Paris

Gray était amoureux. Anna, non.

Gray dormait mal. Il errait dans la maison, contemplait ses verres d’eau ou la surface de son bain dans l’espoir de la voir lentement apparaître, comme une inconnue photographiée émerge peu à peu, affleure dans un bac de développement. Il se découvrit tout un imaginaire, toute une érotique des chambres noires. Anna lui manquait toujours, même lorsqu’elle était là. Il la sentait circuler autour de lui, la nuit ; en lui, même – sous son autre nature, volatile, caressante, chimique. Le néon est évidemment avant tout un gaz, bien qu’il y en ait peu, en réalité, dans les tubes fluorescents ; le sodium, les lampes au sodium, tout cela m’a infiniment intéressée, tu as un visage tout à fait frappant.

Sa photographie était comme elle, froide, séduisante. Une expérience sur la lumière. Gray accepta tout : de poser pour elle, de l’attendre quand elle ne venait pas, de l’écouter lui parler de son visage, qu’il ne reconnaissait pas lorsqu’elle le décrivait. Le malheureux essaya même de s’instruire dans la chambre bleue où elle venait de moins en moins. Les lampes au sodium, à la lumière orangée si caractéristique, furent utilisées dans l’éclairage urbain, principalement dans les années 1970 ; principalement en extérieur (parkings ; périphériques). Les tubes fluorescents sont eux communs aux espaces publics et utilitaires. Cuisines de restaurants, réfectoires d’écoles, aéroports ; blocs opératoires, chambres froides, morgues pleines ; cabinets médicaux, dentaires ou de kinésithérapeutes ; salons de massage, traiteurs chinois, supermarchés ; vestiaires sportifs, commissariats, prisons ; et même, aux Pays-Bas, de nombreuses maisons closes – tous ces lieux étaient éclairés de la même façon. Tous baignaient dans la même lumière. Et c’était sur cela que travaillait Anna, sur la lumière, essentiellement ; sur sa composition. Elle photographiait indifféremment des lieux ou des individus. Jamais de foules ni de groupes. Jamais, même, de couples. Elle avait officiellement clos la série intitulée John (dont plusieurs clichés dits au bras cassé ou encore au plâtre). Elle continuait de produire un nombre non négligeable d’autoportraits et travaillait de surcroît sur une série de villes fantômes (qui comprenait une sous-catégorie maisons hantées, dans laquelle Gray eut la plus grande peine du monde à reconnaître sa propre chambre). Toutefois le vrai classement ne dépendait pas du sujet mais de la lumière utilisée. Lampes au sodium (éclairage public orangé, donc ; mais aussi torches sous-marines, lumière trouble des chasseurs d’épaves et de la police scientifique) ou tubes fluorescents. Elle introduisait jusque dans les chambres à coucher, jusque sur les visages, la lumière urbaine des banlieues pavillonnaires, des zones industrielles et portuaires, des bretelles et des boucles d’autoroute. La trace d’une nuit absente, dégradée, s’immisçait partout. Nulle part on n’échappait à ce rayonnement blême. Dans les photographies les plus réussies elle semblait sourdre du sujet, en rayonner. Une lumière de bunker, dit-elle, ou d’abri antiatomique. Comme on l’avait écrit, son art respirait la fin du monde.

L’étrangeté créée par ces éclairages tenait à plusieurs choses, notamment au métamérisme – Gray n’y entendait rien, il s’agissait du phénomène « par lequel deux surfaces, paraissant de même couleur sous un certain éclairage, peuvent paraître de couleurs différentes sous un autre » – c’est en réalité une question de lumières aux couleurs différentes selon la physique, mais indiscernables par l’œil humain. D’où l’impression d’étrangeté, de perte de repères éprouvée à découvrir sous un éclairage inhabituel des lieux pourtant communs, aussi communs que son propre visage. D’où la difficulté de Gray à reconnaître sa chambre ou la salle de bains, qui lui semblait soudain une scène de crime. Voilà sur quoi travaillait Anna – sur les faiblesses de l’œil humain.

Sa démarche échappait à Gray, qui n’était pourtant pas moins visuel qu’un autre. Plus il essayait de saisir sa photographie, plus elle se défaisait – non sous ses yeux physiques mais sous son regard intérieur, mental – pour devenir abstraite, volatile. Anna ne tirait pas ses photos elle-même ; toutefois Gray, désorienté, avait l’impression qu’on lui tenait la tête au-dessus des vapeurs toxiques d’un bac de développement. Il souhaitait comprendre, pourtant ; il souhaitait voir avec ses yeux à elle, penser ses pensées à elle. Mais là où il voulait des images elle s’intéressait, elle, à la chimie, à l’indice de rendu des couleurs (IRC) et à leur température (exprimée en kelvins). Elle tenta de lui expliquer sa démarche, ses procédés ; elle fit de lui son assistant ; mais il ne comprenait rien, il n’était bon qu’à transporter les lourds néons avec lesquels elle éclairait ses sujets – cette lumière froide et blanche était sa signature, son art.

Dans la maison il n’y avait pas de photographies, sauf celle accrochée en bas des escaliers, dans l’antre de John, l’époux exilé. D’en haut, quand la porte était ouverte, seul était visible le quart inférieur : un noir et blanc, des chaussures d’homme, des souliers de femme – pas une œuvre d’Anna, devina Gray.

 

Il se sentait mal aimé. Elle était si peu sentimentale, si peu expansive, qu’il avait honte de ses élans. Lorsqu’elle travaillait, créant ce milieu blême de bunker ou de chambre froide, elle brillait elle-même d’un éclat plus dur, plus affirmé. On sentait que l’art irriguait des zones de son cerveau habituellement engourdies ; des zones que son petit organisme à sang-froid ne se donnait pas d’ordinaire la peine de réveiller. Quand elle ne travaillait pas, elle était indolente, assoupie, ses facultés lovées sous son front comme des serpents dans le froid. Et Gray aimait la voir entièrement présente. Il aurait voulu lui être un interlocuteur. Il tâchait d’apprendre et n’y entendait rien. Il croyait ressentir physiquement le froid suggéré par les tubes fluorescents ; communément appelés néons ; même si le gaz qu’ils contiennent est le plus souvent de l’argon. Il frissonnait, il tenta d’appliquer son cœur brisé à la chimie, à l’électricité, au rayonnement lumineux pour débutants. Rien de ce qu’il lisait ne lui permettait d’y voir plus clair ; surtout, rien de ce qu’il lisait ne lui ramenait Anna, la chaleur de son corps, le front qu’elle nichait parfois dans son cou, sa peau contre sa peau. L’argon est utilisé : pour la conservation de la viande dans l’industrie agro-alimentaire ; comme gaz inerte en chimie fine pour réaliser des manipulations en l’absence d’oxygène ; comme gaz inerte dans la lame d’air des vitrages isolants à faible émission ; comme gaz inerte dans les réservoirs d’extinction d’incendie (allié à 50 % d’azote) ; en plongée sous-marine pour gonfler la combinaison étanche, à cause de ses propriétés d’isolant thermique non réactif ; l’argon 39 a été employé pour dater des eaux souterraines.

Dater des eaux souterraines. Gray se récitait ces tristes faits dans la chambre bleue. Il ne trouvait pas le sommeil ou dormait fiévreusement, comme si quelque chose, en lui, évoluait. Il souhaitait de l’attention, de l’intimité. S’il s’endormait dans ses bras elle en profitait pour s’éclipser. Alors il se récitait des listes, seul, en écoutant avec une inquiétude croissante les bruits, en bas ; et de plus en plus il essayait de se représenter les itinéraires de l’homme qui s’affairait ainsi, de nuit. Anna partait souvent, parfois plusieurs jours, sans même le prévenir. Plus tard il se dit qu’elle avait tout mis en place, vraiment ; que peut-être elle avait prémédité jusqu’au jour, jusqu’à l’heure de sa rencontre avec John Volstead.