Gray : elle prétendra avoir tout détruit. Elle mentira. Je ne suis pas sûr d’en savoir plus (Collezione Castiglioni ?).
Contrairement à l’usage, la collection Castiglioni ne porte pas le nom du collectionneur. Ce ne fut que la première d’une suite d’excentricités que Gray mit graduellement au jour. D’ordinaire, l’art l’indifférait. Il commit des erreurs de débutant ; ne s’épargna ni le palazzo Castiglioni de Milan (magnifique exemple d’art nouveau italien, dessiné par Giuseppe Sommaruga, dont les caryatides dénudées lui valurent le sobriquet de Cà di ciapp’, soit littéralement une sorte de palais Fessier ; les statues, allégories de la paix et de l’industrie, furent retirées de la façade et sont à présent visibles villa Faccanoni, que Gray mit un point d’honneur à visiter), ni celui de Cingoli (très haut dans la montagne, dans les Marches, près de Macerata), où l’actuel marquis refusa de le recevoir. Le premier galeriste auquel il s’adressa lui dit qu’on s’était joué de lui ; la collection n’existait pas. C’était une légende contemporaine – ici et là, comme sous l’effet d’une fièvre subite, on s’échauffait soudain, on murmurait dans un italien approximatif ; mais il ne fallait pas accorder foi à ces rumeurs : la collection avait été inventée dans le seul but d’agir sur les marchés. Du reste, il était avéré que la moindre mention un rien crédible de la Castiglioni permettait d’infléchir les cours et les cotes des artistes.
Gray, fort de son legs, qu’il tenait pour une preuve d’existence écrite bien qu’évasive, ignora ces mises en garde. Il faisait raisonnablement confiance au défunt – ou, du moins, à sa dernière volonté de contrarier autant que possible celle qui prétendait en effet avoir tout détruit. Il était déjà en Italie lorsqu’il appela en p.c.v. (il ne connaissait pas la honte) une ancienne maîtresse (pas Anna ; son esquisse, à peine) employée au Louvre. D’abord elle nia savoir quoi que ce fût de Gray lui-même, puis prétendit tout ignorer de la Castiglioni – avant d’admettre, du bout des lèvres, que la collection avait bien dû exister sous une forme ou une autre, quelques années auparavant. Elle ignorait ce qu’il en était à l’heure actuelle. Sans doute pouvait-on hasarder l’hypothèse d’une collection dormante, dit-elle non sans grâce – comme un virus, ajouta-t-elle, comme un espion. Une chose était sûre : il n’en existait aucun catalogue officiel. Rien ne permettait de savoir ce qu’elle comprenait : des rumeurs circulaient, absurdes pour la plupart. Et de toute façon, depuis quand s’intéressait-il à l’art. (Ce n’était pas une question.)
Gray la pria de se renseigner. Il attendit, fébrile, pendant près d’une semaine et, pour tuer le temps, se rasa tous les jours. Enfin elle lui faxa la dernière trace qu’elle avait pu trouver de la collection, utilisant ce mode de télécommunication à demi par nostalgie, à demi (pensait Gray) par vice. Il s’agissait d’une page arrachée à un rapport, ou peut-être à un mémoire universitaire, sur lequel elle avait entouré d’un trait encore rageur (Gray n’avait pas eu le départ diplomate) le terme Collezione Castiglioni. Il apparaissait entre parenthèses – comme sur le testament – mais n’était cette fois suivi d’aucun point d’interrogation, ce que le limier amateur jugea encourageant. Le texte, en revanche, acheva de le mystifier.
Le paragraphe qui le concernait (mais comment en être sûr ? il imaginait l’ancienne maîtresse sourire, narquoise, devant son fax) était le suivant : Température entre 20 °C et 10 °C ; les fluctuations n’excèdent pas +/- 2 °C sur une période de 24 heures. Une humidité relative (HR) basse doit également être privilégiée, ainsi 17 °C = 30 % HR ; 11 °C = 50 % HR. (Collezione Castiglioni)