Venise

Sous la verrière, Gray pensa à Paris et à ce qui s’y était passé ; à la façon dont cela, sans doute, l’incriminait. Il faisait lourd, sinon chaud. Enfin le professeur et la jeune femme, la brune ondulante aperçue la veille dans l’escalier (compagne ou comparse ?), descendirent. Lui était simplement en chemise ; elle, les bras nus. Il avait une soixantaine d’années, des traits plutôt communs, l’air d’un homme qui prend soin de sa personne, de ses mains – mais à quoi Gray s’attendait-il ? Il ne savait pas encore comment l’aborder. Quelle étrange situation, vraiment, un limier précédant sa proie. Mais Gray n’était pas pressé ; le mort étant mort, après tout, il n’y avait guère d’urgence. On parlait d’un temps qui ne passerait plus ; ou à une autre allure, dans la tête de ceux qui lui survivaient.

Elle prétendra avoir tout détruit. Elle mentira. Je ne suis pas sûr d’en savoir plus (Collezione Castiglioni ?). Gray était en avance ; le mort lui parlait désormais. Il était envahissant quoique, semblerait-il, assez peu informé. Collezione Castiglioni ?

Le spécialiste avéré de la collection occupait à présent une table dans la ligne de vision de Gray. Il était assis à angle droit de sa jeune auxiliaire, laquelle décapita, non sans adresse, des œufs, qu’elle rajusta ensuite dans les coquetiers d’argent. La vaisselle du Ritzi était dépareillée mais élégante, les tasses désassorties mais délicates ; chaque hôte se voyait attribuer la sienne au premier matin par Mitzi elle-même ; et Gray se demandait ce qu’elle avait vu ou cru voir en lui pour que lui échoie cette faïence inspirée d’une toile de Jouy garance.

La jeune femme qui semblait être le bras droit du professeur (un long bras hâlé, aux muscles fins) buvait à petites gorgées dans une tasse japonaise, quand le professeur lui-même disposait d’un mazagran brun. Elle beurra des toasts qu’elle plaça devant lui sans en toucher un – ils formaient une paire surprenante (Gray ne pensait pas qu’ils fussent un couple ; mais l’instinct l’avait déjà trompé). Elle vida la petite cafetière italienne dans sa tasse, qu’elle prit avec elle pour remonter, abandonnant le professeur à ses libations. Et tout ceci, avec des gestes brefs et minutieux, qui faisaient de la parcimonie une forme de grâce.

Et tout ceci sans que l’on vît jamais précisément son visage.

Le professeur, resté seul, mangea œufs et tartines, qu’il miella lui-même puisque la jeune femme avait omis de le faire, de façon sans doute délibérée (diabète ?). Gray, deux tables plus loin, buvait un excellent thé noir, tandis que la voix du défunt, en lui, réclamait un café serré et deux cigarettes à filtre blanc.

Il hésitait sur la façon d’aborder le professeur. Ne serait-ce pas un peu intrusif, un peu inquiétant, d’admettre qu’il avait pris ses informations – qu’il était allé jusqu’à en monnayer certaines –, et l’avait suivi – non, précédé – ici dans l’espoir d’en apprendre davantage qu’il n’en était publié sur l’énigmatique collection Castiglioni ? Il devait exister une approche plus élégante, ou moins menaçante.

Mais aucune idée ne lui vint, aussi Gray quitta-t-il la table, priant Mitzi de bien vouloir lui faire monter un expresso. Les chambres du professeur et de son petit personnel étaient proches de la sienne, mais non mitoyennes : infortune qui l’empêcha d’écouter aux murs.