L’un des papiers que Gray lut au futur mort était un feuillet d’apparence préhistorique, rédigé dans cette police typographique propre aux télex, aux scripts, aux squelettes d’intrigues, aux histoires désossées, et qui donnait au jeune homme l’impression d’un texte où tout manquait.
(Il aurait pu jurer, du reste, qu’il ne s’y trouvait pas la veille.)
Notes pour une héroïne potentielle
La deuxième photographie n’a pas été retenue en raison d’un rayon de soleil malvenu qui, pris dans tes cheveux, a créé un halo aveuglant, comme si la pellicule avait été partiellement surexposée. C’est celle qui me donne le plus envie d’écrire.
J’ai beau faire, impossible de dire depuis quand tu es platine. Je cherche les mots, les faits qui remplaceraient avantageusement le souvenir de mon visage dans tes cheveux, pâles pour la première fois. Voici ce que je sais : l’apparition de la blondeur remonterait à la dernière période glaciaire. Elle est due à la mutation du gène MCR1 (récepteur de la mélanocortine de type 1) ; d’aucuns prédisent son extinction au XXIIe siècle.
Impossible de me rappeler ce moment où tu m’as dit, Je vais chez le coiffeur, et où je ne t’ai pas entendue – sans doute pensais-je à autre chose. Quelle fut ma réaction à ton retour ? Aucun souvenir.
Couleur associée à l’or : la blonde Cérès, Tertullien, Homère, Dictionnaire de l’Académie française, Cérès déesse de la fertilité, mère de Perséphone, reine des Enfers, puis à d’autres métaux (voir plus bas). Associée à l’amour : le blond de l’Aphrodite de Cnide – sculpture de Praxitèle, IVe siècle avant Jésus-Christ, peinte comme c’était la coutume (attroupements d’admirateurs ; vastes pèlerinages ; rumeurs d’incidents autoérotiques – jeune homme enfermé toute la nuit avec l’œuvre ; au matin, taches suspicieuses). Milliers de copies en circulation dans toute la Grèce antique ; dans chaque demeure, une blonde en marbre. Original détruit. Aphrodite Anadyomène, également blonde : tableau d’Apelle. Détruit. Dans les deux cas, le modèle fut Phryné (370 avant Jésus-Christ) : « courtisane hors pair » ; « marionnettiste d’hommes ». Fausse blonde (« graisse de chèvre mêlée de cendre de hêtre, et conservée sous forme de petites balles »). L’impératrice Messaline (25-48 de notre ère) : l’image de la dépravation. Restée célèbre pour sa perruque blonde (« Pendant qu’elle était à Rome, ses cheveux poussaient sur les bords du Rhin »). Une pensée pour les milliers de Germaines blondes capturées pour leur chevelure. Lucrèce Borgia (1480-1519) : fausse blonde. Criminelle, pousse-au-crime, plusieurs siècles plus tard lord Byron (le poète, pas le capitaine de navire) vola l’un de ses cheveux dans un musée.
Non, aucun souvenir de ma réaction lorsque je te vis, pour la première fois, plus blonde que blonde ; cet oubli m’est comme une écharde, logée à l’endroit qui écrit. Pour se blondir : déjections de pigeon (Rome, Antiquité) ou urine de cheval (Venise, Renaissance). 1775 : « Une belle courtisane parisienne, Rosalie Duthé, eut l’honneur et l’avantage de devenir la première blonde officiellement stupide de l’histoire. Créature célèbre pour son ineptie, elle avait pris l’habitude d’imposer à ses interlocuteurs de longs silences, lourds de sens, bien entendu. » Les femmes blondes, par deux Vénitiens (1859) : « De la centaurée, de la seppia, du soufre, du gingembre, de l’alun et de l’eau de vigne, voilà les éléments qu’il fallait associer pour rendre les cheveux tels qu’ils semblent des fils d’or. » Pour autant, je n’oublie pas ton allergie au gingembre (idée d’homicide).
Ces coutumes sont condamnées par les Pères de l’Église. Saint Jérôme : « Que l’on se garde de donner aux cheveux cette couleur qui annonce et rappelle l’ardeur des feux de la géhenne. » Saint Cyprien : « Une audace sacrilège change la teinte naturelle des cheveux et leur donne, par un triste présage, l’aspect des flammes de l’enfer. » Accord général sur ton âme et ses chances (minimes) de salut – alors même que son existence reste à avérer. Passons sur Tertullien (Traité de la toilette des femmes). Passons sur Cléopâtre, soi-disant teinte en blonde (chez Tiepolo ; chez Vasari), soi-disant forniquant avec des alligators (la crédulité a ses limites). Il me déplaît que tu me trompes, et sous mon propre toit. Toutefois il a surtout été question jusqu’à présent de blondes fauves ou cendrées (Messaline, encore) ; tu échoueras, je le pressens, à te sentir visée. (Littérale ; bornée ; mutique.) Idée de titre : Le Démon blond – déjà pris, quel malheur (surnom de Guy LaFleur ; hockey sur glace ; Montréal). Ovide, sur l’artifice cosmétique et les postiches : « À présent chaque compliment s’adresse à une vierge du Rhin, plutôt qu’à toi » (ma traduction).
Des pistes moins littérales sont à notre disposition. Le HMS Blonde (1819) est un navire d’exploration britannique qui, sous le commandement de lord Byron (pas le poète, son cousin), rallia Hawaii, où nous sommes allés en voyage de noces (j’aurais préféré un abri antiatomique ; la guerre froide est finie, mentis-tu), Hawaii où j’ai failli me noyer sans que tu le remarques, occupée que tu étais à éviter le soleil. Note pour plus tard : ne pas oublier le gingembre.
Reprenons : le blond est associé à l’or ou au platine – « indiqué en 1557 par Jules-César Scaliger comme un métal infusible qu’on trouvait en Amérique, il fut signalé avec précision et l’on peut dire découvert en 1735 par don Juan de Ulloa, qui le fit connaître en 1748. On ignorait alors les propriétés et les usages d’un minéral si utile, et les Espagnols le faisaient jeter dans les rivières, de peur qu’on n’en fît un usage frauduleux ». Reconnu à part entière ; toutefois jugé inexploitable. Comme toi, si je puis me permettre. C’est pourtant un catalyseur exceptionnel (« l’alliage platine osmium 90/10 est prisé pour la réalisation de stimulateurs cardiaques, de valvules cardiaques universelles, d’autres implants »). Il est également utilisé en photographie : la platinotypie est un procédé de tirage photographique breveté par William Willis en 1873, « très en vogue jusqu’à la Première Guerre mondiale ; les cours très élevés du platine condamnent alors cette technique admirable ». Par ailleurs, si l’on en croit la Société chimique de France, « les qualités du platine en font l’une des huit matières premières stratégiques considérées comme indispensables en temps de guerre comme en temps de paix ».
Je pressens l’impasse. Tu me laisses sans voix, c’est ton plus grand crime, et peut-être le seul.
Il est interdit d’évoquer Marilyn Monroe, les Aryens, Andy Warhol (peur de la facilité).