regroupés le nez en l'air, à quelques pas d'un écureuil dans lequel s'évertuait une gaillarde à biceps, et qui n'avait pas froid aux yeux, ni ailleurs. À sa gauche, se succédaient tirs, jeux et loteries. C'est de ce côté qu'il alla. Il avait vaguement envie d'essayer son adresse en démolissant avec quatre balles une pyramide de cinq boîtes de conserve vides, ou en se photographiant d'un coup de fusil. Il déambulait charrié par la foule, parfois stationnaire comme une épave abandonnée par les flots sur la grève, puis de nouveau déambulant, comme repris dans le bouillonnement d'une charge triomphante des vagues. La Pêche à la Ligne, La Vaisselle de Ma Grand'Mère, La Belle au Bois Dormant ne le retinrent pas, mais le Tir à la Mitrailleuse l'attira.

Singulièrement, la manipulation de cette arme ne semblait séduire personne. L'engin paraissait en effet redoutable. Pierrot s'approcha.

Il allongea ses quarante sous et fit un carton. Ce n'était pas brillant.

– Pas fameux, dit-il à la fille qui tenait le stand.

Il essaya encore. C'était toujours médiocre.

– Ça ne m'étonne pas. Avec mon œil.

– Vous vous êtes bagarré ?

– Pas grand-chose. Au Palace de la Rigolade, tout à l'heure.

– Ah ! oui. On m'en a déjà causé. Qu'est-ce qui est arrivé ?

Il raconta.

– Est-ce pas idiot ? conclut-elle.

– Vous n'avez pas beaucoup de clients, remarqua Pierrot qui pouvait faire allusions de métier maintenant qu'il avait montré qu'il était de la partie.

– Je suis mal placée. On s'arrête à La Vaisselle de Ma Grand'Mère, et puis ils obliquent sur le Bois Dormant en me laissant de côté. C'est les attractions idiotes qui les attirent. Vous, au moins, c'est le sport.

Pierrot la regarda.

– Moi, je viendrais rien que pour vous.

– Tiens, tiens.

– Sans blague. D'ailleurs, je suis sûr qu'il y a des tas de types qui viennent vous faire du plat, sous prétexte de s'amuser avec cet ustensile.

– Ça c'est vrai. Il y en a qui sont collants... Pas moyen de s'en débarrasser. Et bêtes par-dessus le marché... Et bêtes...

– Ça, il y en a qui en tiennent une couche.

– Ils se croient malins, et ils ne disent que des bêtises, d'une taille... Et puis des plaisanteries, grosses comme eux.

– Je vois ça d'ici, dit Pierrot.

– Vous, vous n'avez pas l'air comme eux.

– Faut pas m'en faire compliment, dit Pierrot. Je ne le fais pas exprès.

– Oui, vous n'êtes pas comme eux. Ainsi, vous ne m'avez pas encore proposé un rancard.

– Je vous attends à la sortie ? demanda Pierrot.

– C'est que je suis une jeune fille, dit la poule. J'ai un papa qui me surveille. J'ai aussi une belle-mère, pas une vraie, une que mon père a épousée à la mairie du vingt et unième, mais aussi emmerdante qu'une pour de bon. Et vous ?

– Je suis un pauvre orphelin, dit Pierrot.

– Vous avez des frères, des sœurs ?

– Non.

– Vous devez vous ennuyer.

– Oh ! non. J'ai pas un tempérament à ça. Des fois, ça me prend, mais comme à tout le monde.

– Moi non plus, j'ai pas un caractère à me dessécher sur place.

– Et qu'est-ce que vous diriez si on se revoyait un de ces jours ? Demain ?

D'une demi-tête droite, Pierrot lorgna derrière lui.

– Vous regardez cette grue ? demanda-t-on.

– Moi ? Oh ! non. Je regardais ce que devenaient les copains. Ils sont dans les autos, là-bas.

– Vous m'en payez une tournée ?

– Oui. Mais quand ?

– Tout de suite. Je remise l'appareil.

Elle emmaillota la mitrailleuse dans une toile cirée noire, rangea les munitions dans une caisse fermée d'un cadenas, et déversa la recette dans son sac à main.

– Ça y est, dit-elle, en route.

Trois greluchons apparurent avec des airs de fendeurs de naseaux.

– Pas si vite, mam'zelle, dit le plus marie, déballez-nous cet engin qu'on tire une vingtaine de coups.

Les deux autres trouvèrent la plaisanterie merveilleuse. Ils s'éclatèrent de rire comme un cent de pets.

– Faudra repasser, dit la possible amie de Pierrot. On ferme.

– Comment on ferme ? À cette heure-ci ?

– C'est comme ça.

Les gars hésitèrent. Pierrot enleva ses lunettes. Elle lui dit :

– Laissez-les. C'est des brelus.

Ils restaient là, tout couillons. Le plus faraud d'entre eux, l'orateur, regardait l'œil noir de Pierrot, avec incertitude. Preuve de courage agressif ? ou de facile défaite ? Il n'eut d'ailleurs pas à réfléchir fort longuement, car, écarté d'un geste sûr et, ma foi, vigoureux par son interlocutrice, il n'eut plus qu'à reluquer, d'une part le dos de deux personnes qui s'éloignaient de lui avec mépris et dignité, de l'autre un appareil entouré de toile cirée noire et ficelé. Alors il s'en alla tristouillet avec ses deux compagnons.

Pierrot n'était pas mécontent d'avoir évité un nouveau bigornage, non qu'il fût lâche, mais enfin ça ne l'amusait pas. La fille lui avait pris le bras. Elle était toute tiède à côté de lui, et élastique. Elle se parfumait, se mettait de la peinture sur les ongles, du rouge sur les lèvres. Pierrot palpait, aspirait, admirait tout cela. Il trouvait ça chouette. Elle était presque aussi grande que lui, blonde, ou à peu près, avec un visage assez fin de star tuberculeuse, et, quant au reste, rondement campée. Pierrot remit ses binocles et l'invita pour un tour d'autos électriques.

Ils s'insérèrent dans un de ces petits véhicules, et en route. Pierrot se lança. La première voiture qu'il carambola contenait également un couple ainsi serré. L'homme, qui se croyait habile, se retourna pour enregistrer l'audacieux qui lui avait manqué de respect. Cet homme s'appelait Petit-Pouce. Il était petit, râblé, costaud, âgé de quarante-cinq ans, marié mais courant la gueuse, natif de Bezons, électeur dans l'onzième, pas mal déplumé, bref, un paroissien qu'avait la tête près du bonnet. Et alors, un qui fut étonné, ce fut lui, Petit-Pouce, lorsqu'il eut aperçu Pierrot avec une poupée à côté de lui. D'ébahissement, il s'en laissa tamponner par Paradis, lequel voyant le même spectacle, en perdit le contrôle de son joujou, ce qui entraîna un emmêlement général vraiment très réussi.

Cependant Pierrot avait repris sa course, décrivant avec élégance des lemniscates et des conchoïdes. Et la belle enfant se pressait contre lui. Ils étaient très contents, tous deux, au milieu d'un bruit considérable. Des parfums variés qui se pressaient dans ses narines, caoutchouc, tôle, vernis, poussière et autres, Pierrot ne retenait que le voluptueux houbigant dont s'imprégnait la mignonne. Les odeurs lui donnaient des émois et l'immergeaient dans un brouillard luminescent et pailleté.

C'est à travers cette brume d'étoiles parfumées qu'il se mit à distinguer graduellement deux personnages qui semblaient s'intéresser à lui. L'un était une femme encore jeune, platinée, pompeusement fardée, grande et forte. L'autre était un homme d'un âge voisin et de dimensions également considérables. La femme le désignait du doigt, lui Pierrot. Pierrot se demande un instant si c'est bien lui qu'on dénonce ainsi avec véhémence. Mais il n'y a pas à hésiter. C'est bien lui. Pourtant il ne la connaît pas cette dame. Elle a l'air de triompher, de ricaner, de menacer. Bref, il y a toute sorte de sentiments qui cavalent sur son visage. Le brouillard s'est dissipé. Pierrot la distingue très bien maintenant. Quant au bonhomme, il a une drôle de tête. Le haut en est assez bien dessiné, mais après la moitié du nez, ça fout le camp de tous les côtés. Les joues ont coulé dans le bas des mâchoires, inégalement. Une narine s'ouvre plus que l'autre. Quant aux oreilles, elles volent au vent.

Au coup de cloche, les voitures s'arrêtèrent. Pierrot allait proposer de remettre encore ça lorsqu'il comprit que les dénonciations de la blonde virago allaient causer un malheur. En effet, le type qui l'accompagnait enjamba la balustrade et se dirigea vers lui.

– Qu'est-ce que tu fous là, hurla-t-il. Et la mitrailleuse ? Hein ? Et la mitrailleuse ?

Constatant que ce discours s'adressait à sa petite amie en puissance, Pierrot se tourna vers elle, qui avait disparu, déjà. Cependant, la foule s'en brisait les côtelettes, tellement elle trouvait l'aventure savoureuse. Paradis et Petit-Pouce en pleuraient, eux, de l'énormité du drolatique.

La fille s'étant enfuie, le furieux tourna son irritation contre le binoclard séducteur, qui se sortait de sa voiture.

– Toi, dit-il, toi, tu vas déguerpir. Ce n'est pas parce que tu as payé trois francs à l'entrée que tu as acheté le droit de débaucher les employées. Hein ?

– Non, bien sûr, concéda Pierrot. Seulement, je n'ai pas payé trois francs.

Il ne voulait pas laisser passer cette petite erreur.

– Tu as payé demi-tarif ? demanda l'autre. Tu n'es pourtant pas militaire.

– Non, concéda encore Pierrot. Je suis entré à l'œil.

– Ça c'est le comble, beugla le stentor.

Il fit des gestes pour inviter les spectateurs à savourer cette dérision.

– Est-ce que tu te moquerais de moi par hasard ? demanda-t-il.

Pierrot aurait bien aimé savoir qui c'était, ce grand musclé.

– Je voulais simplement vous dire que j'étais de la maison.

– Toi ? De la maison ? Et depuis quand ?

– Depuis aujourd'hui.

N'était-ce point la vérité vraie ? Cependant l'inquisiteur s'ébaudit et, s'adressant de nouveau aux personnes présentes, susurra ces mots qui recelaient des tonnes d'ironie :

– Il veut me mettre en boîte, ce petit gars-là.

Il reprit plus sévèrement :

– Ce petit gars-là veut me mettre en boîte.

Et conclut tout à fait sévèrement :

– Dans ce cas-là, je vais lui casser sa petite gueugueule.

Comme il s'adressait au public, il tournait à moitié le dos à Pierrot, qui jugea prudent de prendre l'initiative et de profiter de la situation. D'un coup de pied imprévu, il poussa sa petite auto dans les jambes du gros menaçant. Il espérait ainsi le déséquilibrer ; ensuite de quoi, il prendrait la fuite. Il avait adopté cette solution rationnelle du fameux problème des deux adversaires de forces disproportionnées.

Le véhicule arriva donc dans les pattes du costaud, qui pérorait sans méfiance. Le costaud bascula en arrière comme prévu et vint s'insérer les quatre fers en l'air entre le siège et le volant. Le véhicule poursuivit encore son chemin pendant quelques mètres, chargé de son passager involontaire.

Des clameurs de jubilation furent poussées par les badauds. Et Pierrot, au lieu de s'esbigner, demeurait là, regardant avec intérêt les conséquences de sa vaillantise. Ce qui permit à un nouvel adversaire de se dresser devant lui : M. Tortose.

– C'est encore toi, s'exclama-t-il. Encore en train de provoquer une bagarre.

Alors il s'aperçut que la victime de Pierrot, victime en train de se remettre sur pied, n'était autre qu'Eusèbe Pradonet – monsieur Pradonet – le directeur de l'Uni-Park.

– Oh ! dit-il.

Et à Pierrot :

– Toi, j'ai un bon conseil à te donner : déguerpis immédiatement, et qu'on ne te revoie plus ici. Inutile de revenir demain. Allez, calte.

– Et ma journée, monsieur Tortose ?

Pradonet s'approchait. M. Tortose, bon bougre, donna deux ou trois petits billets à Pierrot qui, fuyant la vindicte patronale, se retrouva bientôt seul dans l'obscurité, à quelques mètres de la flamboyante porte de l'Uni-Park. Il n'avait de nouveau plus de métier.

On lui tapa sur l'épaule.

– Allons, mon vieux, dit Paradis, t'en fais pas, viens prendre un verre avec nous, ça s'arrangera.

Mais ça ne s'arrangea pas. Le lendemain, malgré l'insistance de Paradis et même de Petit-Pouce, Tortose, redoutant Pradonet, refusait de rembaucher Pierrot.