Ce soir-là, les trois pensionnaires se retrouvèrent sous la verrière du Ritzi. L’assistante, boudeuse, tendit un plaid au professeur. Gray quant à lui étouffait dans cette serre. Ils commandèrent à boire, un alcool léger, à l’arôme presque pharmaceutique. Puis le professeur, de bonne grâce, se mit à lui parler.
On ne pouvait se fier aux canaux habituels d’information en ce qui concernait la collection. Le professeur l’avait compris, comme Gray, grâce à ses conseils, le comprendrait lui aussi. Ne perdez pas votre temps, lui dit-il. Mon unique certitude concernant la collection : si l’information apparaît sur un écran, elle est fausse. Elle l’a toujours été, ou elle l’est devenue. Internet est parfait, à moins de chercher ce qui n’a pas de nom. Les moteurs de recherche ont les mots pour carburant, les signes, une nébuleuse de noms. Or la règle est simple : qui nomme la collection ne sait pas de quoi il parle. La collection est ce qui se tait. Au plus près d’elle, de sa vérité, de son essence, il y a un blanc, un silence, un soupir peut-être.
Ce que lui, le professeur, avait appris de son existence relevait de la tradition orale, de l’aveu prudent, parcimonieux ; de la réticence. Du face-à-face, car (il lui donnait des conseils comme à un disciple) pour s’assurer de la véracité des propos, de l’authenticité des confidences, un seul indice était fiable : l’effondrement dans le mutisme. Quand les muscles autour de la bouche lâchent soudain, quand on voit l’autre chercher ses mots, littéralement. Cela, et un certain regard.
— Alors elle existe ? demanda Gray, que l’assistante surveillait à travers ses cils, par en dessous, le gène du film noir évidemment.
Bien sûr qu’elle existait. Le professeur semblait choqué qu’on en fût encore à négocier la réalité de la collection. Mais « qui nomme la collection ne sait pas de quoi il parle », Gray apprenait vite – et ce qu’il apprenait le plus vite, ce qui lui venait le plus naturellement, était la méfiance. Pourtant il voulait entendre le professeur. Ou regarder encore un peu cette assistante hollywoodienne, jusqu’à quel point peut-on relever de la fiction ? Gray était fasciné par son artifice, par la fausseté qui lui était naturelle – le gène du film noir –, stupéfait et émerveillé d’être le seul à s’en rendre compte. Elle-même, peut-être, n’en avait pas conscience.
Le professeur avait, au fil du temps, établi un… éphéméride, non – une sorte d’almanach. Son assistante et lui y travaillaient conjointement, depuis le début. La liste des apparitions évoluait encore, se précisait. Ses origines balbutiantes se consolideraient : il s’agirait bientôt d’un discours, d’une pensée. Pour l’heure, ce n’était encore qu’un squelette d’histoire – une histoire obscure, impure, saturée de mythes et de superstitions –, il fallait être indulgent (et Gray se rendit vite compte, car le regard oblique de l’assistante sous certains angles agissait comme un prisme muet, comme un révélateur, que le discours du professeur oscillait en permanence entre le pôle de l’autorité et celui de la supplique, comme si Gray était tour à tour un disciple et un juge, ou en même temps un disciple et un juge), il fallait, donc, être indulgent – lui et l’assistante ne savaient même pas, au départ, ce qu’ils cherchaient. Pour tout dire, lui et l’assistante avaient commencé avec un plan de New York tracé à la main. À main levée : c’était le premier document cartographiant – peut-être – les apparitions de la collection. La pénurie de moyens était grande. Aucune institution ne s’intéressait au phénomène (ou alors, le professeur s’était brouillé avec tout le monde). Leurs notes étaient aussi hésitantes et imprécises que celles de l’Antiquité sur les comètes.
Longtemps ils se contentèrent d’observer. Mais voir n’est pas reconnaître – voir n’est pas reconnaître, dit le professeur, c’était bien là toute la difficulté, comme pour les comètes (c’est une métaphore utile, autant vous le dire tout de suite, c’est une comparaison et, sans doute, un code ; plus tard – mais ce sera sans doute davantage votre problème que le mien – cela deviendra un cliché). En effet, la collection a ceci de commun avec les comètes que l’on ne sait d’avance l’aspect qu’elle prendra au moment où elle choisira (choisira – à supposer que la collection fût un sujet à part entière, convention discutable qu’ils avaient adoptée par défaut, tant la question de l’intention leur paraissait vertigineuse), au moment où elle choisira, donc, de traverser notre champ de vision. Voir n’est pas reconnaître. Revoir n’est pas reconnaître. Lui-même n’avait eu qu’un seul contact direct, croyait-il, avec la collection.