Gray ne vit Anna qu’une fois après la mort de John. Elle l’étreignit comme un ami, un ami de longue date ; complice, il enfouit le visage dans son cou. Ils parlèrent peu, d’arrangements pratiques. La distance entre eux était cette fois la bonne : enfin stabilisée, enfin libérée de ses oscillations sauvages entre trop de présence et pas assez.
Il dit qu’il souhaitait voir une dernière fois le sous-sol, elle répondit Bien sûr, il ne s’étonna pas de l’absence des effets personnels de John, de leur évaporation quasi instantanée, comme si le décor avait disparu avec lui. J’ai tout jeté, dit-elle, j’ai même hésité à lui élever un bûcher funéraire avec ses livres. J’ai tout détruit.
La grande photo manquait aussi, évidemment. Il n’en fut pas surpris et ne posa aucune question ; il n’aurait pas su quoi demander. Anna et lui s’allongèrent une dernière fois côte à côte sur le couvre-lit bleu. Ce lit avait toujours été trop petit pour deux. Au bout d’un moment Gray s’assit par terre. Il lui tint la main. Au contact de ses doigts, à un changement infime de pression ou de température, il sentit qu’elle s’endormait ; il n’osa plus bouger. La blonde et l’étrangleur, ironisa le mort, mais sa voix à cet instant était encore trop faible, trop neutre, et Gray ne l’entendit pas ou la confondit avec la sienne. Lui se dit que tout était fini. Anna partit avec sa fille aux États-Unis, le mort en soute ; Gray ne fut pas invité à les suivre, il n’en exprima d’ailleurs pas le souhait et (c’était dans la logique des choses) ne les accompagna donc pas.
Il resta à Paris et émigra dans une partie plus populaire du quartier, dans un hôtel de troisième ordre. Il se dit encore une fois que tout était fini, que sa naïveté lui avait au moins permis de suivre l’histoire jusqu’à son dénouement, ce qui n’est pas rien, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Allongé sur le lit, il inspira des relents de nicotine expirée par d’autres poumons que les siens. Il pensa qu’il aimait Anna, il pensa qu’il n’aimait pas Anna, il pensa que cela ne faisait aucune différence et qu’il n’avait plus goût à rien. Au bout d’un certain temps (la durée avait changé pour lui) il quitta l’hôtel et s’installa chez un étudiant américain. Moyennant un loyer modeste il vécut comme son double, comme son négatif. Il dormait dans son lit lorsque lui était dehors ; la nuit, il faisait Dieu sait quoi. En arrivant le matin il sortait ses draps d’une commode, en revêtait le matelas, et tirait les rideaux qui ne bloquaient pas entièrement le jour. Il dormait d’un sommeil de plomb. Le réveil, en sonnant, le surprenait toujours. Seule l’obscurité qui avait envahi la chambre lui confirmait l’écoulement des heures. Il ôtait ses draps, remettait en place la parure de lit du locataire légitime, prenait une douche, essuyait toutes les surfaces de manière à ce que rien, pas même une vapeur d’eau résiduelle, ne trahisse son passage ; il se rhabillait et désertait les lieux. Les deux jeunes gens ne se croisaient jamais et Gray veillait à ne rien déranger.
Il pensa qu’il aimerait toujours Anna, il pensa qu’il ne l’avait jamais aimée. Il pensa que ce n’était pas la première fois qu’il était témoin d’une fin violente. Il se demanda s’ils l’avaient choisi pour cela, pour cette propriété qu’il ignorait, lui, de lui-même – s’il était entré dans leur maison en qualité de public, dès le départ – pour son regard, simplement. Il se demanda si tout se serait passé différemment s’il n’avait pas été là pour le voir. Il se demanda qui serait le mort suivant de l’histoire, et si ce serait lui.
Il pensa à l’incinération, il était sûr que ça avait été une incinération (le meilleur moyen de détruire les preuves, et le plus sûr d’éviter qu’on ne fasse « de nos crânes des hanaps et de nos os des pipes pour le plaisir et l’amusement de nos ennemis »). Il en était absolument convaincu, comme si quelqu’un, en lui, savait. Il apprit qu’Anna rappelait toutes les photographies qu’elle avait pu faire de John et qui avaient trouvé acquéreur par le passé. Elle proposait aux collectionneurs privés comme aux institutions de les échanger contre d’autres. De ce fait, la série dite John au plâtre (parfois, au bras cassé) n’était désormais plus visible. Anna prétendait agir selon les vœux du défunt : la volonté des morts est une chose bien étrange.
Gray ne rêva qu’une fois d’elle, en pleine journée. Elle était pareille à elle-même mais dans ses cheveux, au sommet de son crâne (son crâne de chat ou d’oiseau, de proie ou de prédateur, on l’ignorait) ses racines commençaient à poindre, plus sombres. Il se réveilla d’un coup, certain dorénavant que la réciprocité était la seule preuve d’amour possible et qu’il avait donc vécu autre chose avec elle, il ne savait pas quoi. Cela le libéra un peu. Il se demanda malgré tout qui serait le mort suivant, et si ce serait lui.
Un matin le colocataire chronopositif, celui qui vivait à l’endroit, sans inversion des valeurs – celui pour qui le jour était le jour et la nuit, la nuit – le pria de partir. L’arrangement ne convenait pas. Gray était à la fois là, et pas là, et c’était étrange, surtout la nuit. Je ne sais pas ce que tu fais la nuit (et, pour être honnête, Gray lui-même l’ignorait), mais je suis fatigué en me réveillant, et ce n’était pas le cas avant, regarde mes cernes, regarde mes cheveux, ce n’est pas naturel. Mais Gray, lui, ne ressentait rien de ce tumulte, quoiqu’il s’accordât à trouver au jeune homme le teint un peu brouillé.
Il proposa l’arrangement à d’autres étudiants mais, à sa surprise, tous refusèrent. Cela paraissait de l’argent facile pourtant, de l’argent facilement gagné. Mais peut-être s’étaient-ils passé le mot car tous sans exception déclinèrent, certains avec une expression qui sembla à Gray proche du dégoût ou de la terreur et, bien qu’elle fût peu orthodoxe – il l’admettait volontiers –, il s’inquiéta de ce qui, dans sa proposition, pouvait bien susciter chez eux un tel effroi ; il leur demanda ce qui se disait de lui, ce qui s’était dit, mais alors tous s’éloignèrent plus vite encore. Une âme charitable finit par le prévenir : il regardait les gens dormir et son regard portait malheur (du moins étaient-ce les bruits qui couraient). Aucune de ces rumeurs n’étant en soi fausse, l’injustice de leur juxtaposition resta lettre morte.
Ce fut alors que le notaire se manifesta. À quelques jours, quelques heures près, même, Gray aurait été difficile à retrouver et peut-être l’avoué aurait-il, de guerre lasse, abandonné ses recherches. Mais il le débusqua, le rattrapant in extremis avant que le jeune homme ne parvienne, par un moyen ou un autre, à s’exfiltrer de l’histoire. Il lui parla du testament et de son héritage d’une ligne, ou de sa ligne d’héritage. Trois phrases, une parenthèse. Gray : elle prétendra avoir tout détruit. Elle mentira. Je ne suis pas sûr d’en savoir plus (Collezione Castiglioni ?).
*
John, dix jours avant de mourir, sollicita son aide et Gray accepta car il voulait entendre parler d’Anna. C’était entendu entre eux ; John n’avait-il pas précisé, sur le ton de la plaisanterie, que si Gray acceptait de l’assister, il trouverait quelque part « le recensement, à main levée, des hommes qu’elle avait laissés pour morts » ?
Le livre que John disait vouloir écrire était un roman sur la fameuse photographie, sur l’autographe frontal. Anna et lui avaient mis la photo en scène : Gray était désormais dans le secret. Mais il ne savait pas encore qu’il y avait d’autres clichés. Toute une série, en fait. John gardait les négatifs précieusement : ils étaient sa matière première. Ils étaient toujours à portée de main. Anna, dit-il, aurait aimé les récupérer ; c’était un petit jeu entre eux, qu’ils avaient d’ailleurs négligé ces derniers temps. Le jeune homme balaya du regard le sous-sol encombré. Peut-être les cachait-il dans la bibliothèque, peut-être les avait-il cousus dans l’un des fauteuils boiteux ? Peut-être, reprit John, les lui montrerait-il. Après. Il avait un service à demander à Gray, un service peu commun, mais après tout « il ne faisait pas semblant d’être artiste » (quelle expression obscène, pensa le jeune homme).
John avait écrit quelques pages, les premières depuis des années, et il avait besoin qu’on les lui lise. C’était l’unique moyen, prétendit-il, d’en évaluer la qualité. Pour son premier roman il avait déjà procédé de la sorte : le cousin d’Anna, Lucas, lui avait lu à haute voix l’intégralité des Narcissiques anonymes.
Gray, poussé par la curiosité, accepta, et John le pria de lire de la voix « la plus neutre possible ». Sur quoi il s’allongea par terre, les yeux mi-clos, et attendit. Gray crut à une plaisanterie. Puis il se souvint d’avoir entendu que les aveugles, quelquefois, s’irritaient des effets de ton sur les livres enregistrés qu’ils possédaient ; car, de même qu’un lecteur valide peut feuilleter ses ouvrages à différentes vitesses, les non-voyants parfois écoutent en avance rapide. Le texte le plus monocorde est celui qui se prête le mieux à cette écoute expresse. Mais peut-être était-ce faux. Timidement, il demanda à John s’il se préparait à une cécité encore tenue secrète. Mais l’écrivain rit sans joie ; et le trouva romantique – follement. Non, dit-il, cela m’aide à repérer les défauts. C’est un procédé comme un autre.
Alors Gray s’éclaircit la gorge et porta à ses yeux la première page, qu’il essaya d’abord de lire pour lui-même, sans y parvenir vraiment – déjà sa propre voix le rattrapait, John avait fermé les yeux, mains croisées sous la nuque ; sa propre voix le rattrapait et il s’entendit dire, d’un air curieusement détaché, Anna, nous avons pris cette photographie un matin de printemps quand tout restait à faire. Depuis, tu as détruit sept tirages de l’autographe frontal, soit un tous les deux ans. La première fois tu m’as fait croire qu’il s’agissait d’un accident.
Quiconque s’est déjà risqué à la photographie le sait : il n’y a pas de prise parfaite. L’autographe frontal appartient lui aussi à une série. Les négatifs m’en sont témoins : sur certains on voit ton visage. Je les ai précieusement conservés, comme une forme personnelle d’assurance-vie. Je les aime comme on aime les photographies : car j’aime le moment qu’ils documentent. Ce jour où j’ai signé ton front à l’encre noire. Cependant le maléfice de cet instant parfait est qu’il se passe de mots. Je n’arrive plus à écrire, sinon des légendes à ces images dont tu regrettes l’existence. Un roman noir, un roman-photo noir.