Mais ma première pensée, au retour, ç’avait été le verger, au bout duquel s’ouvre le souterrain qui depuis tant d’années hantait ma mémoire. Un muret bâti en fer à cheval autour de marches de pierre qui, même en ces beaux matins d’été, descendaient pour bientôt se perdre dans la plus épaisse des nuits. Et là au fond, quelque part, comment savoir, s’ouvrait, disait-on, l’étroit couloir dont la tâche était de rejoindre le versant d’en face dans la vallée : ce monde vers lequel il faudrait s’enfuir, aux jours de détresse. Personne, toutefois, ne se risquait dans cet escalier de siècles dont on ne savait plus rien.
Et me voici, c’est un autre siècle encore, à l’entrée du souterrain, sous les mêmes arbres que dans mes années d’enfance. Mais ces marches de mon souvenir ne sont pas aujourd’hui bien intimidantes, je les vois d’ailleurs peu nombreuses, guère plus qu’une douzaine de pierres plates gris-brun, un peu creusées par l’usure, avec même en bas un palier assez bien éclairé par une lumière qui ressemble à celle du jour.
Je descends, courageusement. À main gauche sur ce palier une porte vitrée est entrouverte, c’est une chambre, sa fenêtre en face de moi. J’entre, je passe devant un petit lit qui semble bien de ce monde, avec même des draps tout fraîchement repassés. Et voici une table, que je contourne. Par la fenêtre je vois la vallée, la rivière au loin. Une porte encore, vers ce dehors, et je suis sur une terrasse, qu’il me faut bien reconnaître. C’est le niveau de par-dessous le plus haut dans ce verger qui en déploie trois ou quatre en étagement sous le ciel.
Ah, comment m’expliquer que le plus lointain, le plus effrayant, ce ne soit peut-être que cet ici, et si calme ? Qu’est-ce qui peut justifier cette façon qu’a l’espace de dénier la réalité, de défier la mémoire ? Sans doute que ce monde où il prétend me garder n’est de toutes parts que cette illusion dont autrefois j’avais tout de même su me défendre.
Je m’appuie contre le soutènement de pierres venues du causse, grossièrement ajustées, où cette porte et cette fenêtre furent ménagées sous la plus haute terrasse. Certes, il est grand temps que je réfléchisse. Que je prête attention, ce soir, à ce que maintenant encore me disent ces collines à l’horizon, ces vapeurs qui sont claires sur l’eau sombre et rapide de la rivière, cette ligne de peupliers. Que je m’ouvre même au souvenir du plantain que nous allions ramasser le long des routes de ce là-bas, pour nos oiseaux dans leur cage.
Et ai-je bien entendu ? Non, me disent-ils, ces lointains, ne te laisse pas abuser. Claire, vive, tiède, fraîche, cette lumière d’été que nous t’offrons, que tu as su accepter de nous dès ton premier jour. Mais sombre, humide, labyrinthique, infini, le gouffre qui s’y entrouvre à chaque instant de ta vie. Nous ne sommes pas, tu n’es pas. Seul a réalité le rêve que tu fais d’un verger, d’un matin de belle saison, de ces fruits déjà presque trop mûrs que tu ramasses dans l’herbe, attentif à la guêpe et à l’abeille.