Venise

Son nom revenait si souvent dans l’histoire de la collection que Gray résolut de s’adresser à Vivian. Il s’assura que le professeur était bien installé, sous la verrière, près de l’électrocuteur d’insectes que Mitzi avait jugé bon d’acquérir suite à la débâcle lacrymale de la veille. L’appareil, d’une vingtaine de centimètres de long, était composé d’un néon bleuâtre, circulaire, censé servir d’appât lumineux ; et d’une grille électrifiée contre laquelle venaient s’écraser les nuisibles en grésillant. Pour l’heure, on n’entendait rien, sinon le bruit des pages tournées. Gray monta à l’étage. Il aperçut l’assistante à travers une enfilade de portes qui toutes étaient ouvertes. Au bout de la perspective ainsi créée (accident ou préméditation), elle était là, à un petit bureau, le visage en partie dissimulé par ses cheveux. Elle nettoyait, sans délicatesse superflue, des cassettes vidéo obsolètes. Gray s’avança jusqu’à elle, avec plus d’inquiétude, sans doute, que la situation n’en réclamait. Elle ne le regarda pas, n’interrompit pas sa tâche. Ses ongles, très courts, étaient incarnat.

— Je… commença Gray.

— Je vous préviens, dit-elle d’une voix neutre, je ne crois pas un mot de votre histoire.

Et cette phrase lui confirma ce qu’il soupçonnait de sa nature profonde. Elle posa la VHS et le coton-tige imprégné d’ammoniaque, ou d’éther. Et, sans prévenir, elle lui sourit.

– Revenez ce soir, dit-elle, lorsque le professeur sera couché.

Quand il revint, Vivian semblait ne pas avoir bougé. En sortant, elle verrouilla le petit bureau avec un soin qui ne le surprit pas. Elle dégageait encore une vague odeur de dissolvant, qui acheva de se dissiper dans le couloir. Ses gestes étaient indolents ; comme si le tissu de sa robe, d’un vert par ailleurs liquide, avait été gorgé d’eau, alourdissant ainsi le moindre de ses mouvements. Épousant ses formes, aussi. Elle glissa la clé dans son sac à main avec un soupir étudié : comme si ses poumons mêmes étaient saturés d’eau. Mais elle était trop bien coiffée pour une noyée, aussi Gray ne se laissa-t-il pas impressionner. Ses cheveux étaient parfaits.

Elle traînait pour l’irriter, se dit-il, l’entendant derrière lui dans le couloir, puis dans l’escalier. Elle s’arrêta souvent, fouillant dans son sac, rajustant un escarpin – Dieu sait ce qu’elle faisait. Il mit un point d’honneur à ne pas se retourner. Elle se faisait attendre comme une enfant réticente, elle l’agaçait, il ne s’effaça même pas pour la laisser passer dans le jardin d’hiver. Là, elle se laissa tomber face à lui dans un fauteuil en rotin, et poussa le même soupir accablé. Mais cette fois son regard lui parut plus droit, plus franc, et elle esquissa un petit sourire dans lequel il crut lire de l’amusement, et peut-être de la sympathie.

— Je ne crois pas un mot de votre histoire, dit-elle à voix basse. Personne ne s’intéresse à la collection – hormis le professeur et moi. Qui êtes-vous ?

Mitzi vint prendre leur commande avant que Gray ait pu répondre. Elle actionna l’électrocuteur d’insectes pour leur seul bénéfice : la verrière était déserte. Le néon s’alluma progressivement. Même à son intensité maximale on attendait toujours qu’il atteigne un degré de luminosité supérieur. Son bleu était si blême, si froid que c’était à peine de la lumière.

— Je ne crois pas que les moustiques soient attirés par les lampes. Beaucoup d’insectes, oui ; mais les moustiques, j’en doute.

Et, sans prévenir, sur le même souffle – sa capacité pulmonaire était admirable – celle d’une plongeuse, peut-être :

— Pardonnez-moi, je suis avec le professeur depuis si longtemps que je suis parfois contaminée par son rythme. C’est un homme lent, beaucoup plus lent qu’il n’en a l’air. Je suis avec lui depuis longtemps, dit-elle (Gray n’osa pas s’enquérir de la nature exacte de ce « avec lui »), et rien ne m’importe davantage que son bien-être. Aussi, si c’est l’université qui vous envoie – ou sa famille…

Gray la rassura d’un geste. Il lui dit qu’il cherchait la collection, une série de négatifs contenue dans la collection, et ce – il n’en démordait pas – pour le compte d’un romancier. Il dit que ce dernier avait des différends avec sa femme. Il ne dit pas, en revanche, qu’il était mort.

— Je suis avec lui depuis si longtemps, reprit Vivian, un peu tranquillisée, et je remarque que dans ses récits il prend grand soin de m’effacer.

— Étiez-vous au Texas ? demanda Gray.

D’abord, elle parut ne pas l’entendre.

— Oui, finit-elle par dire, bien sûr que oui, c’est moi qui ai présenté le professeur au public ce jour-là – le jour où il s’est mis tout le monde à dos.

Gray crut qu’il lui serait impossible d’amender l’image qu’il s’était faite du professeur au Texas, de la rectifier au point de, partout, y inclure l’assistante – derrière lui, dans un encadrement de porte –, non, son esprit n’était pas si malléable, ni lui manipulable au point de revenir ainsi sur un tableau qu’en fermant les yeux il lui semblait voir comme s’il y avait été (la lumière – vous ai-je parlé de la lumière ?). Pourtant, il y parvint sans peine, et en fut le premier surpris.

Vivian lui sourit, patiente, comme si elle lisait dans ses pensées, comme si elle était le témoin de ce réagencement qui n’avait même pas lieu dans la mémoire de Gray, simplement dans son imagination.

La controverse Eurydice – la crise du Texas – avait marqué le déclin du professeur. Déclin professionnel et peut-être mental, devina Gray. L’épisode l’avait profondément ébranlé ; et même si l’on retrouvait dans ses préoccupations antérieures la racine du mal, le Texas et Eurydice avaient joué un rôle, un rôle certain, dans la reconfiguration (elle ne dit pas ruine) de ses structures mentales.

Peut-être Gray s’en souvenait-il : le professeur avait donné, au Texas, une conférence sur le célèbre tableau de Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers ; Eurydice, que son époux aimait au point d’aller la réclamer au Dieu des Morts – une histoire si touchante. Orphée, qui ne put s’empêcher de se retourner sur le chemin, alors qu’il ne devait pas encore la voir. Et qui, ainsi, la perdit à jamais. Or le professeur avait affirmé qu’Eurydice aurait dû, pour être en sécurité, être multiple. Disposer non pas de doublures – mais de doubles, réellement. Et que les œuvres d’art étaient ces Eurydice, qu’on se condamnait à perdre car on s’acharnait à les voir.

Gray acquiesça : c’était en effet ce qu’il avait retenu.

Mais Vivian estimait que le professeur avait menti à Gray dans son rapport sur l’incident. Menti par omission. Par prudence. Aussi jugeait-elle nécessaire, non d’infirmer la parole de Warski, mais de l’étoffer pour Gray, qui ne semblait pas versé dans l’histoire de l’art (elle le dit sur le ton du constat, sans le moindre dédain ; au reste, elle avait raison).

En réalité la conférence si controversée du professeur n’avait pas pris fin à ce moment. Cette déclaration avait certes suscité le scepticisme, mais c’était ensuite seulement que le professeur avait commis l’impardonnable et franchi une ligne en deçà de laquelle il lui serait désormais impossible de revenir. En effet, il avait déclaré, devant cette assemblée remarquable, être parvenu à la conclusion irréfutable qu’Eurydice n’était pas faite pour être vue, que ses représentations (nombreuses, et sur lesquelles il avait travaillé avec tant de succès) la condamnaient de plus belle, puisqu’elle était ainsi jetée en pâture aux mille Orphée anonymes – le public. Il faudrait donc, en bonne logique (il présenta cela comme une hypothèse amusante, mais quelque chose dans l’éclat de son regard et la violence de ses propos peina à divertir l’auditoire, provoquant plutôt une vague inquiétude, certains dirent de l’effroi) – il faudrait donc, en bonne logique, détruire chaque représentation d’Eurydice.

Si le professeur obéissait à quelque logique que ce fût, c’était dorénavant à la sienne propre. Autant dire qu’il était fou, conclut Vivian. Elle s’interrompit pour boire une gorgée. Gray était découragé au-delà des mots. Il se contenta d’un vague geste de la main, un cercle mou du poignet, afin de commander d’autres consommations. La folie du professeur lui importait peu, certes c’était regrettable, mais enfin lui était là pour la collection. Il ne savait pas quoi dire. Ils écoutèrent la pluie ruisseler sur la verrière. Il devait y avoir des interstices par où l’air se glissait car les longues plantes vertes frissonnaient. Vivian étudiait Gray et semblait le comprendre. Elle absorbait ses silences – s’y absorbait, même, comme s’il se fût agi d’un milieu, d’un lac, d’un espace commun ; comme un tissu prend l’eau.

— J’avoue ne pas bien comprendre en quoi cela me concerne, dit-il une fois les verres matérialisés devant eux. Prosecco, selz et amaro – un mélange à l’efficacité maintes fois éprouvée, et dont la couleur orangée parachevait, pour un spectateur éventuel, la composition du tableau qu’ils formaient. L’assistante dans sa robe verte, un ton plus claire que les hauts feuillages ; Gray et son inévitable camaïeu de gris ; le néon bleu et blême, dont la froideur était déjouée par la nuance de leurs breuvages. L’équilibre était tel qu’ils hésitaient peut-être à entamer ce deuxième verre.

— J’y viens, soupira Vivian.

Au lieu de faire amende honorable, de faire profil bas, le professeur s’enferra. Il déclara qu’Eurydice, cette femme qui était une œuvre et n’était pas faite pour être vue, devait être considérée comme le symbole de toutes les œuvres. Que l’art visuel, la peinture, ce qui en découlait, était condamné. L’art, affirma-t-il, n’était pas fait pour être vu.

On lui conseilla la musicologie.

Mais il n’en démordit pas : tout ce temps, on avait fait fausse route. Pour preuve, le caractère sacré des premières œuvres, mises au secret dans les temples, à l’abri des regards. Pour preuve, l’obsession de l’irreprésentable, qu’on avait trahi en s’efforçant de le traduire.

— Il a tout perdu, dit Vivian, tout. La collection est sa vie – et nous sommes près de la trouver. Je ne peux pas vous laisser intervenir, interférer au nom d’un autre, surtout un écrivain, un auteur de fiction – vous ne vous rendez pas compte du mal que cela ferait au professeur. Or son bien-être m’importe plus que tout. Qu’il vous parle s’il le souhaite – mais je vous supplie, comme un ami, de le laisser tranquille.

Gray la regarda tristement. Il aurait aimé promettre, lui donner sa parole – mais son mort à lui se refusait à reposer en paix.