Notes sur la conservation (1)

in Jasper Warski, Voir sans voir, essai sur les œuvres détruites et leurs traces dans la littérature

« Il suffit que cinq personnes retiennent un poème pour que ce poème survive » – mais quel est le devenir des autres œuvres ? La Vénus de Cnide, statue de Praxitèle, joyau de l’Antiquité, fut détruite ; elle ne subsiste qu’au travers de reproductions, de miniatures, et dans des chroniques – sous une forme altérée (la copie, premier degré du faux) ou verbale. Toutefois Pline l’Ancien et Lucien de Samosate ne s’accordent pas entièrement à son propos ; et ses répliques sont des variantes où la beauté, nue, paraît inquiète ou au contraire sereine. Le marbre original, seul capable de résoudre ces contradictions (sans doute car il les contenait), n’est plus. Ces différents états, jusqu’à la description, sont-ils le fantôme de la sculpture ? Si les textes eux-mêmes venaient à disparaître, ce qui ne manquera pas d’arriver (le pire est toujours certain), atteindra-t-elle une existence spectrale encore plus pure, ou aura-t-elle simplement disparu, disparu de la surface de la terre sans laisser de traces ? Comment retrouver ce qui est si parfaitement perdu ? Doit-on considérer la perte comme une forme d’art ?

D’une certaine manière, la conservation est un projet contre nature, un combat perdu d’avance. Les drippings de Jackson Pollock tombent en miettes. Ailleurs, au fil des ans, les vernis protecteurs s’épaississent, deviennent opaques, pareils à de l’ambre ou de la corne, leur transparence déjouée par le temps, par mille accidents du temps – de sorte qu’ils cachent ce qu’ils devaient montrer. Glacis et pigments se désagrègent. Certains tableaux ne supporteraient pas de voir la lumière du jour. Qu’est-ce qu’un tableau dans le noir ? Une peinture qui ne peut être vue ?

Et qu’en est-il des autres supports ? Les formats changent, deviennent obsolètes et illisibles. L’espérance de vie d’une bande magnétique est de quelques décennies, ce qui n’est rien. Les pellicules cinématographiques en cellulose, qui ont remplacé le « film flamme », exsudent des gaz toxiques ; les images finissent fuchsia. De façon générale les couleurs sont les premières à bouger. Elles virent au sépia, se dégradent, flottent. Comment suspendre cette déperdition ?

 

Le temps détruit tout, avec une inventivité et une abondance de moyens qui tiennent en respect même l’esprit le plus créatif. Pourtant, la conservation demeure un instinct. Mais qu’est-ce qu’une œuvre retirée, mise à l’abri ? Le secret est-il un art ? Et la disparition ?

 

Ces questions furent les premières réponses que Gray trouva après qu’Anna eut prétendu avoir tout détruit, comme le prédisait le testament. Il ne put s’en satisfaire et continua à chercher la collection Castiglioni mentionnée par le mort.