7 heures. Je me réveille. Dans ma pensée tout est clair. Des questions qui me paraissaient insolubles se pressent dans mon esprit mais c’est par leurs réponses, leurs solutions, maintenant évidentes, plus qu’évidentes : c’est la lumière même, qui a pris forme verbale. La suite des nombres premiers, par exemple, est-elle infinie, mais oui, et je sais pourquoi, et c’est simple, je le démontre, aisément, j’ai plein accès à cette intériorité des nombres qui décourageait les chercheurs : et qu’il y fait beau, c’est tout un ciel ! Autre chose. Que voulait dire Mallarmé quand il évoquait, son « grand œuvre », « un livre, tout bonnement, en maints tomes » ? Quand il tentait de porter la parole au degré d’infini du ciel étoilé ? Il cherchait, lui aussi, au creux des nombres. Les nombres, c’était d’ailleurs son mot, mais il s’y perdait, et moi, mieux que lui, je comprends ce qu’il désirait, je l’accompagne dans son projet que je revis et qu’aussi bien – hélas, car je le vois illusoire – je désarticule, mot par mot... Dieu existe-t-il ? Vite, que je prenne ce cahier que j’aperçois sur la table, gris sur du gris, l’un plus sombre que l’autre dans le rougeoiement du jour qui se lève. D’autres découvertes s’annoncent, j’ai à noter tout cela.
Je trouve le cahier, un peu à tâtons encore, je l’ouvre, je griffonne des mots. Ce rougeoiement, ce sont de grands nuages qui passent devant mes fenêtres qui sont ouvertes, mais voici qu’un rayon du soleil s’est glissé entre eux, il étend le jour sur ma table, touche ma main, y prend le crayon, il en décolore le rêve. Que signifiaient ces quelques mots que je viens d’écrire ? Rien d’intelligible. Et qu’en est-il du rapport à soi des nombres premiers, ce secret que j’avais percé ? Je n’en ai plus qu’une de ces ombres de souvenir auxquelles on ne sait plus donner forme ni contenu quand prend fin le rêve nocturne. On croit pouvoir retrouver, donner visage, non, ce n’est plus qu’un reflet dans une porte vitrée, et celle-ci a déjà tourné, tout s’efface. Je rêvais donc, éveillé pourtant. J’étais dans ces grands nuages rouges comme dans les draps d’un autre sommeil.
Et c’est à présent devant moi, autour de moi, en moi, le monde comme il se montre quand il se défait du songe, chose après chose se retirant en soi, se réduisant à son apparaître, rendant la vie à cette autre et seule évidence que sont le chant du coq, l’aboi d’un chien sur la route, le bruit au loin d’une voiture qui passe. C’est comme si ces nuages rouges, ç’avait été de ces grosses taches d’encre dans lesquelles dorment des figures fantasmatiques, et elles sont des milliers mais si on regarde mieux, si on veut bien accepter de voir plus profond, ce qui se dégage de ces vapeurs, c’est ce beau chemin devant la maison, avec ses grands châtaigniers, c’est la haie qui fut plantée il y a déjà quelques mois mais qui pousse mal, il va falloir que le jardinier revienne.
J’ai rêvé le savoir, j’ai à le renoncer, j’ai à rentrer dans la divine ignorance. Aussi silencieusement que je puis dans la maison encore endormie je tourne la clef de la porte sur le jardin, je sors, la rougeur du ciel a encore quelques reflets sur les dalles de la terrasse envahie par l’herbe : faudra-t-il désherber, non, c’est bien comme cela, hors du temps. Je pousse maintenant la barrière sur le chemin, un peu grinçante. S’étend sous mes yeux l’admirable horizon de ce printemps qui commence, légères ondulations du sol que de très tendres couleurs prennent dans leurs mains bienfaisantes. Je vais marcher jusque là où la route et l’horizon et le ciel tournent ensemble, d’autres arbres, soudain, mais la même paix... Et je comprends !
Je comprends, et que c’est simple, transparent ! Où donc avais-je la tête ? Étais-je si profondément endormi il n’y a que quelques instants encore ? Mais oui, ces arbres là-bas, des châtaigniers encore, parfois des yeuses, des chênes, et aussi ces nuages qui ont cessé d’être rouges – à peine une roseur sur ces deux ombres d’écharpes blanches, attardées tout contre cette colline où il y a, dit-on, des cercles de pierres, peut-être tombes – et aussi l’herbe que mon pied froisse et l’alouette de sous la haie que le bruit de mon pas a fait s’envoler, mais oui, ces vies, toutes ces vies qui s’évaporent du vase clair qu’elles semblent être, ce sont, ce vont être un moment encore, non pas de la simple matière mais des signes, dans un texte qu’une heure, l’aube, propose à l’esprit, hélas en vain, chaque jour. Signes peu simples, assurément. Les différences des lettres de cette langue qui, la lirions-nous, nous permettrait d’être, semblent sans nombre au sein de leur apparence, mais les voici sous mes yeux dans tous les pleins et déliés de l’invisible écriture, et entre les mots que ces lettres forment quel bonheur, quelle belle raison paisiblement respirante ! Plus rien de ces formulations, équations, rêves de l’heure passée ! Je comprends, je déchiffre. Et j’ai donc la tâche de faire entendre cette parole à ceux qui dorment encore. Vite, que je trouve dans ma poche le carnet que je prends avec moi quand je me mets en chemin.
Le voici. Mais où est le crayon que je garde toujours avec ? Je pense à une autre poche, à une autre encore, je cherche, et c’est comme si dans mon lit je me tournais vers le mur mais la lumière du ciel est aussi de ce côté-là, en reflets sur le crépi blanc, et j’entends à nouveau le chant du coq, l’aboi, le passage d’une voiture. Je me redresse, j’écoute. Qu’ai-je en esprit ? Le si beau poème de Matthew Arnold, Dover Beach, et surtout sa dernière strophe. Ces vers de la nuit sereine, de la mer calme, mais où résonne aussi le bruit des galets que le flot remue sur la plage.
Ah, love, let us be true
To one another ! for the world, which seems
To lie before us like a land of dreams,
So various, so beautiful, so new,
Hath really neither joy, nor love, nor light,
Nor certitude, nor peace, nor help for pain ;
And we are here as on a darkling plain,
Swept with confused alarms of struggle and flight,
Where ignorant armies clash by night.
Qui suis-je ? Je vois près de moi mon amie, ma compagne, endormie encore, légèrement découverte. Et je pense à ce que tu m’as dit hier et que j’entends encore mieux maintenant, autre page de ce journal que je ne tiens pas. Tu étais à la fenêtre de notre chambre. « Viens », dis-tu. Mais tout de suite : « Ah, c’est trop tard ! » Trop tard ? Parce qu’il n’y a déjà plus dans cette lumière d’un soir de fin d’été ce qui a paru, un instant, sur trois ou quatre grands arbres de près d’ici : un surcroît extraordinaire de son éclat, de ce don qu’elle est à la terre ? Ah, love, habitons ce trop tard encore si lumineux. C’est même chose que contempler la « darkling plain », n’est-ce pas ?