Les journaux parisiens du soir n'arrivaient guère à Palinsac avant les vingt heures trente, quelquefois à vingt et une heures. On se précipitait alors chez Paul le libraire-papetier, les sportifs surtout. Puis quelques habitants de la ville, un à un, venaient acheter l'in-folio qui les conduirait au sommeil.
L'un des clients habituels de Paul ne passait jamais avant les neuf heures du soir, au moment où la boutique allait fermer. Il prenait son journal, confiait ses sous à l'écuelle qui recueillait le produit de l'honnêteté de la clientèle, puis, quelquefois seulement, le dépliait, ce journal, et alors, s'il lui chantait, le commentait, avec une certaine compétence et non sans originalité.
Paul l'écoutait avec le même recueillement que les réflexions de ses autres habitués ; il aurait pu, en comparant ces divers propos et ces variables appréciations, espérer parvenir, grâce à une saine méthode critique, à une évaluation objective des événements. Mais il s'en foutait. Un point, c'est tout. Sa vie en était bien simplifiée.
Le client jeta un premier coup d'œil sur son canard et s'exclama :
– Foutaises, ami Paul ! Foutaises que tout cela ! La politique, les guerres, les sports : aucun intérêt. Ce qui me botte, moi, c'est le fait divers et les procès. La grosse bête Société : connais pas. Les individus, comment ils se comportent, ça, ça me dit quelque chose. Le reste : calembredaines, nuages, fumées. La preuve : dès qu'on est plus d'un seul à discuter, on déconne. Il faut être deux pour commettre un assassinat, et dès qu'il y a un troisième dans un couple : c'est le cocuage. L'erreur, le crime et l'adultère : voilà tout ce qui rend les hommes intéressants. Sur une grande échelle, ça devient moche ; à hauteur d'individu, c'est distrayant.
Il y eut un silence, parce que Paul jugeait ces propos vaguement incohérents. Cependant, ils ne le déconcertaient pas, parce que non inédits.
– Et chez vous, demanda-t-il tranquillement, ça va bien ?
– Pas mal, merci. Toujours les petits ennuis du métier. J'ai deux magnifiques aras qui viennent de claquer ; et ils commençaient à monter parfaitement à bicyclette. Je songeais à leur fabriquer un petit tandem, mais les voilà morts. Adieu. Empaillés, j'en tirerai toujours quelques francs. Milou, un de mes singes, a la diarrhée ; il va crever aussi. Il était pourtant sympathique. Un bon copain. Enfin...
– Et qu'est-ce qu'il dit le journal ? demanda Paul.
– Il ne parle pas de tout ça. Mais là... tenez... il y a trois colonnes pour une guerre... à côté, deux pour un changement de ministère... une pour un match de boxe... une pour une élection à l'Académie... Tout ça, c'est du collectif, du galeux, de l'épidémique. Je vous le répète, ami Paul, pour être aussi intéressant qu'un animal, il faut que l'homme soit seul, ou, à la rigueur, moins de trois – vous connaissez la bête à deux dos, ami Paul ? Très singulier, ami Paul, très singulier. Et il est regrettable qu'il n'y en ait pas d'empaillées dans les muséums. Elle a des mœurs bien étranges, et qui n'ont rien à voir au fond avec l'urbanisme, l'hygiène, la philanthropie et la civilité puérile et honnête. Vroutt ! vroutt ! la marrante symbiose !
– Ah ! monsieur Voussois, dit Paul, vous êtes un drôle de zigoto.
Il répercutait son propre rire. Il n'en finissait plus.
– J'aime mieux faire rire que pleurer, dit Voussois. Je ne suis pas méchant bougre, dans le fond.
– Sacré monsieur Voussois. Et les faits divers qu'est-ce qu'ils disent ?
– Attendez voir... Qu'est-ce que je disais ? Écoutez-moi ça : « IL MORDAIT SES LAPINS PAR EXCÈS D'AMOUR. » Qu'est-ce que vous en pensez ? C'est un type qui avait un clapier, et la S.P.D.A. le poursuit, parce qu'il aimait tellement ses lapins, qu'il les lançait en l'air et les rattrapait avec les dents. Hein ? N'est-ce pas formidable ? Ça jette autrement de lumière sur la façon dont sont fabriqués les hommes que dix-huit guerres et trente-six traités de paix ? Pas vrai, ami Paul ?
– C'est jamais moi qui vous contredirais, dit Paul.
– Ah ! et voilà encore autre chose qui me passionne :
« L'ENQUÊTE SUR LES CAUSES DE L'INCENDIE DE L'UNI-PARK. »
– J'y suis allé une fois, à l'Uni-Park, dit Paul, après le mariage de ma cousine Muche. On avait tous des chapeaux en papier sur la tête et des mirlitons, et on est allé dans toutes les attractions. Pour rire, on a ri, c'est certain. Je peux même affirmer que c'était de la rigolade, et, tenez, monsieur Voussois, il y a une chose curieuse, c'est au Palace de la Rigolade (c'est le cas de le dire), c'est au Palace de la Rigolade surtout que je me suis instruit... sur les Parisiennes... Oh ! là... là... quand j'y pense...
– Permettez-moi de vous faire observer quelque chose, dit Voussois.
– Je vous permets.
– Que je trouve tous ces trucs-là idiots, obscènes, vulgaires et malséants. Ils ne font appel qu'aux plus bas instincts de l'homme : la mystification, le libertinage, la brimade et le charivari. Ils ne méritent que la réprobation des gens sérieux, des travailleurs et des artistes. Enfin, j'ai été bien satisfait d'apprendre que toute cette saloperie avait grillé.
– Vous me l'avez déjà dit.
– En lisant le journal, j'entendais crépiter les charpentes ignifugées et je voyais flamber celles qui ne l'étaient pas. Joyeux spectacle !
– Et l'on a trouvé le coupable ?
– On ne le trouvera jamais. L'enquête conclut à une cause accidentelle.
– Tant mieux, dit Paul. Ça fait un criminel de moins.
– Mais ce n'était pas un crime de brûler l'Uni-Park !
– Monsieur Voussois, monsieur Voussois, c'est vous qu'on accuserait si vous aviez été à Paris ce jour-là.
– Mais il est bien établi que je me trouvais ici ?
– Je plaisantais, dit Paul le marchand de journaux.
Après un petit silence, Voussois reprit :
– Non, ce n'était pas un crime de brûler l'Uni-Park !
Il replia son journal et le mit dans sa poche.
– Bonsoir, ami Paul. Vous voyez comme c'est intéressant, les faits divers.
– Surtout quand ils ont lieu l'été.
Paul aimait rire.
Voussois habitait un peu en dehors de la ville, on ne le voyait guère. Il vivait au milieu de ses bêtes. Son domaine était entouré de hauts murs, l'on ne savait rien de ce qui s'y passait et l'on voyait rarement les animaux que l'on y menait ou qui en sortaient. On entendait seulement leurs cris, variés. Mais tout ceci était discret au point que les touristes en quête de curiosités, on ne leur en parlait même pas, dans le pays. Ça ne se visitait pas. Le maire, un homme qui avait de l'allant, rêvait de faire de l'Institut de Dressage un but d'excursion ; à la gare, des singes eussent poinçonné les tickets, des éléphants transporté les bagages, des chameaux véhiculé les voyageurs. Dans les salles de restaurant des porcs-épics proposaient leurs cure-dents, et les kangourous portaient les dépêches dans leur poche ventrale (ou marsupium). Mais ce n'était là qu'un rêve, dont le maire n'aurait pas osé parler à ce M. Voussois, homme pas commode avec ses idées à lui.
Du fond du jardin, Voussois aperçut de la lumière dans sa salle à manger ; quelqu'un l'attendait. Comme il croyait savoir quelle était cette personne, il prit le temps de dire bonsoir à ses bêtes, caressant des mufles, tapotant des échines ou des flancs, distribuant des friandises. Milou tremblait de fièvre sous ses couvertures ; sa cage sentait particulièrement mauvais, à cause de ses foirades ; il tendit à Voussois une petite main bien dessinée, maintenant molle et abandonnée. Voussois lui dit tout doucement des paroles encourageantes, mais il savait bien que la bestiole crèverait. Milou ferma les yeux, et ramena sa main vers lui.
Dans la salle à manger, l'homme qui l'attendait s'était fait servir les restes du dîner et boulottait voracement. Il agita son couteau où pendait un filament de bidoche : c'était pour dire bonjour. Voussois s'assit en face de lui et se servit un verre de vin.
– Alors, demanda-t-il, tu as vu les dégâts ?
– Oui, répondit l'autre en éparpillant avec sa bouche des miettes de veau froid. Reste rien.
– Pourquoi ne m'as-tu pas écrit ?
– M'embêtait.
– Et le tombeau ?
– Intact.
– C'est vrai ? Il ne reste rien de l'Uni-Park, et le tombeau est sain et sauf ?
– Exact. J'ai vu.
Voussois se frotta les mains et jubilait. Il attendait que le visiteur eût fini de s'entonner de la mangeaille pour lui demander :
– Raconte-moi ça.
– Eh bien, figure-toi tout par terre, mais noirci, tordu, fondu. La tour aux avions, l'Alpinic-Railway ce n'est plus que de la ferraille. Mais tu as bien lu les journaux ?
– Oui. C'est bien comme ça, alors ?
– Puisque je te le dis.
– Parce que tu sais, les journaux, ils romancent, je les connais.
– Des ruines que c'est. Des ruines.
– Et maintenant ?
– Eh bien, j'ai bavardé avec Pradonet, après la « catastrophe », comme il dit. Il veut bâtir à la place un gigantesque palais, où ce sera la foire du rez-de-chaussée au septième étage, sans compter un pylône pour parachutistes qu'on dressera sur le toit. Tu vois s'il en a de l'ambition. Un seul point noir c'est le tombeau. Il veut acheter le terrain et démolir la chapelle, mais il n'y a rien à faire : Mounnezergues ne veut pas vendre.
– Ça c'est bien. Et qu'est-ce qu'il en dit le Pradonet ?
– Ça le rend triste.
Ils rirent tous les deux et se mirent à fumer des cigarettes en buvant des petits verres.
– À propos, dit le visiteur, quelqu'un m'a reconnu comme étant le frère de Jojo Mouilleminche.
– Non ?
– Si. On m'a dit quelque chose comme ça : je reconnais votre façon de parler, vous ne seriez pas de – attends, de Houilles, et par conséquent le frère de Jojo Mouilleminche ?
– Et qu'est-ce que tu as répondu ?
– Qu'est-ce que tu voulais que je réponde ? J'ai répondu que : oui.
– Et qui est-ce qui te demandait ça ?
– La veuve Prouillot.
– Elle a connu Jojo Mouilleminche ?
– Oui. Elle a été sa maîtresse.
– La veuve Prouillot ?
– Oui. Dans ce temps-là, elle dansait dans une boîte de nuit.
– Dans ce temps-là. Quel temps ?
– Il y a une vingtaine d'années de ça.
– Une vingtaine d'années ?
Voussois réfléchit longuement.
– Je ne m'en souviens plus.
Il inspectait tout ce qui pouvait en lui se situer à peu près vers cette époque et tâchait d'en exhumer des maîtresses. Recouvertes des cendres aux couleurs variées des saisons, il n'arrivait pas, malgré ses efforts, à découvrir parmi elles une Léonie qui gambillait dans un bastringue.
– Je ne me souviens pas, répéta-t-il.
– Elle, elle se souvient, et bien que tu l'aies plaquée brusquement...
– C'est des choses qui arrivent, dit Voussois.
– ... Elle t'a gardé une grande place dans son cœur. Quand elle parle de toi, elle en est tout émue.
– Ça m'est bien égal.
– Tu ne te rappelles vraiment pas ?
– Tu sais, ça doit se placer aux environs de ma chute de cheval. Toute cette période-là est un peu brouillée dans mon esprit. C'était peut-être ma petite amie au moment de mon accident, peut-être aussi que c'est à cause de ça que je l'ai plaquée : sans le vouloir. Mais comme je l'aurais quittée un jour ou l'autre, un peu plus tôt, un peu plus tard...
– En tout cas, dit Crouïa-Bey, elle a bien pleuré lorsque je lui ai annoncé ta mort.
– Laquelle ?
– Une que j'ai inventée. Figure-toi que tu es mort dix ans plus tard d'une façon romanesque, en voulant escalader un mur pour rejoindre une jeune fille que tu aimais.
– Ça lui a plu, cette fin de mon existence ?
– Oui. Mais la jeune fille, ça l'inquiète maintenant. Elle voudrait bien savoir qui c'était.
– Tu ne lui as pas dit ?
– Non. Je n'ai rien trouvé. D'ailleurs, je n'étais pas en Europe à ce moment-là. Je lui ai un peu raconté mes voyages en Afrique.
– Et alors elle a encore le béguin pour moi ?
– Exactement.
Voussois se mit à reconsidérer ses amours d'autrefois, sans trouver place pour une Léonie X qui se trémoussait dans un beuglant.
– En tout cas, dit Crouïa-Bey, moi, je vais me coucher.
– Ça a bien marché tes représentations ?
– Oui. Très bien. Je suis vanné. Je vais me coucher.
– Bonsoir, dit Voussois.
Et toujours pas moyen pour lui d'évoquer le souvenir d'une petite Léonie qui aurait chahuté dans un caf'conc'. Il se rappelait vaguement avoir été un peu amoureux d'une Lili qui dansait à la Boîte à Dix Sous, près de la République, mais d'une Léonie, non.
Il resta un certain temps à rêver en fumant des cigarettes et en buvant des petits verres. De temps à autre, un oiseau de nuit ululait. Il en élevait pour son plaisir. Il ne cherchait pas à les dresser. Il connaissait la voix de chacun d'eux. Il aurait aimé, une fois mort, qu'ils nichassent près de son tombeau. Et il allait de nouveau penser à l'Uni-Park, lorsqu'on sonne à la porte. Il se lève, et voit par la fenêtre ouverte un camion arrêté devant la grille.
Il y alla.
La lampe à l'entrée éclairait le MAMAR en grosses lettres, qui ornait la camionnette. Voussois l'attendait : Psermis lui avait écrit.
– Ce n'est pas une heure, dit-il au chauffeur.
– Mille excuses, dit Pierrot, j'aurais bien attendu demain matin, mais en fin de compte j'ai mieux aimé régler la chose ce soir. Il faut que je me débarrasse de Mésange. Figurez-vous qu'il veut violer ma fiancée ! J'ai dû l'assommer. Il est dans la bagnole, ligoté. Et puis, il ne pouvait plus supporter que je porte des lunettes. Ça n'allait plus du tout.
– Je m'en fous de votre fiancée, dit Voussois. Ce n'est pas une raison pour abîmer mon bétail.
– Ça se discute, dit Pierrot.
– Et Pistolet ?
– Oh ! celui-là, il est bien brave. Il dort. Le reste de la cargaison s'est bien comporté. Vous les verrez : je les ai bien soignés. Et je vous assure que Mésange, je ne l'ai pas esquinté. Juste un bon coup de bâton sur la coquille. Et sans cette passion qui lui a pris, on s'entendait bien tous les deux.
– Mais votre fiancée, où est-elle ?
– Vous êtes bien curieux, vous, remarqua Pierrot.
– Vous m'avez l'air encore d'un drôle de phénomène, vous. Vous pouviez bien attendre demain matin malgré vos histoires abracadabrantes. Rentrez toujours votre voiture.
Pierrot remonta sur son siège et Voussois ouvrit les portes de la grille d'entrée.
Puis ils déchargèrent la camionnette. Les perroquets se mirent à brailler, et ceux qui savaient parler utilisèrent à bloc leur connaissance des injures humaines. Des collègues, en pension chez Voussois, leur répondirent, et d'autres bêtes. Ce fut un vacarme. Pistolet, réveillé par ce tumulte, reconnut Voussois, et alla lui dire bonjour. Il trouva tout seul une place pour y passer la nuit. Mésange était encore à moitié évanoui ; Voussois le ranima. Ils se serrèrent la main avec attendrissement. Ému par toutes ses aventures, Mésange ne fit aucune difficulté pour aller se coucher dans une cage qui lui parut familière. Pierrot s'était tapi dans un coin pour que sa vue n'excitât point de nouveau la fureur de son compagnon de voyage.
Tous ces travaux terminés, Voussois invita Pierrot à boire un verre avec lui avant de s'aller coucher. Ils s'installèrent dans la salle à manger. La table n'était pas entièrement desservie. Il y avait des taches de vin et de liqueurs sur la nappe. La fenêtre était ouverte sur le parc. Les animaux calmés retournaient au sommeil, sauf les chouettes favorites qui de temps à autre chantaient. Les deux hommes s'assirent vison-visu. Pierrot eut vaguement l'impression d'avoir déjà rencontré ce type-là quelque part.
– Vous avez mis longtemps pour venir ? lui demanda Voussois.
– Je suis parti avant-hier, répondit Pierrot. J'ai passé la nuit à Saint-Flers-sur-Cavaillet, et je suis arrivé ici dans la soirée. Leur camionnette est un tacot, vous savez.
– Ça fait longtemps que vous connaissez Psermis ?
– Une huitaine de jours.
– Seulement ? Mais depuis combien de temps êtes-vous au cirque Mamar ?
– Une huitaine de jours. Quand on me pose une question comme ça, c'est en général la réponse que je peux faire. Je ne reste jamais beaucoup plus longtemps dans les boîtes où je travaille. C'est pas que j'aime le changement, ça se trouve comme ça. Avant, par exemple, j'étais à l'Uni-Park. Eh bien, j'y suis resté deux jours en tout et pour tout, et pas même deux jours de suite.
– Ça n'a pas brûlé, cet Uni-Park ?
– Je veux. Et quel incendie ! Je ne l'ai pas vu, mais j'imagine, d'après le peu qu'il en restait, de l'Uni-Park. Des décombres fumants, monsieur. C'était quelqu'un. J'étais sur les lieux le matin même. À propos, c'est ce jour-là que j'ai fait la connaissance de M. Psermis. D'ailleurs il débloquait un peu à ce sujet-là. Il prétendait qu'il avait vu comment ça s'était produit : des avions en flammes qui se seraient détachés de la tour et qui auraient mis le feu aux quatre coins de l'Uni-Park. C'est du délire, non ? Les journaux disent que c'est un accident ; il faut les croire : qu'est-ce que vous en pensez, monsieur Voussois ?
– Moi je m'en moque, dit Voussois.
– Et moi donc, répondit Pierrot.
– Et qu'est-ce qu'il fichait par là, Psermis ?
– Mamar est installé sur le terre-plein en face de l'Uni-Park. Vous devez le savoir.
– Vraiment ?
– Il me semble.
– Eh bien, revenons un peu à Mésange. Vous savez que vous auriez pu me l'abîmer.
– Je le regrette sincèrement. Tout le début du voyage, ça a marché épatamment. M. Psermis m'avait prévenu qu'il n'était pas commode. Et pourtant on était devenus camarades tous les deux. Mais voilà, j'ai rencontré ma fiancée...
– Ah !
– Oui. Ça vous étonne ? C'est pourtant la vérité. Elle allait faire du camping par ici avec une copine, et figurez-vous qu'elle a démoli son vélo. Je l'ai ramassée sur la route où elle était en panne. Vous n'en auriez pas fait autant ?
– Si.
– Là : vous voyez. Au début, ça marchait très bien. Yvonne – c'est ma fiancée – était gentille avec lui, et lui était aimable avec elle. Je ne vous raconterai pas en détail comment ça s'est gâté, mais juste avant d'arriver ici, il a passé de l'indécence à l'obscénité. Il devenait dangereux. Et puis il voulait m'arracher mes verres. Ça ne me plaisait pas. Enfin il s'est jeté sur Yvonne. Vous pensez si elle a eu peur. Alors je l'ai assommé, votre Mésange, et bien assommé. Pauvre vieux.
– Vous aimez les bêtes ? demanda Voussois.
– Je crois. Mais je n'en ai jamais vu autant et d'aussi près que depuis quarante-huit heures.
– J'espère que vous soignerez bien ceux que vous allez ramener à Psermis.
– Trois chiens, vingt canards, une otarie et un serpentaire, à ce qu'il m'a dit.
– Exact. Vous en avez déjà vu, des serpentaires ?
– Non. Mais M. Psermis m'a expliqué ce que c'est.
– Et qu'est-ce que vous ferez après ? Vous êtes engagé au cirque Mamar ?
– Non. Seulement pour ce petit voyage. Après je ne sais pas. Je chercherai. Un nouveau métier, ça ne me fait pas peur. Mais je ne voudrais pas être paillasse ou monstre. Acrobate, ça m'aurait assez plu. Fil-de-fériste : épatant. Mais je vous embête à vous parler de moi. Excusez-moi. Il est temps d'aller se coucher.
Il vida son verre et se leva. Ainsi fit, peu après, Voussois qui lui demanda :
– Ça vous dirait quelque chose de travailler ici avec moi ? Acclimatation. Élevage. Dressage. C'est un métier que vous pourriez garder toute votre vie. Et intéressant. C'est pour vous une occasion, mieux : une chance. J'ai besoin de quelqu'un en ce moment. Réfléchissez-y.
– Merci bien, dit Pierrot.
– Et vous revenez demain ?
– C'est ça, monsieur Voussois.
Ils sortirent tous les deux. Voussois voulait ouvrir la grande grille.
– C'est pas la peine, dit Pierrot. Si ça ne vous fait rien, je vous laisse la camionnette. Ça m'économisera le garage.
– Ça m'est égal, dit Voussois. Bonsoir. Et j'espère que votre fiancée n'aura plus peur du vilain satyre.
– Je l'espère aussi, dit gravement Pierrot. Bonsoir, monsieur Voussois.
Il lui fallait bien dix pleines minutes pour regagner le centre de la ville et l'Hôtel de l'Arche où il avait retenu sa chambre. Il aurait donc eu largement le temps de réfléchir à la proposition que venait de lui faire Voussois ; mais il ne lui en fallait pas tant pour se décider, car c'était déjà chose faite. Il apprendrait donc à des singes à se mettre en smoking, à des chiens à faire le saut périlleux en arrière et à des otaries à s'applaudir pour leurs bons tours. Peut-être même parviendrait-il à enseigner à un chat le bel art de jouer du tambour et à un lion le noble sport du patinage à roulettes. En tout cas, il se sentait plein de sympathie pour toute espèce d'animaux, et disposé à les nourrir et à les soigner, tous chacun selon leur espèce. Ayant ainsi décidé (momentanément) de son avenir, il n'en eut que le cœur plus léger pour se livrer à d'autres préoccupations, qui le lui alourdirent, ce cœur qu'il venait de libérer.
Pour amoureux qu'il fût d'Yvonne, il ne s'aveuglait cependant pas au point de ne pas constater qu'elle n'avait aucun désir de coucher avec lui, même par pure bonté d'âme ; outre cela, elle ne l'aimait pas, bien évidemment. C'était comme ça, pas autrement. La preuve en était dans l'enthousiasme avec lequel elle avait accepté de partager la chambre de sa sinistromanu belle-mère rencontrée par hasard dans une rue de la ville à la recherche d'un hôtel. Pierrot avait donc dû se contenter d'une chambre pour solitaire. Pour passer le temps, il avait conduit ses animaux à leur propriétaire, d'autant plus que la santé de Mésange par lui démoli, n'était pas sans l'inquiéter. Quant à ce que venait faire à Palinsac la sinistromanu belle-mère d'Yvonne, elle ne l'avait pas dit.
Pierrot en était là de ses pensées lorsqu'il entra dans le bourg, et les douze coups de minuit dégoulinèrent alors d'un beffroi du treizième. Un chat traversait parfois la rue toujours déserte ; il était souvent gris, et il s'effaçait rapidement, plein de méfiance à la vue du passant.
Pierrot fit un détour et passa devant la gare où il espérait quelque animation ; il n'avait pas envie de refermer sur lui la porte morose d'une chambre où ne l'attendait pas la compagne désirée. Mais les trains étaient déjà tous partis ou arrivés, et les cheminots n'en attendaient plus d'autres avant potron-minet. Tout dormait maintenant et seul veillait peut-être encore quelque aiguilleur ou quelque télégraphiste peu soucieux de donner à cette partie de la ville la physionomie pittoresque qu'en exigeait Pierrot. Les cafés à l'entour avaient depuis longtemps couché sur leurs tables de marbre leurs chaises tendrement rabotées par des derrières peu soucieux de voyages.
Pierrot revint lentement vers son hôtel. Il entendait ses pas.
Le veilleur de nuit vint lui ouvrir. Il portait des bretelles.
– Bonsoir, dit Pierrot. Je boirais bien un verre.
– Difficile, dit le bonhomme. La limonade est fermée. Mais ça ne fait rien, je vous dégoterai du liquide dans un coin. Je ne refuserais pas un verre d'eau à un chien.
– Un vin blanc me dirait quelque chose, dit Pierrot.
– Suivez-moi.
Il alluma dans le café désert, où le mobilier dormait. C'était balayé, mais il y manquait encore le son du petit jour.
– Alors : je vous sers un vin blanc ? demanda le veilleur de nuit.
– Oui, je veux bien, dit Pierrot en regardant distraitement un objet minuscule quelque part dans le tableau.
– Monsieur a l'air rêveur, dit le veilleur de nuit.
– C'est pas mon genre, dit Pierrot. Mais ça m'arrive souvent de ne penser à rien.
– C'est déjà mieux que de ne pas penser du tout, dit le veilleur de nuit. Il est bon, mon vin blanc ?
– Pas plus mauvais qu'un autre.
– Quand on voit des gens de votre âge avec la gueule que vous faites, on dit en général qu'ils ont des peines de cœur.
– Vous croyez ? C'est vrai pour moi : dans le cas présent. C'est ça qu'est le plus fort.
– Vous avez beaucoup de peine ?
– Oh ! oui. Beaucoup. Naturellement je peux pas vous mesurer ça.
– Non bien sûr. Moi aussi j'en ai eu dans le temps jadis. Ça fait mal, hein ?
Le téléphone sonna. Le veilleur y alla, y parla, revint.
– Ce sont, dit-il, les deux dames du 15 qui demandent des citronnades.
– Faites-en une troisième pour moi, dit Pierrot, et je les monterai.
– Mais ce n'est pas possible !
Pierrot estime à cent sous la conscience du veilleur de nuit, et c'est ce qu'il lui donne comme pourboire ; aussi, put-il porter les consommations demandées aux dames du 15. Il s'arrêta devant la porte, écouta : on bavardait. Il toqua, on lui répondit d'entrer ; ce qu'il fit.
Yvonne était déjà couchée. Mme Léonie Prouillot, enveloppée dans une robe de chambre sino-japonaise, était assise jambes croisées dans un fauteuil, et fumait un cigarillo.
– Eh bien, dit Léonie, qu'est-ce qui vous prend ? Vous vous êtes engagé ici comme veilleur de nuit ?
– Oh ! non.
Il distribua les rafraîchissements et posa son verre sur un petit guéridon près duquel il s'assit.
– Vous vous êtes débarrassé de vos bêtes ? demanda Yvonne.
– Oui, je vais chercher les autres demain.
Léonie l'examina.
– Qu'est-ce que vous avez comme instruction ?
Pierrot la regarda sans bonhomie.
– Je ne suis pas plus noix qu'un autre, répondit-il.
Sans relever l'impertinence, Léonie continua l'interrogatoire.
– Vous connaissez Petit-Pouce ?
– Celui de l'Uni-Park ? Bien sûr.
– Et qu'est-ce que c'est que ce garçon-là ?
– Quelqu'un, dit Pierrot, que vous avez chargé d'une mission confidentielle.
– Comment savez-vous ça ? s'exclama Léonie.
Elle était confondue.
– Je vous l'ai déjà dit, répliqua Pierrot, je ne suis pas plus noix qu'un autre. Alors, avouez-moi tout !
– Racontez-lui donc vos anciennes amours, Léonie, dit Yvonne épatée par l'intelligence soudaine de Pierrot.
– Écoutez, dit Léonie à Pierrot, il ne s'agit pas de faire des confidences. Mais voilà ce qui m'occupe : je voudrais savoir ce qu'est devenue une jeune fille qui a été, il y a environ dix ans, la cause d'une mort tragique. La chose s'est passée ici, à Palinsac. Petit-Pouce devait me retrouver cette jeune fille. Je lui ai avancé des sous pour ça. Il est parti il y a une huitaine de jours ; ma foi, c'était la veille de l'incendie. Quarante-huit heures après il m'a télégraphié qu'il partait pour Saint-Mouézy-sur-Eon, où il espérait la retrouver. Depuis, pas de nouvelles ; et je lui avais donné huit jours pas plus pour cette petite expédition Comme je vois qu'il m'a escroquée, je viens ici pour faire moi-même mon enquête. Vous pourriez peut-être m'aider. Je vous paierais l'hôtel et les repas et je vous donnerais dix francs pour votre argent de poche.
– Je dois repartir demain pour Paris, dit Pierrot. Je regrette infiniment, madame.
– Non, madame.
Il but une partie de sa citronnade ; il trouvait ça d'un mauvais.
– C'est bon, dit Léonie, mais alors ce n'était pas la peine de me faire raconter tout ça.
– Elle ne veut pas vous dire, dit Yvonne à Pierrot, que ce garçon qui s'est tué, elle était amoureuse de lui. Et il l'a plaquée, dix ans auparavant.
– Mais, demanda tout à coup Pierrot à Léonie, pourquoi ne vous y intéressez-vous seulement que maintenant ?
– Parce que je ne sais tout ça que depuis quelques jours, répondit Léonie.
– C'est le fakir qui le lui a appris, dit Yvonne, Crouïa-Bey.
– Il lui a dit la bonne aventure ? demanda Pierrot.
– Mais non ! C'est le propre frère du type en question.
– En voilà une histoire, dit froidement Pierrot.
– De l'histoire ancienne, même, dit Léonie. Vingt ans, vous vous représentez ce que c'est, jeunes gens ?
– C'est à peu près le nombre d'années qui me séparent de ma première communion, dit Pierrot.
– Sans blague, dit Yvonne, vous avez l'air jeune. On ne vous les donnerait pas.
– Vous avez trente ans, vous ? demanda Léonie.
– Enfin, vingt-huit, répondit Pierrot.
Mais l'âge de Pierrot n'intéressait pas Léonie.
– Demain, dit-elle, je commence mon enquête. Et toi, demanda-t-elle à Yvonne, qu'est-ce que tu fais ?
– Je vais rester avec vous deux ou trois jours pour voir comment vous allez vous y prendre. Si ça ne vous gêne pas. Après je continuerai mon voyage. Je ne sais pas ce que sont devenus mes camarades.
– Moi, dit Pierrot, je repars demain.
– Avec votre bétail ? demanda Yvonne.
– Oui, je crois que cette fois-ci j'aurai une otarie et un serpentaire.
– Le petit sanglier était bien gentil, dit Yvonne, mais le singe, quel cochon !
– Il ne s'est rien passé entre vous ? demanda soudain Léonie.
– Entre qui ? demanda Yvonne. Entre le singe et moi ?
– Mais non, idiote. Entre toi et Pierrot.
– Oh ! non, madame, dit Pierrot.
Il rougit.
– On vous verra demain ? lui demanda Léonie.
– Je veux bien. Voulez-vous qu'on prenne l'apéritif ensemble.
– Convenu.
– Et réfléchissez encore à ma proposition, dit Léonie.
Le matin, Pierrot alla voir Voussois, mais il ne trouva qu'Urbain, l'un des employés, qui lui dit de revenir à deux heures, que tout alors serait prêt pour le départ. Il lui fit visiter le Parc, et lui présenta non seulement les sujets à ramener à Paris, c'est-à-dire les trois chiens Fifi, Mimi et Titi, tous des fox capables de faire le saut périlleux en arrière, de présenter les armes et d'effectuer une addition de deux chiffres lorsque suffisamment aidés, les vingt canards dressés à courir en rond et à traverser à la nage de petites mares placées sur leur trajet ; l'otarie jongleuse comme il se doit, par ailleurs d'une intelligence médiocre et surtout désireuse de consommer du poisson en grandes quantités (Pierrot serait amplement pourvu de cette denrée pour la durée du voyage), au fait on nommait cette otarie Mizzy ; et enfin Marcel le serpentaire, un gaillard à trois plumes venu d'Abyssinie exprès pour pacifier les basses-cours, mais encore les autres animaux que Voussois était en train de dresser, et ceux qu'il n'avait pu dresser, et ceux qu'il n'avait pas l'intention de dresser, mais dont il faisait cependant commerce, ou qu'il acclimatait simplement pour l'amour de l'art ou par pure sympathie. Pierrot aperçut aussi, étendu sur une chaise longue, Crouïa-Bey qui prenait un bain de soleil. Il le reconnut fort bien, et s'étonna. Le domestique interrogé lui répondit que c'était là le frère de M. Voussois, trappeur professionnel et attrapeur distingué d'animaux, et qui avait voyagé en maints pays. Pierrot n'insista pas.
Il passa là sa matinée, et il songeait que vivre au milieu de ces bêtes devait être assez sympathique. Il était de plus en plus décidé à accepter la proposition de Voussois, qu'il n'attendit pas plus longtemps lorsqu'il vit s'avancer le premier coup de midi.
Au café qui occupait le rez-de-chaussée de son hôtel, il retrouva Yvonne et Léonie qui buvaient des vermouths cassis, en s'éventant. Il en demanda un aussi, et mit dans son verre un grand morceau de glace qu'il regardait fondre.
– Et cette enquête, madame Pradonet, demanda-t-il à Léonie, ça boume ?
– Je n'ai pas eu le temps de faire grand-chose, répondit-elle. J'ai été à la mairie, mais on n'a pas retrouvé trace du décès d'un nommé Mouilleminche. Le secrétaire, qui est un vieux Palinsacois, n'a jamais entendu parler d'une mort comme la sienne. Au journal local non plus : j'y suis allée.
– C'est drôle, dit Pierrot.
– Vous ne trouvez pas ?
– Mais si. Ça n'a pas l'air facile.
– Non. Et naturellement dans les deux endroits on m'a dit qu'il était déjà passé quelqu'un qui avait posé les mêmes questions.
Petit-Pouce, ainsi évoqué, se manifesta aussitôt sous la forme d'un télégramme apporté par le portier de l'hôtel.
– On me l'a fait suivre de Paris, dit Léonie. Ça alors, c'est drôle. Écoutez-moi ça : « Suis sur la bonne piste. Prière envoyer mille francs supplémentaires. Poste restante, Saint-Mouézy-sur-Eon », signé « Petit-Pouce ».
– Il a été plus malin que vous, dit Yvonne.
– Je cours lui envoyer ses mille balles, dit Léonie avec enthousiasme.
– La poste va être fermée, remarqua Pierrot.
– C'est vrai, dit Léonie qui se rassit.
– Saint-Mouézy-sur-Eon ?fit Pierrot en se mettant à réfléchir. Mais j'y suis passé pour venir ici...
– Bien sûr, dit Yvonne, c'est sur la R.N. X bis. Moi aussi j'y suis passée.
– C'est vrai, dit Pierrot froidement.
Yvonne le regarde avec curiosité. Il ne broncha pas.
– Je me demande ce qu'il a bien pu découvrir, dit Léonie qui apprend par cœur le télégramme de Petit-Pouce.
Elle rêve.
– Tiens, dit Pierrot, pour ne pas laisser tout à fait mourir la conversation, j'ai rencontré quelqu'un de connaissance ce matin chez Voussois. J'étais un peu épaté de le voir là.
– Ah ! dirent les deux femmes.
– Vous ne devineriez pas qui ?
– Gontran ! s'exclama Yvonne.
Et en effet Paradis descendait de bicyclette, juste devant eux.
– C'est un de mes copains de camping, expliquait Yvonne à Léonie. Il m'a retrouvée.
Paradis, très surpris de voir là Pierrot et la patronne, n'osait pas trop avancer.
– Venez donc, lui cria Yvonne.
Il s'approcha.
– Et les copains ? lui demanda-t-elle.
– Quels copains ? demanda-t-il en retour.
Il était encore un peu éberlué.
– Idiot. Nos camarades de camping.
– Ah ! oui, fit-il, ah ! oui. Ils nous attendent.
– Prenez donc un verre avec nous, proposa rondement Léonie.
Pierrot et lui se serrèrent la main.
– Je ne m'attendais pas à te trouver là, dit Paradis.
– On rencontre tout le monde ici, dit Pierrot.
– Sauf la jeune fille que je recherche, dit Léonie. Et qui a peut-être cinq enfants maintenant.
– Ce serait bien étonnant, dit Pierrot.
Il vit alors Voussois qui se dirigeait vers eux.
Quelques secondes plus tard, Léonie tombait évanouie dans ses bras.