Jasper Warski, né à Chicago au siècle dernier, a enseigné l’histoire de l’art à Vienne et à New York, avant d’obtenir la chaire Warburg d’histoire de l’art dans une grande université de la côte Est. Il est l’auteur de :
Voir l’enfer : Représentations du royaume des morts dans la peinture de la Renaissance
Les Reines de la nuit : Eurydice, Proserpine, et la figure de l’emmurée vivante
Une femme apparaît : peindre le désir
Voir sans voir : les œuvres détruites et leurs traces dans la littérature
Malentendu optique. Du flambeau à l’électricité : l’évolution des techniques d’éclairage et la question du Trop Voir
Trop voir, mal voir
Le grand public le connaissait surtout pour son désaveu, très controversé, des rayons X comme de la restauration picturale. Il s’était prononcé en faveur de « cette notion désuète qu’est le mystère » ; il jugeait néfaste de chercher à voir plus que ce que le peintre avait résolu de montrer. Étudier un tableau de cette façon, c’était se méprendre sur la nature de l’art. Le débat était connu dans le milieu sous l’appellation « controverse Eurydice » ; le professeur avait donné une conférence où il dénonçait le stade Orphée ; il aurait alors prononcé les mots « Orphée métastase ». L’une de ses déclarations était restée célèbre : « étudier aux rayons X un tableau pour l’amour de la science, c’est à chaque fois reperdre Eurydice ». On l’avait qualifié de conservateur, de passéiste ; il s’était heurté à un concert d’indignations. Il avait dit également, mais hors contexte cela n’avait aucun sens (ou peut-être était-ce insensé quelles que soient les circonstances) : « Ma conviction profonde est qu’en peinture on accorde trop d’importance au regard. Je ne crois pas que l’essence de l’art soit visuelle. »
Oh non, encore un intellectuel, se dit Gray. Enfin – à quoi s’attendait-il ? Il persévéra cependant dans ses recherches. De la vie privée du professeur il apprit peu de chose (un divorce, des années plus tôt). Il ne savait s’il avait eu des enfants. Lorsqu’il appela son université de rattachement, on lui annonça que le professeur avait pris un congé pour convenances personnelles, d’une durée indéterminée. Auprès d’un ancien collaborateur, il se fit passer pour une compagnie d’assurances – c’était le seul jargon (avec celui de la reconstruction dentaire) qu’il maîtrisait suffisamment. L’enseignant croyait savoir que le professeur était parti dans une relative précipitation.
— Je crois que cela a à voir avec sa mystérieuse collection : il n’en démord pas.
Ensuite il fallut monnayer des renseignements, des compétences informatiques que lui-même ne possédait pas, pour apprendre enfin que le professeur avait résolu de se rendre en Italie. Gray, en étudiant des notes de frais qui n’auraient jamais dû lui être communiquées, constata que l’intellectuel descendait toujours au même hôtel, à Venise.
Il se replongea, plus soigneusement cette fois, dans la bibliographie de sa cible. La figure d’Eurydice traversait les écrits du professeur comme un fil rouge. Il ne vit aucune mention directe de la collection, mais à une ou deux reprises il aperçut l’annonce d’un ouvrage, qui en définitive n’était jamais paru, et dont le titre était : Écrire l’histoire de l’art : l’affaire Eurydice.