Venise

Écrire l’histoire de l’art : l’affaire Eurydice. Le professeur Warski n’avait jamais publié cet ouvrage, mais tout portait à croire qu’il était l’homme à interroger sur la collection. Il l’observait peut-être ; peut-être savait-il où la trouver. Le professeur était la première piste sérieuse de Gray. Et le professeur, apprit-il par des voies détournées, était attendu à Venise. (Dire qu’il y était annoncé aurait toutefois été exagéré.) Durant ses séjours il privilégiait un modeste palazzino où Gray descendit. C’est chose peu commune, pour un limier, de précéder sa proie ; mais on n’en était plus à une irrégularité près.

Le Ritzi, une pension de second ordre du quartier San Stae, était fait pour les grandes chaleurs, non pour cet automne noyé ; mais au moins il était digne et Gray, précisément, cherchait un endroit digne où se cacher. La propriétaire, une femme épaisse et amène, apprécia la valise antique du jeune homme et son chapeau ; régulièrement, dit-elle, des jeunes gens respectables, en désaccord avec leur temps, leur monde ou (c’étaient les cas critiques) les deux, venaient chez elle se cacher et mourir – métaphoriquement, bien entendu –, mais elle – Mitzi – approuvait, ne fermant jamais l’établissement dans lequel d’ailleurs elle vivait, même à l’acqua alta, même au plus bas de la saison. Elle tenait ses registres elle-même et plaçait avant toute chose le confort de ses habitués : des connaisseurs, dit-elle. Des intellectuels, des mélancoliques ou des élégants (elle toisa Gray, incertaine de sa catégorie de rattachement). Les nuits étaient payables d’avance ; le restaurant-bar se trouvait sous la verrière. Ici, l’avertit-elle, nous ne parlons jamais d’Hemingway.

Sur cette unique mise en garde, elle l’accompagna à l’étage. La chambre de Gray était simple et spacieuse, relativement bon marché. Le Ritzi – comme le Ritz, mais avec un « i », commenta Gray en s’efforçant à une légèreté qu’il n’éprouvait pas. Un i comme ironique, ajouta une voix dans sa tête, avec laquelle il avait, depuis Paris, des dialogues parfaits. Parfaitement inventés, bien entendu – le Ritzi, et c’était tout le génie du lieu, appartenait à Mitzi, qui aimait le verre et les plantes vertes, et déployait une énergie considérable à les entretenir. Le bar du jardin d’hiver était une sorte de serre expérimentale. Mitzi y allumait chaque soir, dévotement, des lumières diffuses disséminées parmi les feuillages. Les premiers jours, Gray vécut là, pour ainsi dire ; mais l’honnêteté oblige à préciser qu’une partie non négligeable – quoique invisible – de sa personne demeurait en réalité prostrée, sans force, dans sa chambrette blanche, allongé sur le lit en position de gisant – dite « linceul chrétien » – le visage enfoui dans un livre qu’il échouait à lire, mais dans l’ombre et le parfum duquel, cependant, il trouvait le repos. Le bar fermait à une heure du matin, sans qu’il y soit jamais fait mention d’Hemingway et sans que le professeur s’y présente. Quelques jours s’écoulèrent. Interrogée sur les prochaines arrivées, Mitzi se montra d’une discrétion qui l’honorait – mais Gray se savait au bon endroit, sinon au bon moment. Il prendrait son mal en patience. Et, entre-temps, il remontait dans sa chambre, se réconciliant peu à peu avec cette partie de lui-même qui ne se remettait pas de Paris. Il feuilletait quelques pages. L’odeur de l’encre et du papier était la dernière chose dont il avait connaissance en s’endormant, la première dont il reprenait conscience au réveil. Au bout d’un moment cela cessa, il alla mieux. Il se sentit de nouveau un.

Venise hors saison était parfaite, Venise et son eau qui dévorait tout. Il plut sans discontinuer pendant soixante-douze heures et Gray ne quitta guère le Ritzi. Souvent il oubliait qu’il attendait quelqu’un. Il écoutait la pluie sur le canal sous sa fenêtre. Les murs passés à la chaux étaient froids au toucher, trahissant toute l’eau secrètement contenue dans l’épaisseur – quel pourcentage ? Qui sait, peut-être certains édifices parmi les plus délabrés possédaient-ils le même ratio liquide/solide qu’un corps humain, Gray ne se rappelait plus, soixante-dix, quatre-vingts pour cent d’eau, une ville entière attendant patiemment de se dissoudre. L’eau aux robinets était chargée de scories, claire mais dense au contact, toute une architecture secrète dans une gorgée, un urbanisme absurde, princier, terrifiant.

Trois jours de pluie ininterrompue et de ses bruits, sur le canal sous la fenêtre, contre les vitres, sur le toit, ne résonnant pas de la même façon dans la chambre et dans la salle de bains. Une acoustique entière, épuisante, mais précisément ce qu’il lui fallait : l’irruption du monde. La chambre, le Ritzi entier étaient si humides, l’air si saturé lui aussi d’une eau secrète, qu’il chercha des fuites sans les trouver. Sinon dans l’entrée où Mitzi avait déposé une sorte de soupière qui, aux heures fastes, aux beaux jours, dans une autre vie, devait servir de réceptacle à des quantités bachiques d’alcool ; une soupière en argent dans laquelle, sous d’autres latitudes ou en d’autres circonstances, on imaginait bien une jolie femme exaltée (Zelda Fitzgerald, par exemple) plonger la tête – mais qui, lors du séjour de Gray, ne résonna que des gouttes d’eau tombant, moins régulièrement qu’on n’aurait cru, avec un petit bruit trompeur de piécette ou d’obole.

C’est là, en descendant dîner, que Gray aperçut la nouvelle pensionnaire. Elle était agenouillée dans le hall obscurci par l’orage du dehors, agenouillée devant le récipient, ses cheveux sombres dissimulant ses traits. Dans cette grande mèche on devinait une ondulation à l’amplitude trop vaste, trop molle pour prétendre être une boucle – des crans, plutôt, une vague – rien de naturel, se dit Gray, figé dans l’escalier. Rien de naturel, excès d’humidité ou abus de romans noirs ; et il était impossible de ne pas imaginer, derrière ce voile de cheveux sombres, une bouche peinte, des pensées équivoques. Recueillie devant la soupière Pimm’s de pluie. Ses genoux cependant ne touchaient pas tout à fait terre – ce dallage en marbre, usé par les pas à en être concave par endroits, et dans les creux duquel on ne reconnaissait rien qui ressemblât à de l’humain, ni chaussures ni pieds ni rien, dont l’usure évoquait bien davantage l’œuvre de l’eau ; partout, partout, la dissolution, se dit Gray. La connivence des liquides intérieurs et extérieurs, un élément entier bruissant, conspirant.

Elle se releva et, s’adressant à un interlocuteur qu’il ne vit pas, dit :

— Laissez, Professeur, je m’occuperai de nos passeports plus tard. Montez plutôt vous installer.

Ainsi l’historien de l’art ne voyageait pas seul. C’était à prévoir, pensa Gray, qui remonta en chat à l’étage dès que l’inconnue fit mine de se relever.