Traduire ? Le jeune traducteur plonge. Ce sont ces mots qui conviennent puisqu’il restera toujours jeune et que cette page sous son regard, c’est un océan, de l’eau close. Des soleils couvrent bien de menues étincelles presque gaies la houle légère de la surface, mais il sait, lui, que par en dessous c’est l’abîme : d’abord du vert, un vert-bleu on ne peut plus sombre, bientôt du noir.
Il a plongé. Et autour de lui c’est d’un seul coup un peu de vague clarté en divers lieux de laquelle il perçoit ce qui lui semble des vies. Qu’est-ce que celle-ci devant lui ? Il nage dans cette direction, il regarde : c’est sphérique, c’est agité d’une vibration, une lumière pâle est dedans, est-ce une ampoule vieillie qui prend fin au-dessus d’une table chargée de livres ? De fait, c’est un étudiant qui est assis là, le front sur ses cahiers, les bras autour de la tête. Il semble endormi. Et bien fermées les fenêtres de sa chambre mais l’eau du dehors bat furieusement contre leurs vitres. Quel silence !
Se déplacer, d’un mouvement souple des bras s’éloigner de cette méduse.
Et cette autre, un peu moins brillante ? Mais c’est le même jeune homme ! Il pousse des cris, se débat, tente de se libérer de deux sbires sinistres qui vont le maîtriser, c’est clair, l’emporter, où ? Rosencrantz et Guildenstern, de toute évidence.
Ainsi, à diverses distances, ces existences, ces feux. Dois-je les décider organiques, des méduses, disais-je, des poulpes, immobiles, un de leurs regards filtrant sous quelqu’une de leurs paupières, ou puis-je y reconnaître de beaux nuages, arrêtés dans ce ciel d’en bas avec d’incroyables couleurs ni des matins ni des soirs ? Peut-être ne sont-ce que des mots, que de la pensée ? Rien d’autre que des amas d’images privées de sens mais que ni mémoire ni volonté ne dissipent ? Nœuds de fumées qui font spirale dans l’eau maintenant bien plus bleue que verte, voûtes que le nageur ne voit plus au-dessus de lui quand, souplement, il descend, il cherche.
Mon enfant, où es-tu ? Ne te cache pas !
Difficile, en effet, la traduction. On ne sait si on a le droit d’imaginer.
Et plonge encore, plonge plus avant, plus bas, plonge encore toujours plus bas, le traducteur. Plus rares et de moins en moins lumineuses se font ces vies de l’abîme, il ne sait si douées ou non de conscience. Polonius passe en courant, essoufflé, geignant, c’est trop pour ce gros homme, il va s’écrouler là-bas, où il aura droit de se croire sur une plage de sable noir devant une aurore noyée de brumes.
Descendre, oui, par saccades. Du tout de ses yeux questionner l’immensité de la nuit. Que faire de ce mot, par exemple, dans cette phrase ? Elle a un rythme, je la croyais de l’anglais et c’en est peut-être, mais ce mot-là, non, ce n’est pas de l’anglais, il n’est d’aucune langue connue, d’aucune de ce monde. En ce vers de Shakespeare c’est le silence, à briller vaguement comme font les pierres.
Descendre. Il faut maintenant des années avant qu’on n’aperçoive un de ces êtres, si c’est bien là le mot pour le dire.
Le traducteur comprend qu’il n’accédera jamais au sol dont il a rêvé. Il s’avoue que jamais, trouvant enfin sous son pied quelque sable clair, il ne se redressera, ses yeux emplis de lumière. Qu’il eût été beau pourtant, et rassurant, bénéfique, de toucher de ses mains la grande épave ! Elle est là, brisée. Rien ne reste debout des mâts immenses. Des coffres de livres se sont ouverts, des feuillets restent-ils à traîner encore alentour, non, même pas. Une phrase peinte à la proue serait toutefois visible. On la ferait surgir de la nuit, au moyen de la torche électrique que l’on a préservée pour ce grand moment, on pourrait rêver la traduire dans quelque autre langue que ce parler d’ailleurs, de nulle part, qui est au plus profond de chacun de nous.