Depuis deux ans, Pierrot habitait le même hôtel, c'était devenu une habitude, l'hôtel de l'Aveyron, une bâtisse d'un matériau léger et à un seul étage, avec un balcon extérieur qui faisait communiquer entre elles les différentes chambres. La cour était une ancienne cour de ferme, une lucarne donnait vue sur un jardin de couvent. Le voisin était un vieil ouvrier extrêmement discret et silencieux. Plus loin, il y avait des couples qui s'occupaient surtout d'eux-mêmes. Les patrons étaient insoucieux. Une servante maritorne n'avait point cherché à attenter à la pudeur de Pierrot. C'était d'ailleurs une bonne bougresse assez serviable. Pierrot se trouvait très bien en ce logis.
Le lendemain de sa seconde expulsion de l'Uni-Park, il ne se leva qu'assez tard, vers les sept heures, après avoir cagnardé au lit. Il se lava soigneusement tous les endroits où ça peut sentir mauvais, se mouilla les cheveux, se brossa de la main, essuya ses souliers contre le bas de son pantalon, le voilà prêt, il est maintenant devant un jus bouillant sur un zinc, il lit La Veine pour y chercher le petit dada sur lequel il risquera deux thunes, il y réfléchira toute la matinée, il n'est encore que huit heures.
Il est remonté dans sa chambre. On a épousseté le parquet et retapé le lit. Pierrot étale La Veine pour ne pas salir le couvre-pied, et puis il s'allonge. Il fume. Il attend que passent les heures. Les hommes sont partis au boulot. Les ménagères cancanent. Des autos roulent dans la rue, des petites filles jouent dans le jardin du couvent. C'est du très calme.
De temps à autre, Pierrot ferme les yeux, et il saute comme ça dix minutes, un quart d'heure. Quand il rouvre les yeux, tout est pareil. Alors il recommence à attendre, il reprend une cigarette, et de nouveau de lents et rares pouf-pouf de fumée se traînent à mi-plafond. Il y a un gros rayon de soleil couché devant la porte, ouverte sur le balcon. De grosses mouches entrent faire un tour, puis ressortent irritées. Des petites se baladent un peu partout. Les ménagères sont parties au marché. La récréation est terminée. La circulation bourdonne à quelques pas. Tout est changé, tout changera encore, avec les heures.
À neuf heures et demie, Pierrot se lève, plie La Veine et se met en route. Il y a un bon bout de chemin de chez lui à l'Uni-Park ; il le fit à pied. Il marchait sans se presser, en n'éloignant jamais beaucoup ses semelles de l'asphalte. Il s'arrêtait devant les boutiques qui lui plaisaient : les marchands de biens avec leurs villas à la campagne, les marchands de timbres-poste, les marchands de bicyclettes, les marchands de journaux, les garages. Il ne rata pas un fabricant de roulement à billes qui exposait dans sa vitrine des rebondissements mathématiques de petites sphères d'acier sur des tambourins de même métal. Puis il remonta l'avenue de Chaillot et bientôt il aperçut l'Uni-Park : sa porte d'entrée monumentale avec des femmes nues en stuc, leur chignon, leur large bassin et leur ptôse abdominale, les échafaudages de l'Alpinic-Railway, la tour aux avions.
Sans se presser plus, il passa devant les portes fermées, il longea le mur du dancing, puis, au coin de la rue des Larmes, il tourna sur la droite, devant l'entrée secondaire, où portes également fermées.
Jusqu'alors, il n'était jamais venu dans cette rue à demi zonière. Des ateliers de réparation d'automobiles et quelques bistrots occupaient la rive gauche, ainsi qu'une villa qui devait dater du temps de Louis-Philippe. De l'autre côté, le mur de l'Uni-Park s'arrêtait à une vingtaine de mètres de l'avenue de Chaillot. Plus loin, il y avait, séparée de la rue par une grille, une sorte de chapelle au milieu d'une espèce de square. Tout d'abord, Pierrot ne s'y intéressa guère. Il allait et venait, guettant à l'une ou l'autre de ses extrémités l'apparition d'Yvonne. Mais Yvonne ne parut point. Lorsque vint midi, il fallut bien croire qu'elle ne passerait plus ce jour-là.
Pierrot put alors remarquer un homme qui sortait de la maison louis-philipparde ; qui ferme à clef derrière lui ; qui traverse la rue ; qui, au moyen d'une seconde clef, ouvre la grille ; qui pénètre dans le square ; qui, d'une troisième clef, ouvre la porte de la chapelle, cela semblait bien être une chapelle, mais d'un style inconnu de Pierrot, d'ailleurs fort peu archéologue. C'est là qu'entre l'homme. La porte se referme derrière lui. Pierrot, intéressé, commence à se demander s'il ne va pas risquer quelques pas de ce côté-là. Ce qu'il fait finalement. Mais l'homme sort à ce moment. Et Pierrot :
– Pardon, monsieur, pouvez-vous me dire...
Mais l'autre :
– Vous êtes Poldève, jeune homme ?
– Moi ? Non. D'ailleurs je ne sais pas ce...
– Alors ? Un curieux ?
– C'est-à-dire que je passais par hasard et que...
– Ah ! ah ! jeune homme, vous voulez dire que vous ne savez pas ce que c'est que cette chapelle ?
– Pas du tout, monsieur.
– Ah ! ah ! c'est qu'en effet ce n'est pas un monument très connu. Il y a bien des livres qui en parlent, mais ils sont très savants et on ne les trouve que dans les bibliothèques.
– Je n'ai jamais eu beaucoup le temps d'y aller.
– Je ne vous en fais pas un reproche, jeune homme. Alors, comme ça, vous vous demandez ce que ça peut bien être.
– Oui, monsieur. Si je ne suis pas indiscret...
– Pas du tout. Mais...
Il tira un bel oignon de sa poche et regarda l'heure.
– ... il est temps d'aller déjeuner. Ce sera pour une autre fois. Au revoir, jeune homme.
Et il traversa la rue. Ouvrant avec sa première clef la porte de sa maison, il rentra chez lui.
Devant un garage, des ouvriers discutaient le coup. Pierrot s'approcha de leur groupe et s'enquit poliment des origines et de la nature de ce petit monument qu'on voit là, dans ce square.
– J'en sais rien, dit l'un.
– Entre nous, qu'est-ce que ça peut te faire ? demande l'autre.
– C'est une chapelle, répond un troisième. Pour visiter, faut s'adresser au type qui habite en face.
– Ah ! oui ? firent les deux premiers épatés par cette science.
Ils se mirent à examiner ce truc que jusqu'à présent ils n'avaient jamais remarqué.
Pierrot remercia pour le renseignement, puis il se dirigea vers l'Uni-Bar, un café célèbre dans le quartier, au coin de l'avenue de la Porte-d'Argenteuil et du boulevard Extérieur, en face de l'immeuble de Pradonet. Les employés de l'Uni-Park y venaient nombreux ; un tabac et un P.M.U. y attiraient un supplément de clientèle ; des femmes qui racolaient autour des (et grâce aux) attractions y tenaient un poste d'observation et d'information ; les sandwiches y étaient bons. Pierrot en commande un, au jambon, avec du beurre et beaucoup de moutarde, et selon l'usage l'arrose de vin blanc. Il espérait rencontrer Paradis, qu'il ne trouva pas. Alors, tout en mordant dans son déjeuner, il s'approcha de la cage de l'employé du P.M.U. Il était trop tard. Pierrot le savait. Sur le programme, il chercha son cheval, ne regretta pas trop de n'avoir point joué. Il se rabattit sur un appareil à billes, mit vingt sous dans le monnayeur. Bientôt, il y eut cercle autour de lui, et cercle admiratif. C'était merveille de voir les petites boules réussir les itinéraires maximum, s'engager dans les couloirs les mieux défendus par les plus astucieux obstacles, tomber dans les cuvettes, éclairer les bornes, tapoter les plots. Pierrot fit vingt-deux mille points à sa première partie, soit sept mille de plus qu'il ne lui en fallait pour avoir droit à une gratuite. À la seconde, il atteint les trente mille ; à la troisième, il revient à seize mille ; à la quatrième, il regrimpe à trente et un mille. Tout ça pour vingt sous. Il avait fini son sandwich ; il abandonna gracieusement la partie à rejouer pour un quelconque gamin qui ne craindrait pas de se ridiculiser en manipulant l'appareil après lui.
– Eh bien, mon garçon, on peut dire que tu y tâtes.
Pierrot crut reconnaître son interlocuteur ; il n'en était pas sûr. Il but son vin blanc sans se presser, puis :
– On fait de son mieux, dit-il modestement.
– Tu fais de ton mieux aussi lorsque tu fous ton patron les quatre fers en l'air, répliqua Pradonet.
– Ça fait combien ? demanda Pierrot au garçon.
– Faut pas te sauver, je ne te ferai pas de mal. Ah ! ah ! tu m'as joué un drôle de tour, ce jour-là. Ah ! ah !
Pierrot empocha sa monnaie et ne savait trop comment s'esquiver.
– Je te reconnais bien, insista Pradonet, j'ai le coup d'œil américain. Et qu'est-ce que tu fais maintenant ?
– Je suis dans le cirage, dit Pierrot avec résolution.
Pradonet l'examina quelques instants en silence, puis :
– Tu me donnes des remords, tiens.
Il se tourna vers un individu aussi barbu que distingué qui piétinait derrière lui :
– Tenez, lui dit-il, voilà un garçon qui fera votre affaire.
– Je veux bien, dit Crouïa-Bey, mais faudra qu'il enlève ses lunettes.
– C'est pour quel boulot ? demanda Pierrot.
– Vous vous habillerez en Hindou, dit le fakir, j'ai un costume, et vous me passez les ustensiles avec des signes de respect. Je vous montrerai ça. Je vous bronzerai le teint aussi.
– Ça te va ? demanda Pradonet. Tu travailleras dans la première huche à droite, après la caisse.
– Soyez là ce soir à huit heures, dit Crouïa-Bey.
– Mais on ne me laissera pas entrer, dit Pierrot.
– Je donnerai des ordres, dit Pradonet. Mais ne recommence pas à faire du plat à ma fille, sans ça, gare ! À l'extérieur ça vous regarde, m'en balance. Mais pendant le travail, faut se tenir.
– Je vous remercie, monsieur, dit Pierrot.
– Alors, à ce soir, dit Crouïa-Bey.
– On me donnera combien ? demanda Pierrot.
– Dix francs par soirée, dit Crouïa-Bey.
– Toute la soirée ? demanda Pierrot.
– Oui, dit Crouïa-Bey.
– Alors vingt francs, dit Pierrot.
Pradonet se mit à rire.
– Il a de l'audace, s'exclama-t-il.
Et au fakir :
– Allons, lâchez-lui donc quinze balles.
– Je ne veux pas discuter, dit Crouïa-Bey, mais ça diminue mon bénéfice. Je fais ça pour vous.
Et à Pierrot :
– Entendu, quinze francs. À ce soir, huit heures.
Les deux hommes s'en allèrent, Pradonet tout joyeux, le fakir assez mécontent.
Pierrot sortit après eux pour garder ses distances. Il revint vers la rue des Larmes, regarda la maison, la chapelle et n'osait repasser devant elles. Il eut alors envie de voir la Seine, et poursuivit son chemin dans cette direction. Il marchait avec négligence, selon son habitude, et pensait moins à sa nouvelle situation qu'à la signification du petit monument.
À quelques mètres de l'octroi, il passa devant un vieux café où devait à l'intérieur agoniser un billard ; à la terrasse composée de deux ou trois tables de fer entourées de quelques chaises de rotin, il vit son bonhomme qui buvait un demi. Il s'approcha.
– Tiens, tiens, dit le gardien de la rue des Larmes, vous me cherchiez, jeune homme ?
– Non, pas du tout, dit Pierrot. C'est par hasard que...
– Mais on peut dire que cela vous satisfait en quelque façon de me rencontrer ainsi.
– Ça me serait difficile de dire le contraire, mais...
– Asseyez-vous donc, jeune homme.
Pierrot s'assit. Une ménagère vint lui demander ce qu'il désirait consommer ; l'ancien termina son demi avec rapidité ; et deux autres furent commandés.
– La curiosité vous a donné du flair, dit le vieux. Vous m'avez tout de suite déniché.
– Mais je vous assure que je ne vous cherchais pas...
– Allons, ne niez pas. D'ailleurs en quoi seriez-vous indiscret ? Importun à la rigueur...
Pierrot se leva :
– Je ne voudrais pas que vous croyiez...
– Asseyez-vous donc.
Et Pierrot s'assit.
– Asseyez-vous donc : je vais vous raconter ma vie.
– Mais... la chapelle ?... demanda Pierrot.
– Écoutez, et ne m'interrompez pas.
Il toussa par trois fois et prononça ces mots :
– Je suis né dans cette maison que vous avez pu voir dans la rue des Larmes, où j'habite toujours. Dans ce temps-là cette rue des Larmes n'était qu'un chemin à peine praticable en hiver, et l'Uni-Park n'existait pas encore. Il n'y avait autour de nous que terrains vagues, petits ateliers, remises ou écuries, baraques zonières, entreprises insalubres, équarrisseurs, fermes et prés même. Le quartier était mal fréquenté ; on y trouvait parfois des femmes en morceaux ou des mouchards exécutés. Nous nous barricadions le soir ; et mon père avait un fusil. Plusieurs fois, j'entendis hurler dans la nuit : à faire frémir. Et je ne dormais pas.
« Mon père était un grand bonhomme osseux d'environ six pieds de haut, et le dernier représentant d'une vieille famille d'Argenteuil, qui un moment se trouva posséder la plupart des terrains situés entre les fortifications et la Seine, de ce côté-ci de Paris ; et ce lopin de terre sur lequel s'élève maintenant l'Uni-Park lui appartint même en propre. À mon père. Lui, c'était ce qu'on appellerait maintenant un raté. Cela ne l'empêcha pas d'être heureux, me semble-t-il, malgré, bien sûr, quelques regrets. Il s'était cru artiste, il avait voulu devenir peintre, il ne réussit qu'à faire un enfant à une grisette, ma mère, qui, par la suite, devint une excellente femme, un être bien timide et modeste : c'est ainsi que je l'ai connue, ainsi que je la vis mourir.
« Après avoir traîné la pouille pendant quelque temps, mon père finit par adopter un métier, le travail de la cire. Il alimentait de son art les exhibitions foraines et les musées d'anatomie. C'était le modeleur le plus réputé sur la place de Paris : il réussissait les ressemblances à la perfection et nul ne savait mieux que lui reproduire avec son matériau les particularités des physionomies ou les aberrations des organes et les détériorations des chairs. Je vous ai dit tout à l'heure que, dans mon enfance, le quartier n'avait rien de rassurant ; mais à la maison c'était encore pire. Quoique je ne pénétrasse point dans l'atelier de mon père, je tombais de temps à autre, en des lieux inattendus, sur des têtes figées qui me menaçaient de leurs yeux d'émail ou sur des objets ignobles qui me brouillaient la digestion. Et, lorsque couché, j'entendais des plaintes incohérentes ou des appels sans espoir, il me semblait que ce mort encore tout frais et mouillé de son sang allait pénétrer dans notre maison pour y diriger le chœur abominable des figures de cire. Dans mon lit, je suais d'angoisse.
« Aussi, dès l'âge de treize ans, fis-je tous mes efforts pour convaincre mes parents de me mettre en apprentissage. Je quittai joyeux cet endroit désolé, mais où j'allai je trouvai bien pire, dans un autre genre. Vous ne vous imaginez pas ce que c'était que la vie d'un apprenti il y a un demi-siècle et ce que l'existence qui se montrait dure pour les ouvriers pouvait être atroce pour des enfants de quinze ans. Combien je regrettais les solitudes qui stagnaient à quelques mètres des fortifications. Mais il était trop tard ; il me fallut continuer à subir les brimades, à travailler sans perdre haleine, à crever de faim. Aussi le service militaire, quelles vacances ! Quels bons souvenirs ! Les copains... les voyages... J'ai fait mon temps en Algérie, jeune homme, et dans les zouaves encore... un fier régiment. Je faillis même rengager. Et puis au dernier moment le mal du pays me prit. Je revins.
« Durant mon absence, le coin ne s'était que peu modifié. Les baraques et les jardins zoniers se multipliaient, et dans les terrains vagues des énergumènes découvraient les sports. À l'angle de l'avenue de Chaillot, un ratodrome satisfaisait les goûts d'une clientèle de voyous, d'amateurs de chiens et de gens riches. Mais la nuit, tout cela retombait dans une détresse taciturne et les appels des assassinés venaient seuls distraire une attention captivée par l'intensité du silence. Notre vieille maison était toujours là : je ne devais plus la quitter. J'appris le métier paternel : j'étais un homme, et j'en avais vu d'autres ; de plus, mon père avait abandonné la confection des pièces anatomiques pour se spécialiser dans les mannequins à ressemblance. C'est dans cette branche que je me suis exercé jusqu'à maintenant, et j'y soutins toujours la réputation paternelle.
« Mon père, je n'ai pas besoin de vous le dire, était d'un tempérament saturnien et mélancolieux, tempérament qu'il m'a en partie légué. Peut-être une influence solaire ou mercurienne m'empêcha tout d'abord étant enfant de me réjouir de la vue des kystes cotonneux ou des chancres suppurants. Mais il est de fait que très tôt j'en vins à aimer la solitude, la vie retirée, la pipe, la société des femmes de maison close lorsque le besoin vous y pousse ; bref, les habitudes célibataires. Je ne me suis jamais marié, bien qu'il me soit arrivé à plusieurs reprises d'aimer une femme avec quelque violence : une danseuse arabe pour laquelle je faillis devenir musulman ; plus tard, une jeune charcutière de l'avenue de Chaillot ; vous savez que ces personnes ont la peau d'une qualité toute spéciale. Enfin ni celle-ci, ni celle-là, ni d'autres ne m'en firent désirer la société jusqu'à la consommation de tous mes jours sur terre.
« Mon père mourut quelques mois après ma mère. C'est alors que je pus apprécier, savourer les délices et amertumes de la vie solitaire ; mais je le répète, je ne me mariai jamais. Je vous ai dit aussi que ma famille posséda tout ce morceau de banlieue, jusqu'à la Seine. Lorsque mon père n'en fut plus que l'unique représentant, il ne lui restait que notre maison, d'un côté du chemin, et de l'autre le quadrilatère occupé maintenant par l'Uni-Park – et par la chapelle. Vous avez peut-être remarqué que le terrain qui dépend de celle-ci a la forme d'un rectangle très allongé ; c'est l'emplacement d'un jardin potager que mon père s'était réservé là. Peu de temps après sa mort, un quidam vint me proposer de lui vendre les terrains que je possédais encore. J'hésitai. Il m'offrait une somme assez considérable pour l'époque. Je cédai ; mais je gardai pour moi le jardin potager et je lui promis de le lui réserver lorsque je songerais à m'en défaire. La vie continua comme avant, à cette exception près que j'avais un peu d'argent, et peu de soucis pour ma vieillesse, car placé en bonnes valeurs françaises et étrangères, mon argent. Quant à mon jardin, nous continuâmes à le cultiver.
« Or donc, un beau matin que je binais mes laitues (j'en avais justement un joli carré cette année-là – il y a de cela un peu moins de vingt ans, et je venais moi-même de passer la cinquantaine – ), c'était en juin, le soleil cru et sanglant au-dessus des ardoises venait à peine de dépasser les toits de Paris, une brume très mince dansait du côté du Bois, – j'entendis le galop d'un cheval, puis un grand cri. Mon champ était entouré d'une petite palissade en planches. La bête vint s'abattre contre elle à la suite de je ne sais quel écart, et son cavalier, suivant cet élan, vint tomber comme un bolide au milieu de mon potager.
« Il ne bougeait pas.
« Je me précipitai. Il était évanoui. Il me parut à moitié mort. J'appelai à l'aide. Des voisins accoururent. On alla chercher un médecin, la police, plus tard une ambulance. On emmena le blessé. Entre-temps, il avait repris connaissance et voulut rentrer chez lui. Le lendemain, les journaux m'apprirent qu'il y était mort, peu de temps après. Ils m'apprirent aussi qu'il s'agissait du prince Luigi Voudzoï, un prince poldève qui terminait ses études en France. Un échotier méchant prétendait qu'elles consistaient surtout en beuveries et bacchanales.
« Les obsèques eurent lieu quelques jours plus tard. J'y assistai. Ce fut très beau et pittoresque, de plus : émouvant. On inhuma le prince Luigi au Père-Lachaise, et, la cérémonie terminée, je demeurai jusqu'au soir à rêver en ces lieux qui dominent notre capitale. Je repris mon binage. Mais tout en cultivant mon jardin, je ne pouvais m'empêcher de penser à cet accident : l'événement le plus important dans ma vie, avec mon temps passé dans les zouaves en Afrique du Nord. Il m'avait rendu célèbre dans la zone, et je me voyais obligé de raconter plusieurs fois par jour ce dont j'avais été le témoin. Bientôt le désir me vint de connaître plus à fond l'histoire des Poldèves, qui, d'après les quotidiens, étaient des autochtones dans leur région, lointaine et montagneuse. J'empruntai des livres à la bibliothèque municipale d'Argenteuil, et je découvris que l'histoire ne se pouvait comprendre sans la chronologie et la géographie, qui ne me parurent pas compréhensibles sans l'astronomie et la cosmographie, et l'astronomie et la cosmographie sans la géométrie et l'arithmétique. Je recommençai donc mon instruction ab ovo, ce qui veut dire à partir du commencement en langue latine (mais c'est beaucoup plus rapide et expressif – vous voyez, jeune homme, les avantages de l'instruction). Au bout de quelques mois, j'appris ou réappris les règles d'accord des participes, la formule des intérêts composés, les dates cruciales de l'histoire de France, les départements avec chefs-lieux et sous-préfectures, l'emplacement de la Grande Ourse et quelques tirades de nos classiques.
« Je passai donc ainsi l'été et une partie de l'automne. Un jour où je m'étais assis sur le pas de ma porte pour profiter d'un soleil sur son déclin, j'aperçus un jeune monsieur fort bien vêtu qui semblait chercher quelque chose. Il s'approcha de moi et me demanda très poliment si je ne pourrais pas lui indiquer exactement l'endroit précis où un noble étranger avait péri de mort violente quelques mois auparavant. “Rien de plus aisé”, lui dis-je, “car je fus le seul et unique témoin de l'accident. C'est en face”, ajoutai-je, “dans ce petit jardin potager que vous voyez devant vous et qui est ma propriété.” “Ne vous serait-il pas possible de me conduire sur les lieux mêmes ?” me demanda-t-il. Il s'empressa d'ailleurs de déclarer que si cela me dérangeait en quelque façon, il reviendrait une autre fois. Il me pria enfin de croire que ce n'était pas par vaine curiosité qu'il venait solliciter de moi ce petit dérangement ; il avait pour cela de valables raisons, et, afin de m'en convaincre, il déclina ses nom et qualité, ce qu'il jugea suffisant, et l'était. J'avais en effet devant moi un prince poldève. “Prince”, lui répondis-je, “je n'hésiterai pas un instant à remplir ce pieux devoir”, et je le menai devant le carré de salades où l'autre avait chu. Deux modestes croix de bois marquaient l'une l'emplacement de la tête, l'autre celui des pieds ; j'avais ainsi voulu conserver le souvenir de ce fait mémorable. Le prince fut touché par cette attention et du doigt cueillit une larme ; puis, il se mit en prière et demeura quelques instants en méditation. Il me fit ensuite signe de nous retirer et sortit d'un air profondément absorbé. Je respectai son silence, et demeurai dans une sorte de garde-à-vous moral en attendant qu'il voulût bien de nouveau m'adresser la parole. Ce qu'il fit en ces termes :
« “Si j'ai bien compris”, dit-il, “ce potager vous appartient ?” “Oui, prince”, répondis-je. “Vous êtes aussi le propriétaire du terrain ?” “Oui, prince”, répondis-je. “Voudriez-vous être assez aimable pour me rappeler votre nom ?” “Arthème Mounnezergues”, répondis-je. “Vous habitez ?...” “En face, prince”, répondis-je, “huit, chemin de la Tuilerie.” “Et vous assistâtes à l'accident du Prince Luigi ?” “Oui, prince”, répondis-je, “et j'en fus l'unique témoin”. Alors, il me pria de lui raconter ce que je vis ce jour-là. Je le fis aussitôt avec un vif plaisir. Le prince m'écoutait dans le plus grand recueillement, et, lorsque j'eus terminé mon récit, il m'assura que les princes poldèves n'oublieraient pas la rareté des sentiments témoignée par les deux croix que j'avais plantées dans mon jardin. Il n'ajouta que ce seul mot : “merci” et monta dans une calèche qui, sans doute, l'avait amené et que je n'avais pas remarquée. Ils s'éloignèrent.
« Cette visite ne me rendit que plus ardent à poursuivre mes études afin de mieux connaître le peuple poldève et ses princes. Elle revivifia aussi mes souvenirs, et je ne tardai pas à m'apercevoir que le lieu marqué par moi se montrait de lui-même fatidique. Les plantes se flétrirent dans son voisinage, les limaces qui s'y aventuraient périssaient morfondues, et j'y trouvai des débris de chenilles calcinées. Puis, lorsque cette démonstration grossière fut en quelque sorte acquise, je constatai que cet endroit différait de tout autre et qu'on y sentait toujours l'ombre d'une idée abstraite qui le survolait, l'ombre d'un fait. De ma chambre, la nuit, je pouvais regarder mon champ, et, quoique je n'y visse aucun fantôme s'y traîner argenté aux rayons de la lune, je me disais que jamais, non jamais plus je n'y pourrais faire croître des carottes et des navets, salades ou concombres. Et je restais rêveur.
« Des années passèrent. Bien longtemps après la visite dont je viens de vous parler, je fus honoré d'une missive singulière. Je ne fus pas peu surpris ce matin-là d'entendre le facteur me convier à la réception d'une lettre. On ne m'en écrivait en effet jamais. Celle-ci était de grand format, de papier épais, et de plus : scellée aux armes poldèves “de sable à l'orle de huit larmes d'argent”. Je devinai aussitôt quel en était l'expéditeur. On m'invitait à me rendre en un certain hôtel du Quartier Latin le lendemain vers les cinq heures. J'y fus. Après avoir subi un examen des plus vexatoires de la part du concierge, on m'indiqua le numéro de la chambre. Elle était bien petite, et obscure ; le prince était étendu sur son lit, et fumait. Près de lui, une bouteille luisait, et deux verres. Il me fit signe de m'asseoir près de lui dans un fauteuil, et me versa lui-même de sa propre main une bonne dose du raki qu'il était en train de consommer. Ça me rappela l'Afrique du Nord, mais je n'osai lui demander s'il connaissait cette contrée ; c'eût été par trop familier. Mais j'écoutai mon hôte. “Monsieur”, me dit-il en substance, “les princes poldèves ont décidé de faire élever une chapelle sur les lieux mêmes où Luigi trouva la mort. Nous voulons établir un mémorial perpétuel de ce douloureux événement et, pour cela, vous le comprenez tout de suite, il est nécessaire que ce terrain que vous possédez actuellement devienne notre propriété. Je suis donc chargé de vous demander à quel prix vous consentiriez à céder votre jardin potager.” Après les réflexions que je faisais alors sur les endroits fatidiques et dont je vous ai fait part tout à l'heure, vous ne serez pas surpris d'apprendre que je ne fus pas étonné par cette proposition. Je dois même ajouter qu'elle m'apporta une sorte de soulagement. Mais j'avais à tenir des engagements pris antérieurement. Je tâchai d'expliquer à mon interlocuteur quel empêchement pouvait présenter pour moi le fait d'avoir réservé cette vente à l'acquéreur de mes autres terrains. Le prince s'empressa de dissiper mes scrupules. N'était-ce pas une sorte de cas de force majeure ? Pouvait-on mettre en balance le respectable désir de princes poldèves avec l'exécution mécanique d'un contrat qui n'en était même pas un, puisque ce n'était guère qu'une promesse, pas même une promesse, mais un préavis, une notification. Allais-je créer des difficultés dans l'exécution d'un acte de piété sous le vain prétexte de satisfaire la rapacité d'un propriétaire désireux d'arrondir son champ ? Non, n'est-ce pas ?
« Je consentis donc à vendre mon terrain, mais je m'aperçus bientôt que mon visiteur n'était pas en état de le faire sur-le-champ. Il me proposa un paiement échelonné sur de nombreuses années, qui servirait également à me dédommager des ennuis et soucis que pourrait me procurer la garde du tombeau qu'on projetait d'élever. Finalement, nous tombâmes d'accord sur une rente viagère.
« Les travaux de construction furent entrepris aussitôt et en moins de six mois on édifia une chapelle. Puis on y inhuma le prince Luigi, déterré du Père-Lachaise où il avait reposé jusqu'alors.
« Grâce à la vente des terrains dont j'avais hérité et à la rente viagère que me versaient les princes poldèves, je pus continuer mes études que j'orientai principalement vers l'histoire ancienne et moderne, la géographie physique et politique, les mathématiques pures et appliquées, les principales langues mortes et vivantes, les sciences physiques et naturelles, la rhétorique et la théologie.
« J'eus deux ou trois douces années. Puis, tout à coup, naquit l'Uni-Park, avec la violence de ses bruits, l'insolence de ses clameurs. C'était une honte, me disais-je, d'installer un lieu de plaisir aussi près d'une tombe. Je fis une démarche auprès du directeur, déjà Pradonet. Lui, au contraire, trouvait lugubre et désolant le voisinage de ce cimetière à destination si limitée. Il me proposa de racheter le terrain et de renvoyer le prince Luigi au Père-Lachaise. Je refusai. Il se fâcha. Je le laissai. Depuis il m'a fait plusieurs fois la même proposition que j'ai toujours repoussée, bien qu'entre-temps la situation se soit singulièrement modifiée. En effet deux ou trois ans après la construction de la chapelle, les princes poldèves cessèrent de me payer ma rente viagère. On ne savait même plus où ils étaient, qui ils étaient. C'est ainsi que je redevins le propriétaire de ce champ, tout en restant le gardien du tombeau.
« Et voilà mon histoire et celle de cette chapelle. Qu'est-elle ? Le mausolée d'un prince poldève sans descendants et sans vassaux. Qui suis-je ? Un gardien fidèle et sans explication. Encore un détail : si la rue que j'habite s'appelle rue des Larmes, c'est que la municipalité voulut rendre hommage aux princes poldèves qui portent en orle dans leurs armoiries ces figures naturelles. »
Mounnezergues vida son demi.
– Je vous remercie, monsieur, dit Pierrot, de vos lumineuses explications, mais je vous assure que ce n'est pas une vaine curiosité qui... ni une curiosité intéressée... non...
– Je vous comprends. Je n'admets rien tant que le hasard... ou le destin... Il y a vingt ans, rien ne laissait prévoir que sur les terrains vagues ou les jardinets que je voyais de ma fenêtre, s'élèveraient ces bizarres et bruyantes constructions qui forment l'Uni-Park, et que j'arracherais à leur envahissant cancer un lambeau de terrain sous lequel, dans une paix précaire, gît la jeune et noble victime d'un tragique accident. Encore moins aurais-je soupçonné cette destinée lorsque, zouave aux culottes bouffantes, durant les nuits de garde je comptais les étoiles dans le ciel d'Algérie ; et, avant encore, enfant terrorisé par les figures de cire et les âmes errantes, nulle sibylle ne me révéla que ma vieillesse veillerait vigilante sur le sépulcre d'un Poldève.
Pierrot fit mine d'acquiescer, pensif. Son verre se trouva vide.
– Un autre ? proposa Mounnezergues.
– Non, merci bien, monsieur. Je dois m'en aller. J'ai une course à faire par là...
Mounnezergues avait de l'indulgence pour les petits mensonges. Il paya les consommations, après quelques modestes tentatives de Pierrot, et le laissa continuer son chemin vers où bon lui semblerait. Pierrot remercia encore une fois le vieil homme, et ils se séparèrent, l'un retournant vers sa demeure, l'autre s'en allant vers la Seine.
De ce côté, elle n'est pas à plus de dix minutes de marche des fortifications, dont la sépare une région de manufactures de moulins à café, d'usines d'aéroplanes et d'ateliers de réparation de voitures de marques peu ordinaires. L'avenue droite et large ne se pave que par instants. Des herbes poussent tandis que ronronnent les moteurs. La grande voie de communication est l'avenue de Chaillot, parallèle ; celle-ci coule assez calme. Au bout, il y a le fleuve avec ses péniches et ses pêcheurs.
Pierrot poursuivait sa route et ne pensait à rien, ce à quoi il parvenait avec assez de facilité, même sans le vouloir ; c'est ainsi qu'il arriva jusque sur le quai. À gauche, le pont de Chaillot menait vers Argenteuil qui grimpait le long de la colline. On entendait la clameur de la circulation sur la route nationale. La berge était couverte de plantes poussiéreuses et vivaces. On taquinait le goujon dans le coinstot. Pierrot s'assit et alluma une cigarette. Il regardait les chapeaux de paille immobiles et les lignes qui suivaient le courant, puis sautaient brusquement quelques mètres en arrière. Un égout s'épandait gras et teinté dans l'épaisseur de l'eau vive ; on affectionnait ses parages à cause d'un poisson sans doute moins rare. Dans des barques vertes, des fanatiques étaient rivés.
Tout cela n'intéressait pas spécialement Pierrot qui n'avait par ailleurs aucun mépris pour ce spectacle, ni pour ses éléments ; il ne cherchait pas non plus à se distraire, et il en vint bientôt à se figurer l'image d'Yvonne.
Depuis l'âge de douze ans, Pierrot avait été une centaine de fois amoureux, assez souvent avec succès. Mais Yvonne, il la trouvait bien différente, et son amour tout nouveau, avec une saveur inédite et des perspectives originales. Bien qu'il eût une expérience assez vaste, allant de la prostituée au grand cœur à l'accorte commerçante et à la petite gosse pas farouche, – expérience toujours assez voisine du trottoir –, il pensait cependant qu'il n'avait jamais rien rencontré qui pût lui être comparé, à elle – sauf peut-être – peut-être – quelques apparitions cinématographiques. D'ailleurs elle avait quelque chose de ça : la blondeur des poils, le rentré des joues, le modelé des hanches. Ce serait un compliment à lui faire. Pierrot ferma les yeux, évoqua le brouhaha du manège, l'aérodynamisme du petit véhicule dans lequel il s'était serré contre elle ; alors il ressentit les parfums troublants dont elle s'était imbibée, son cœur chavira de nouveau à la mnémonique olfaction de cet appât sexuel et, pendant quelques instants, il s'abîma dans la reviviscence d'odeurs qui donnaient tant de luxueux attraits à la sueur féminine.
Il crut s'évanouir.
Il rouvrit les yeux. La Seine coulait aussi belle, aussi graillonneuse. Les pailles immobiles surveillaient leurs lignes stériles. Un chien, roquet bâtard, se roulait joyeux dans de la crotte. Sur le pont d'Argenteuil et la route nationale, autos et camions couraient toujours.
Pierrot aspira une bonne bolée d'air. Il était encore tout ému. Décidément, c'était le grand béguin, la belle histoire, la vraie amour. Il allume une nouvelle cigarette au mégot mourant de la précédente qu'il avait posé près de lui, et reconsidère la chose avec le plus grand sérieux. Qu'il fût salement pincé, il n'en pouvait douter. Il ne lui fallait donc plus penser qu'à la réalisation, et en premier lieu à une nouvelle rencontre. Il se mit à ruminer tout cela comme une herbe tendre, sans parvenir cependant à se déterminer un plan d'action positif et pratique Vers la fin de l'après-midi, il se leva tout engourdi, s'étira. Il n'avait formé aucun projet digne d'être retenu, sinon de retourner le lendemain vers les onze heures rue des Larmes, mais il était content de se savoir amoureux, et il retourna vers Paris en sifflotant vaguement un air qu'il ne connaissait pas et dans lequel, plus musicien, il aurait pu reconnaître celui que déversait le piqueupe de manège des autos électriques lorsqu'il y trimbalait loin des chocs la belle poule qu'il venait de lever, et dont il était maintenant si épris.
Il arriva devant l'Uni-bar un bon moment avant de se présenter à Crouïa-Bey. Il entre et trouve là Petit-Pouce et Paradis avec chacun une choucroute devant soi, et un beau demi de bière blonde. Ils avaient gagné au P.M.U.
– Alors, mon petit pote, dit Paradis, tu t'assois avec nous ?
– Oui, dit Pierrot.
– Qu'est-ce que ce sera pour monsieur ? demanda la fille de salle (une drôle de coureuse, celle-là).
– Un bock et un sandwich jambon avec de la moutarde, dit Pierrot.
– Amenez-lui la choucroute et un demi, dit Paradis à Fifine (la drôle de coureuse). C'est moi qui régale.
– Tu t'es fait encore sortir hier soir, à ce qu'il paraît ? s'enquit Petit-Pouce absorbé cependant par l'absorption d'un gros cylindre de saucisse.
– Oui, répondit Pierrot en riant, mais ça ne m'empêchera pas d'y retourner aujourd'hui.
– Non ? fit Petit-Pouce.
– Comment t'y prendras-tu, petite tête ? demanda Paradis.
Pierrot expliqua son nouveau métier.
– Non mais, s'extasia Paradis, tu vois la coupure ?
Fifine apportait la choucroute et, tandis que Pierrot l'attaquait avec entrain, les deux autres reprirent une savante discussion, et documentée, sur les mérites de petits dadas capables de décrocher de grosses cotes et de ramener de nouvelles bombances.
Pierrot les rattrapa au dessert et Paradis fit servir trois cafés-fines.
– Alors comme ça, dit Petit-Pouce à Pierrot, tu fais du plat à la fille du superpatron ?
– Moi ? fit Pierrot. Je lui cause, quoi.
– D'ailleurs tu aurais bien tort de ne pas essayer, dit Petit-Pouce, il y en a qui ont réussi avant toi.
– Tu n'es pas de ceux-là, dit Paradis.
– Et puis quelle importance ? dit Pierrot en essuyant ses lunettes avec un morceau de la nappe en papier de soie.
Il souriait, béat.
Petit-Pouce trouva qu'il avait une tête à gifles.
– On se mesure ? proposa-t-il en désignant d'un coup d'épaule un appareil à billes.
– Pas ce soir, dit Paradis. On n'a pas le temps.
– Je m'en vais avec vous, dit Pierrot en remettant ses lunettes. Faut que j'y sois à huit heures.
À la porte de l'Uni-Park, personne ne fit d'objection à son entrée. Un des malabars qui se trouvaient là fit mine de ne pas le voir. Petit-Pouce et Paradis quittèrent Pierrot qui se dirigea vers la première huche sur la droite, où pancartes et banderoles annonçaient l'arrivée de Crouïa-Bey et décrivaient ses exploits avec les acclamations d'usage. Des images représentaient le personnage avec des crochets insérés sous les omoplates et tirant une rolls-royce ou bien dégustant un mélange de tessons de bouteilles et de crampons rougis au feu. Pierrot fit la grimace ; il trouvait ça répugnant.
Il entra par la porte de derrière. Crouïa-Bey était déjà là en grande tenue, et préparant sa présentation.
– Ce n'est pas trop tôt, dit-il. Enfile-moi cet uniforme, là, oui, c'est ça, eh bien, grouille-toi, fais fiça, magne-toi le pot, le popotin si tu préfères, enfin t'y voilà, amène-toi maintenant que je te noircisse la physionomie, enlève donc tes lunettes, couillon, là, que je t'astique le portrait, là, maintenant ça colle, mets ton turban, là, eh bien, t'as bonne mine, ça va.
Puis il lui expliqua en détail ce qu'il devait faire.
Le bonisseur vint voir s'il pouvait y aller. On pouvait commencer. Il fit donc fonctionner le piqueupe qui se mit à débagouler Travadja la moukère et le Boléro de Ravel, et, lorsque des luxurieux supposant quelque danse du ventre se furent arrêtés devant l'établissement, il dégoisa son boniment. Pierrot se tenait immobile, en costume persan.
La salle finit par se remplir et le rideau se leva sur tout un matériel de quincaillerie. Pierrot se trouvait également là, non moins figé que tout à l'heure. Lorsque le fakir entra, il croisa les bras sur la poitrine et s'inclina très profondément. Celui-là, de salut, je l'ai réussi, pensa-t-il. L'autre lui fit un signe. Pierrot d'un geste plein de soumission lui offrit une épingle à chapeau longue de cinquante centimètres que Crouïa-Bey s'enfonça dans la joue droite. La pointe ressortait par la bouche. Sur un nouveau signe, Pierrot lui tendit une nouvelle épingle qui s'en alla perforer l'autre joue. Une troisième épingle transperça encore une fois la joue droite, et ainsi de suite.
Absorbé par son travail, Pierrot ne fit tout d'abord guère attention à ce que devenaient les premières. Mais avant d'offrir la sixième, il leva les yeux. Dans un brouillard, il aperçut des espèces de dards d'acier qui émergeaient de la belle barbe du fakir. Il blêmit. Il suivit des yeux la tige de la nouvelle épingle : elle s'éleva en l'air, et, lentement, après avoir percé la peau, pénétra dans la chair. Les yeux tout grands, Pierrot regardait ça, pâle d'horreur. Puis la pointe réapparut entre les deux lèvres. Pierrot ne put plus y tenir. Pierrot s'évanouit.
Dans la salle, on se marrait.