À son retour du Texas le professeur, pour se guérir de son obsession, ouvrit donc sa monographie – une plaquette, pas plus, consacrée à un vidéaste contemporain.
Et l’œuvre était là. Du moins sa mention, assortie d’un instantané de film noir et d’une brève notice ; mais enfin elle y était, comme dans son souvenir. Il ouvrit le livre texan : l’œuvre manquait. Page 128 – il y avait autre chose à la place. Alors, il fit ce que font les universitaires, les chercheurs : il chercha. Les dates tout d’abord : le deuxième exemplaire était un retirage. Les catalogues d’artistes sont des livres chers (à acquérir, mais aussi à imprimer), leur tirage est en général confidentiel – rarement plus de mille exemplaires. Même ainsi, les rééditions sont exceptionnelles.
De façon plus surprenante, le deuxième exemplaire ne portait aucune mention de l’édition originale. D’ordinaire la date y figure toujours. D’autre part, les modifications n’étaient pas précisées : aucune mention ne faisait état d’une édition révisée, revue ou augmentée. Or la page 128 n’était plus la même.
Il compara les deux publications soigneusement. Seule cette page-là, à laquelle le hasard l’avait amené, était altérée. Seul manquait le Corridor. Et ce catalogue, qui comprenait un cliché tiré de la vidéo, était l’unique aide-mémoire dont il disposait. Le film n’était pas disponible en ligne. Les quelques liens qui y renvoyaient étaient désormais inactifs. Il ne lui restait que la page 128. Sa curiosité était piquée ; il décida d’approfondir la question. Et puis, il souhaitait se changer les idées ; se remettre de ce qu’on connaissait sous le terme de controverse Eurydice, mais que lui appelait le camouflet Corot. Se remettre, donc, du camouflet Corot et de cette lumière texane qui avait écrasé quelque chose en lui, qu’il croyait encore sentir dans ses poumons comme de la poussière de roche (ça ne va pas, pensa Gray), lui avait-il parlé de cette lumière ? Elle était une déclaration de guerre à la profondeur. Comme dimension, du moins. Tout n’était plus qu’en deux dimensions. À certaines heures, qui sont interminables, tout paraissait à la fois à portée de main et faux, irrémédiablement faux. Et massif. Plus d’ombres nulle part, pas même sous les pommettes saillantes ou les arcades sourcilières, non, pas même à l’oblique des clavicules ni dans ce petit creux palpitant à la naissance de la gorge, là où se rassemblent les ombres, là où les ombres sont chez elles. (Et Gray chercha des yeux le cou de l’assistante. Elle le regardait. Il rougit.)
— Avez-vous jamais vu votre visage sans la moindre ombre ? Ce n’est plus votre visage, dit le professeur.
— Oui, ça m’est arrivé, dit Gray pour masquer son trouble.
Et comme le professeur attendait visiblement des explications sur cet aveu que, d’une façon obscure, il semblait tenir pour une désertion – crime passible, on le sait, des plus lourdes peines – Gray ajouta :
— J’ai été modèle.
Il avait été modèle et se souvenait de tout, des néons aveuglants qui brûlaient la cornée – il fallait garder les yeux ouverts –, de la voix de la photographe et de cette phrase qu’elle lui disait souvent, avec une envie et une tristesse égales : Mon Dieu que tu es symétrique, soupirait-elle. Il se souvenait aussi de ne pas s’être reconnu sur les photos. Mais il épargna ces anecdotes au professeur, qui par ailleurs avait l’air satisfait de sa laconique réponse.