d’après Jasper Warski, Voir l’enfer (annexe 6 : « Le brasier, littéralement »)
Les pellicules de films ont posé de grands défis à la conservation. D’ailleurs, Gray lui-même avait eu à une époque, au fond du réfrigérateur, des bobines argentiques dans une boîte en métal, peut-être une ancienne boîte de thé, peut-être du Rolling Clouds, peut-être de ce Pu-Er auquel on trouve un vague arrière-goût de pierre, comme un parfum d’église en ruine ; des pellicules au fond du réfrigérateur, et plus personne ne sait quelles images contiennent les petits rouleaux, de quoi elles pourraient attester ; elles dorment là, comme une latence. Cette pratique, qui disparaît comme la photographie argentique, vient sans doute du caractère même de la pellicule et de ses origines hautement inflammables : elles étaient en nitrate de cellulose, explosif puissant utilisé durant la Première Guerre mondiale. À soixante-dix degrés Celsius – mais cette température peut descendre à quarante si le film est en mauvais état – le risque de combustion spontanée est réel. Les brasiers ainsi créés sont infernaux car le nitrate se consume sans oxygène : rien ne peut donc étouffer les flammes. En 1897 le nitrate fut responsable de l’incendie du Bazar de la Charité, à Paris ; en 1922, dans des circonstances similaires, toutes les installations du laboratoire cinématographique Dassonville, à Bruxelles, furent détruites ; en 1978, dans l’embrasement des archives cinématographiques de Suitland (Maryland), près de quatre mille kilomètres de film brûlèrent. Ainsi, le feu est souvent l’ennemi de la conservation, bien que cela puisse parfois être tourné à notre avantage : Sir Thomas Browne recommande d’y recourir pour nos dépouilles mortelles (« être déterré de nos tombes, qu’on fasse de nos crânes des hanaps et de nos os des pipes pour le plaisir et l’amusement de nos ennemis, voilà des abominations tragiques à quoi l’on échappe par l’ensevelissement par le feu »).
Les techniques ont évolué ; désormais, le danger d’incendie est moins grand, bien que la peur subsiste. Notons que, pour ces supports d’images, la conservation est un réflexe récent. De nombreuses destructions furent volontaires : au début du vingtième siècle, on détruisait les pellicules pour en récupérer les sels d’argent. (On prétend que quatre-vingt-dix pour cent des films muets connurent ce sort, dont The Divine Woman, avec Greta Garbo, dont on pressa l’aura pour en extraire le métal précieux – quatre grammes d’argent au mètre carré de pellicule.) Un peu plus tard, en France, d’innombrables bobines furent détruites exprès : table rase minutieusement orchestrée afin de relancer la production cinématographique par le vide.
Mais parvenu à ce stade de son enquête, Gray considéra qu’il s’éloignait du sujet. Mû par une voix intérieure, il referma l’ouvrage.