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Le miroir de la mort

 

JAVAIS SEPT ANS ENVIRON lorsque je fus, pour la première fois, confronté à la mort. Nous nous préparions à quitter les montagnes de l’est pour gagner le Tibet central. Samten, l’un des assistants personnels de mon maître, était un moine merveilleux qui m’avait témoigné de la bonté durant mon enfance. Son visage épanoui, rond et joufflu, était toujours prêt à s’éclairer d’un sourire. Son caractère jovial faisait de lui le favori de tous au monastère. Chaque jour, mon maître donnait des enseignements, des initiations, et dirigeait des pratiques spirituelles et des rituels. Vers la fin de la journée, j’avais l’habitude de réunir mes amis et de donner une petite représentation des événements de la matinée. Et c’était toujours Samten qui me prêtait les costumes que mon maître avait portés le matin. Il ne me disait jamais non.

Et puis, soudain, Samten tomba malade et il devint évident qu’il n’allait pas survivre. Nous dûmes retarder notre départ. Jamais je n’oublierai les deux semaines qui suivirent. L’odeur de la mort planait sur tout comme un nuage. Et chaque fois que je pense à cette époque, la même odeur me revient. Le monastère était totalement imprégné d’une intense conscience de la mort. Toutefois, il n’y avait là rien de morbide ou d’effrayant ; en présence de mon maître, la mort de Samten prenait une signification toute particulière. Elle devenait un enseignement pour nous tous.

Samten était allongé sur un lit, près de la fenêtre, dans un petit temple à l’intérieur de la résidence de mon maître. Je savais qu’il vivait ses derniers instants. De temps à autre, j’entrais et allais m’asseoir près de lui. Il ne pouvait plus parler. Ses traits étaient maintenant très tirés, hagards, et ce changement me bouleversait. Je comprenais qu’il allait nous quitter et que nous ne le reverrions jamais plus. Je me sentais triste et profondément seul.

La mort de Samten ne fut pas aisée. Le son de sa respiration laborieuse nous poursuivait partout, ainsi que l’odeur provenant de la détérioration de son corps. Hormis le bruit de cette respiration, un silence absolu régnait dans le monastère. Toute l’attention était focalisée sur Samten. Pourtant, bien qu’il y eût tant de souffrance dans cette mort qui n’en finissait pas, nous pouvions tous sentir qu’au plus profond de lui, Samten était habité par la paix et la confiance intérieures. Au début, je ne pouvais m’expliquer d’où celles-ci provenaient mais, par la suite, je réalisai que c’étaient sa foi, son entraînement spirituel et la présence de notre maître qui les lui donnaient. Et malgré ma tristesse, je savais que si notre maître était là, tout irait pour le mieux car il serait capable de guider Samten vers la libération. Par la suite, j’appris que le rêve de tout pratiquant est de mourir avant son maître et de connaître la chance exceptionnelle d’être guidé par lui au moment de la mort.

En guidant paisiblement Samten durant sa mort, Jamyang Khyentsé l’introduisait aux différentes étapes du processus qu’il traversait, l’une après l’autre. La précision de sa connaissance, son assurance et sa paix me stupéfiaient. Sa présence ferme et tranquille aurait rassuré la personne la plus angoissée. A présent, Jamyang Khyentsé nous révélait son équanimité devant la mort. Non qu’il l’eût jamais traitée à la légère. Il nous avait souvent dit qu’il la redoutait et mis en garde contre le fait de l’envisager avec naïveté ou suffisance. Je me demandais ce qui lui permettait de l’affronter avec tant de sobriété et de légèreté de cœur, et d’être en même temps si pragmatique et si étrangement serein. Cette question me fascinait et m’absorbait.

La mort de Samten m’ébranla. A l’âge de sept ans, j’entrevis pour la première fois l’immense pouvoir de la tradition dans laquelle j’entrais et commençai à comprendre le but de la pratique spirituelle. C’était la pratique qui avait permis à Samten d’accepter la mort, et également de comprendre clairement que la souffrance et la douleur peuvent faire partie d’un processus profond et naturel de purification. C’était la pratique qui avait donné à mon maître une connaissance complète de ce qu’est la mort, ainsi qu’un savoir-faire précis pour guider les êtres lors de cette transition.

 

Après que Samten nous eut quittés, nous nous mîmes en route pour Lhassa, capitale du Tibet, et nous chevauchâmes durant trois mois en suivant un itinéraire tortueux. De là, nous poursuivîmes notre pèlerinage vers les sites sacrés du centre et du sud du pays, ces lieux bénis par les saints, les rois et les érudits qui établirent à partir du VIIe siècle le bouddhisme au Tibet. Mon maître était l’émanation de nombreux maîtres de toutes les traditions et sa réputation était telle qu’il recevait un accueil enthousiaste partout où nous allions.

Pour moi, ce voyage fut passionnant et il m’en reste un souvenir extraordinaire. Les Tibétains se lèvent de bonne heure afin de profiter au maximum de la lumière naturelle. Nous nous couchions au crépuscule, nous levions avant l’aube et, dès les premières lueurs du jour, les yaks chargés des bagages se mettaient en route. Puis les tentes étaient démontées, celles de la cuisine et de mon maître restant dressées jusqu’au dernier moment. Quelqu’un partait en éclaireur afin de choisir un bon emplacement pour établir le campement et, aux environs de midi, nous y faisions halte jusqu’au lendemain. J’aimais beaucoup camper près d’une rivière et écouter le bruit de l’eau ou m’asseoir sous la tente et entendre le crépitement de la pluie sur le toit.

Nous formions un petit groupe d’une trentaine de tentes. Dans la journée, je montais un alezan doré aux côtés de mon maître. Tandis que nous chevauchions, il enseignait, racontait des histoires, se consacrait à ses pratiques spirituelles et en composait de nouvelles à mon intention. Un jour, comme nous approchions du lac sacré de Yamdrok Tso et découvrions au loin le miroitement turquoise de ses eaux, un autre lama de notre groupe, Lama Tseten, arriva lui aussi au seuil de la mort.

La mort de Lama Tseten s’avéra pour moi un autre -enseignement important. Il était le tuteur de l’épouse spirituelle de mon maître, Khandro Tséring Chödrön, que beaucoup considéraient comme la pratiquante la plus remarquable du Tibet – un maître secret. Elle représentait à mes yeux la dévotion personnifiée ; la simplicité de sa présence rayonnante d’amour était en elle-même un enseignement. Lama Tseten était un personnage profondément humain, l’image même du grand-père. Il avait dépassé la soixantaine, était d’assez grande taille et avait les cheveux grisonnants. Une douceur naturelle émanait de son être. Il était aussi un pratiquant de méditation hautement accompli ; le simple fait d’être à ses côtés suffisait à faire naître en moi un sentiment de paix et de sérénité. Parfois, il me grondait et j’avais alors peur de lui mais, malgré cette sévérité occasionnelle, il ne se départait jamais de sa chaleur.

Lama Tseten mourut d’une façon extraordinaire. Bien qu’il y eût un monastère à proximité, il refusa de s’y rendre, déclarant qu’il ne voulait pas encombrer ces lieux d’un cadavre. Nous fîmes donc halte pour camper et dressâmes nos tentes en cercle comme à l’accoutumée. Puisque Lama Tseten était son tuteur, c’était Khandro qui s’occupait de lui et le soignait. Elle et moi étions seuls avec lui dans sa tente lorsqu’il la fit soudain venir auprès de lui. Il avait une façon affectueuse de l’appeler « A-mi », ce qui – dans son dialecte – signifiait « mon enfant ». « A-mi », lui dit-il tendrement, « approche-toi. Le moment est venu… Je n’ai plus de conseils à te donner. Tu es bien telle que tu es : je suis content de toi. Continue à servir ton maître comme tu l’as fait jusqu’à présent. »

Khandro se détourna aussitôt pour courir hors de la tente, mais il la saisit par la manche. « Où vas-tu ? » demanda-t-il. « Je vais appeler Rinpoché », répondit-elle.

« Ne va pas l’ennuyer, ce n’est pas la peine. » Il sourit : « Avec le maître, la distance n’existe pas. » A ces mots, il leva simplement son regard vers le ciel et expira. Khandro dégagea sa main et se précipita au-dehors pour appeler mon maître. Je demeurai assis, cloué sur place.

J’étais stupéfait de voir que quelqu’un pouvait faire preuve d’une telle confiance au moment de son face-à-face avec la mort. Lama Tseten aurait pu avoir son lama en personne auprès de lui pour l’aider – ce que quiconque aurait ardemment désiré – mais il n’en avait pas éprouvé le besoin. Aujourd’hui, j’en comprends la raison : Lama Tseten avait déjà réalisé la présence du maître en lui-même. Jamyang Khyentsé demeurait continuellement avec lui, présent dans son esprit et dans son cœur : pas un seul instant il ne ressentait de séparation.

Khandro partit néanmoins à la recherche de Jamyang Khyentsé1. Je n’oublierai jamais la façon dont celui-ci se courba pour pénétrer dans la tente. Il jeta un coup d’œil au visage de Lama Tseten puis, examinant attentivement ses yeux, eut un rire amusé. Il l’avait toujours appelé « La Gen », « vieux lama », en signe d’affection. « La Gen », lui dit-il, « ne reste pas dans cet état ! » Jamyang Khyentsé pouvait voir, je le comprends aujourd’hui, que Lama Tseten faisait alors une pratique particulière de méditation au cours de laquelle le pratiquant unit son esprit à l’espace de la vérité, et peut demeurer dans cet état un grand nombre de jours à sa mort. « La Gen, nous sommes des voyageurs. Nous sommes des pèlerins. Nous n’avons pas le temps d’attendre trop longtemps. Viens, je vais te guider. »

Sidéré, j’observai la suite des événements et, si je ne l’avais vu de mes propres yeux, jamais je ne l’aurais cru : Lama Tseten revint à la vie ! C’est alors que mon maître s’assit à son chevet et le guida à travers le p’owa, la pratique destinée à diriger la conscience à l’instant qui précède la mort. Il existe de nombreuses manières d’accomplir cette pratique ; celle qu’il utilisa alors culmine lorsque le maître prononce la syllabe « A » à trois reprises. Lorsque mon maître émit le premier « A », nous pûmes entendre très distinctement Lama Tseten l’accompagner. La deuxième fois, sa voix était moins audible et, la troisième, elle s’était tue : Lama Tseten s’en était allé.

Si la mort de Samten m’avait enseigné le but de la pratique spirituelle, celle de Lama Tseten m’apprit qu’il n’est pas inhabituel, pour des pratiquants de son envergure, de dissimuler, de leur vivant, leurs qualités remarquables. Il arrive qu’ils ne les révèlent qu’une seule fois, au moment de leur mort. Je compris, malgré mon jeune âge, qu’il existait une différence frappante entre la mort de Samten et celle de Lama Tseten. Je réalisai que c’était la différence entre la mort d’un bon moine qui avait pratiqué sa vie durant et celle d’un pratiquant ayant atteint une réalisation beaucoup plus élevée. Samten était mort de façon ordinaire, dans la douleur, soutenu cependant par la confiance que donne la foi ; la mort de Lama Tseten fut, elle, une manifestation de maîtrise spirituelle.

Peu de temps après les funérailles de Lama Tseten, nous montâmes jusqu’au monastère de Yamdrok. Comme j’en avais l’habitude, je dormis auprès de mon maître, dans sa chambre, et je me souviens avoir cette nuit-là regardé les ombres des lampes à beurre vaciller sur le mur. Tandis que tout le monde dormait profondément, je restai éveillé et pleurai toute la nuit. Je compris alors que la mort est une réalité et que, moi aussi, il me faudrait quitter ce monde. Allongé sur mon lit, je songeai à la mort, et à la mienne en particulier. Peu à peu, un sentiment profond d’acceptation commença à émerger de cette grande tristesse et, avec lui, la résolution de consacrer ma vie à la pratique spirituelle.

C’est donc très jeune que je fus confronté à la mort et à ses implications. Jamais alors je n’aurais pu imaginer la diversité des morts qui allaient suivre, l’une s’ajoutant à l’autre. Celle que fut la perte tragique de mon pays, le Tibet, après l’occupation chinoise. Celle que fut l’exil. Celle que représenta la disparition de tout ce que ma famille et moi-même possédions. Ma famille, les Lakar Tsang, comptait parmi les plus fortunées du Tibet. Depuis le XIVe siècle, elle était connue comme l’un des plus grands bienfaiteurs du bouddhisme, soutenant l’enseignement du Bouddha et aidant les grands maîtres dans leur œuvre2.

Cependant, la mort la plus bouleversante de toutes était encore à venir : c’était celle de mon maître Jamyang Khyentsé. En le perdant, je sentis que j’avais perdu le fondement même de mon existence. C’était en 1959, l’année de la chute du Tibet. Pour les Tibétains, la disparition de mon maître fut un second coup qui les accabla. Pour le Tibet, elle marqua la fin d’une époque.

LA MORT DANS LE MONDE CONTEMPORAIN

Lorsque j’arrivai pour la première fois en Occident, je fus choqué par le contraste qui existait entre l’attitude envers la mort que j’avais connue juqu’alors et celle que je rencontrais maintenant. Malgré ses prouesses technologiques, la société moderne occidentale ne possède aucune compréhension réelle de ce qu’est la mort, ni de ce qui se passe pendant et après celle-ci.

Je découvris que, de nos jours, on apprend aux gens à nier la mort et à croire qu’elle ne représente rien de plus qu’un anéantissement et une perte. Ainsi, la majeure partie du monde vit soit dans le refus de la mort, soit dans la crainte qu’elle lui inspire. On considère même qu’il est morbide d’en parler et bien des gens croient que le simple fait de l’évoquer risque de l’attirer sur eux.

D’autres l’envisagent avec une insouciance naïve et enjouée, croyant que – pour une raison ou pour une autre – elle se passera bien et qu’ils n’ont pas de souci à se faire. Lorsque je pense à eux, ces paroles d’un maître tibétain me reviennent en mémoire : « Les gens commettent souvent l’erreur de se montrer légers au sujet de la mort et de penser : “Oh ! et puis… elle arrive à tout le monde ; ce n’est pas une grande affaire, c’est naturel ; tout ira bien pour moi.” La théorie est plaisante, certes… jusqu’au moment où, effectivement, l’on doit mourir3 ! »

La première attitude consiste à envisager la mort comme une réalité qu’il faut fuir à tout prix ; la seconde, à juger qu’il n’est pas nécessaire de s’en préoccuper. Comme elles sont loin, toutes deux, d’une compréhension juste de son sens véritable !

Toutes les grandes traditions spirituelles du monde, y compris, bien sûr, le christianisme, ont clairement affirmé qu’elle n’est pas une fin. Elles nous ont toutes transmis la vision d’une vie future qui imprègne notre existence présente d’un sens sacré. Pourtant, en dépit de leurs enseignements, la société contemporaine demeure, dans une large mesure, un désert spirituel et la majorité des gens s’imagine qu’il n’existe pas d’autre vie que celle-ci. Sans foi réelle et authentique en une vie après la mort, la plupart d’entre nous mènent une existence dépourvue de toute signification ultime.

Je me suis rendu compte que le fait même de nier la mort est porteur de conséquences désastreuses qui s’étendent bien au-delà de l’individu. Elles affectent la planète entière. Fondamentalement persuadée qu’il n’existe pas d’autre vie que celle-ci, la société moderne n’a développé aucune vision à long terme. Rien n’empêche donc les individus de piller la planète afin de réaliser leurs objectifs immédiats et de vivre dans un égoïsme qui pourrait bien s’avérer fatal pour l’avenir. Voici ce qu’en dit l’ancien ministre brésilien de l’Environnement, responsable de la protection de la forêt tropicale amazonienne :

 

La société industrielle moderne est une religion fanatique. Nous saccageons, empoisonnons, détruisons tous les écosystèmes de la planète. Nous signons des reconnaissances de dette que nos enfants ne pourront jamais payer… Nous nous conduisons comme si nous étions la dernière génération sur terre. Sans un changement radical dans nos cœurs, nos esprits et notre perspective, la terre finira comme Vénus, calcinée, morte4.

 

Combien nous faudra-t-il encore d’avertissements de ce genre ?

La destruction de notre environnement est alimentée par la peur de la mort et par l’ignorance d’une vie après la mort, et constitue une menace pour nos vies à tous. N’est-il donc pas extrêmement inquiétant que l’on ne nous enseigne ni ce qu’est la mort, ni comment mourir ? Que l’on ne nous donne aucun espoir en ce qui existe après la mort et, par conséquent, aucun espoir en ce qui est réellement sous-jacent à la vie ? N’est-il pas paradoxal que les jeunes reçoivent une éducation très poussée dans tous les domaines, sauf dans celui qui détient précisément la clé de l’entière signification de la vie et, peut-être même, de notre survie ?

J’ai souvent été intrigué en entendant certains maîtres bouddhistes de ma connaissance poser cette simple question à ceux qui venaient leur demander un enseignement : « Croyez-vous en une vie après celle-ci ? » La question n’est pas de savoir s’ils y croient en tant que proposition philosophique, mais s’ils le ressentent profondément dans leur cœur. Le maître sait que ceux qui croient en une vie après celle-ci envisageront leur existence de façon foncièrement différente, éprouvant un sentiment aigu de leur responsabilité et ressentant la nécessité d’une morale personnelle. Les maîtres pressentent sans doute le danger que les gens qui ne sont pas fermement convaincus de l’existence d’une vie après celle-ci créent une société polarisée sur des résultats à court terme, sans guère se soucier des conséquences de leurs actions. N’est-ce pas la raison principale qui nous a amenés à créer le monde brutal dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce monde où l’on rencontre si peu de compassion véritable ?

Les pays les plus riches et les plus puissants du monde industriel me font parfois songer au royaume des dieux décrit dans les enseignements bouddhistes. Il est dit que les dieux y vivent dans un faste éblouissant, se délectant de tous les plaisirs imaginables, sans accorder l’ombre d’une pensée à la dimension spirituelle de la vie. En apparence tout se déroule pour le mieux, jusqu’au moment où la mort approche et où commencent à apparaître les signes inattendus du déclin. Alors, les épouses et les bien-aimées des dieux n’osent plus les approcher ; elles se contentent de leur jeter des fleurs de loin, tout en faisant quelques prières distraites afin qu’ils renaissent dans le royaume des dieux. Aucun de leurs souvenirs de bonheur ou de bien-être ne peut les préserver de la souffrance qui les assaille ; ils ne font, au contraire, que la rendre plus cruelle. Leur dernière heure venue, les dieux périssent donc ainsi, seuls et dans la détresse.

Le sort des dieux me rappelle la façon dont sont traités aujourd’hui les malades, les personnes âgées et en fin de vie. Notre société vit dans l’obsession de la jeunesse, du sexe et du pouvoir, et nous fuyons ce qui évoque la vieillesse et la décrépitude. N’est-il pas terrifiant que nous abandonnions ainsi les personnes âgées lorsque leur vie active est terminée et qu’elles ne nous sont plus d’aucune utilité ? N’est-il pas alarmant que nous les mettions à l’écart, dans des maisons de retraite où elles meurent seules et oubliées ?

Ne serait-il pas temps, également, de reconsidérer la manière dont nous traitons parfois ceux qui sont atteints de maladies incurables comme le cancer et le sida ? J’ai connu plusieurs personnes qui sont mortes du sida et j’ai souvent constaté que même leurs amis les traitaient comme des parias. L’opprobre lié à la maladie les réduisait au désespoir et leur faisait prendre leur vie en horreur, car elles avaient le sentiment qu’aux yeux du monde, cette vie était déjà terminée.

Même lorsque c’est une personne que nous connaissons ou l’un de nos proches qui est en train de mourir, nous nous trouvons, bien souvent, complètement démunis quant à la façon de l’aider. Et, après sa mort, rien ne nous encourage à songer à l’avenir de la personne défunte, à la façon dont sa vie pourrait se poursuivre ou à l’aide que nous pourrions continuer à lui apporter. Bien au contraire, toute tentative en vue d’orienter nos pensées dans ce sens risque d’être rejetée comme absurde et ridicule.

 

Tout ceci nous montre, avec une acuité douloureuse, combien il est nécessaire que s’opère, aujourd’hui plus que jamais, un changement fondamental dans notre attitude envers la mort et les mourants.

 

Heureusement, les mentalités commencent à évoluer. Le Mouvement des soins palliatifs*, par exemple, accomplit un travail remarquable tant au niveau des soins pratiques que du soutien affectif ; ceci, toutefois, est insuffisant. Les personnes mourantes requièrent certes de l’amour et des soins mais elles ont besoin de quelque chose de plus profond encore : découvrir un sens réel à la mort et à la vie. Autrement, comment pourrions-nous leur apporter un réconfort ultime ? Aider les mourants, c’est donc inclure la possibilité d’un soutien spirituel ; en effet, seule une connaissance spirituelle leur permettra véritablement de faire face à la mort et de la comprendre.

J’ai trouvé très encourageante la façon dont, ces dernières années en Occident, des pionniers tels que Elisabeth Kübler-Ross et Raymond Moody ont ouvert aux recherches le domaine de la mort et de l’accompagnement des mourants. Après avoir exploré en profondeur la façon dont nous prenons soin des personnes en fin de vie, Elisabeth Kübler-Ross a montré que la mort peut s’avérer une expérience paisible, voire transformatrice, à condition que celles-ci bénéficient d’un amour inconditionnel et d’une attitude plus éclairée. Les études scientifiques portant sur les nombreux aspects de l’« Expérience de proximité de la mort* » et qui ont fait suite au courageux travail de Raymond Moody, ont offert à l’humanité la vive espérance, le ferme espoir que la vie ne s’achève pas avec la mort, qu’il existe bien « une vie après la vie ».

Certains, malheureusement, n’ont pas réellement compris toute la portée de ces révélations à propos de la mort et de son processus, et sont allés jusqu’à envisager celle-ci sous un jour par trop attrayant. J’ai entendu parler du cas tragique de jeunes gens qui s’étaient suicidés parce qu’ils avaient cru que la mort était belle et qu’elle leur offrait le moyen d’échapper à la tristesse de leur vie. Mais que nous ayons peur de la mort et refusions de lui faire face, ou qu’au contraire nous la percevions sous un jour romantique, elle est – dans les deux cas — banalisée. Face à la mort, le désespoir ou l’euphorie ne sont que des faux-fuyants. La mort n’est ni déprimante, ni séduisante, elle est tout simplement une réalité de la vie.

Comme il est triste que la plupart d’entre nous ne commencent à apprécier leur vie que lorsqu’ils sont sur le point de mourir ! Je pense souvent à ces paroles du grand maître bouddhiste Padmasambhava : « Ceux qui croient qu’ils ont beaucoup de temps ne se préparent qu’au moment de la mort. Ils sont alors ravagés par les regrets. Mais n’est-il pas trop tard ? » Pourrait-il y avoir un commentaire plus terrifiant sur le monde moderne que celui-ci : la plupart des gens meurent non préparés à la mort, de la même manière qu’ils ont vécu, non préparés à la vie ?

LE VOYAGE À TRAVERS LA VIE ET LA MORT

Selon la sagesse du Bouddha, nous pouvons effectivement utiliser notre vie pour nous préparer à la mort. Point n’est besoin d’attendre la fin douloureuse d’un proche ou le choc d’une maladie incurable pour nous obliger à reconsidérer notre existence. Nous ne sommes pas non plus condamnés à partir les mains vides au moment de la mort pour affronter l’inconnu. Nous pouvons commencer, ici et maintenant, à découvrir un sens à notre vie. Nous pouvons faire de chaque instant l’occasion de changer et de nous préparer – de tout notre être, avec précision et l’esprit paisible – à la mort et à l’éternité.

Dans l’approche bouddhiste, la vie et la mort sont perçues comme un tout : la mort est le début d’un autre chapitre de la vie. La mort est un miroir dans lequel se reflète l’entière signification de la vie.

Cette vision est au cœur même des enseignements de la plus ancienne école du bouddhisme tibétain. Beaucoup d’entre vous auront sans doute entendu parler du Livre des Morts Tibétain. Ce que j’essaie de faire dans ce livre, c’est d’expliquer et de développer le Livre des Morts Tibétain, afin de traiter non seulement de la mort, mais aussi de la vie, et d’exposer en détail l’enseignement global dont le Livre des Morts Tibétain n’est qu’une partie. Dans cet enseignement extraordinaire, la vie et la mort – envisagées comme un tout – sont présentées comme une série de réalités transitoires constamment changeantes, appelées bardos. Le terme « bardo » est communément utilisé pour désigner l’état intermédiaire entre la mort et la renaissance mais, en réalité, les bardos se produisent continuellement, aussi bien durant la vie que durant la mort ; ce sont des moments de passage où la possibilité de libération, ou d’éveil, se trouve considérablement accrue.

Les bardos constituent des occasions exceptionnelles de libération. En effet, les enseignements nous montrent que certains moments sont beaucoup plus puissants que d’autres ; ils sont porteurs d’un potentiel bien plus élevé où chacun de nos actes a des conséquences déterminantes et d’une grande ampleur. Je comparerais le bardo à l’instant où l’on s’avance au bord d’un précipice ; un tel instant se produit, par exemple, lorsqu’un maître introduit un disciple à la nature essentielle, originelle et la plus secrète de son esprit. Toutefois, le plus puissant et le plus significatif de ces moments demeure celui de la mort.

Selon la perspective du bouddhisme tibétain, nous pouvons diviser notre existence entière en quatre réalités qui sont en corrélation constante : 1o la vie ; 2o le processus de la mort et la mort elle-même ; 3o la période après la mort et 4o la renaissance. On les appelle les quatre bardos : 1o le bardo naturel de cette vie ; 2o le bardo douloureux du moment de la mort ; 3o le bardo lumineux de la dharmata et 4o le bardo karmique du devenir.

En raison de l’étendue et du caractère exhaustif des enseignements sur les bardos, le plan de ce livre a été élaboré avec soin. Vous serez guidé, étape par étape, à travers le voyage de la vie et de la mort, dont la vision se déploiera devant vous. Notre exploration se doit de débuter par une réflexion sans détours sur le sens de la mort et les multiples facettes de cette vérité qu’est l’impermanence. Une réflexion de ce type peut nous aider à faire un usage fécond de cette vie pendant qu’il en est encore temps, et nous donner la garantie que lorsque nous mourrons, nous n’aurons ni le remords ni l’amertume d’avoir gaspillé notre existence. Comme le disait le célèbre saint et poète du Tibet, Milarépa : « Ma religion est de vivre – et de mourir – sans regret. »

Une contemplation profonde du message secret que nous livre l’impermanence – à savoir ce qui est au-delà de l’impermanence et de la mort – nous amène directement au cœur des puissants enseignements de la tradition tibétaine : l’introduction à la « nature essentielle de l’esprit ». La réalisation de la nature de l’esprit, que nous pourrions appeler notre essence la plus secrète, cette vérité dont nous sommes tous en quête, est la clé pour comprendre la vie et la mort. Au moment de la mort, en effet, l’esprit ordinaire et ses illusions meurent et, dans la brèche ainsi ouverte, se révèle la nature de notre esprit, illimitée comme le ciel. Cette nature essentielle de l’esprit constitue l’arrière-plan de l’ensemble de la vie et de la mort, de la même manière que le ciel embrasse l’univers tout entier.

Les enseignements montrent clairement que, si tout ce que nous connaissons de l’esprit est l’aspect qui se dissout lorsque nous mourons, nous n’aurons aucune idée de ce qui se perpétue, aucune connaissance de cette dimension nouvelle – celle de la réalité plus profonde de la nature de l’esprit. Il est donc essentiel que chacun d’entre nous apprenne, de son vivant, à se familiariser avec cette nature de l’esprit. C’est à cette condition seulement que nous serons prêts lorsqu’elle se révélera spontanément, et dans toute sa puissance, au moment de la mort. C’est à cette condition seulement que nous pourrons la reconnaître « aussi naturellement », disent les enseignements, « qu’un enfant se réfugiant dans le giron de sa mère », et qu’en demeurant dans cet état, nous serons finalement libérés.

Une description de la nature de l’esprit conduit naturellement à des instructions complètes sur la méditation, car seule la méditation peut nous permettre d’en renouveler la découverte, de la réaliser et de la stabiliser graduellement. Une explication de la nature de l’évolution humaine, de la renaissance et du karma sera ensuite proposée, afin de vous donner la signification la plus complète possible de notre cheminement à travers la vie et la mort, et d’en indiquer le contexte.

Vous aurez alors acquis une connaissance suffisante pour pénétrer avec confiance au cœur même de cet ouvrage – un exposé complet et détaillé, puisé à des sources variées, de l’ensemble des quatre bardos ainsi que des différentes étapes de la mort et du processus de la mort. Instructions, conseils et pratiques spirituelles y sont présentés en détail pour vous permettre à la fois de vous aider vous-même et d’aider les autres à traverser les différentes étapes de la vie, du processus de la mort, de la mort elle-même et de « l’après-mort ». En conclusion, le livre nous propose une perspective sur la manière dont les enseignements traitant des bardos peuvent nous aider à comprendre la nature la plus profonde de l’esprit humain et de l’univers.

 

Mes étudiants me posent souvent cette question : « Comment pouvons-nous véritablement savoir ce que sont ces bardos ? D’où proviennent l’étonnante précision des enseignements les concernant et la connaissance étrangement claire qu’ils ont de chaque étape du processus de la mort, de la mort elle-même et de la renaissance ? » La réponse peut sembler difficile à comprendre d’emblée pour de nombreux lecteurs car l’Occident possède, de nos jours, une conception de l’esprit terriblement étroite. En dépit des percées majeures effectuées ces dernières années, en particulier dans les domaines des sciences psychophysiologiques et de la psychologie transpersonnelle, la grande majorité des scientifiques continuent à réduire l’esprit à un ensemble de processus biologiques se produisant à l’intérieur du cerveau, ce qui va à l’encontre des témoignages rapportés depuis des milliers d’années par les mystiques et les pratiquants de toutes les religions.

De quelle source un livre comme celui-ci peut-il donc tirer son autorité ? La « science intérieure » du bouddhisme se fonde, selon les termes d’un érudit américain, « sur une connaissance à la fois minutieuse et vaste de la réalité, sur une compréhension profonde de soi et de l’environnement déjà expérimentée et établie ; c’est-à-dire sur l’éveil complet du Bouddha »6. La source des enseignements sur les bardos est l’esprit d’illumination, l’esprit de bouddha totalement éveillé tel qu’il a été vécu, expliqué et transmis par une lignée ininterrompue de maîtres remontant au Bouddha Primordial. Leurs explorations de l’esprit et les formulations consciencieuses et méticuleuses – on pourrait presque dire scientifiques – de leurs découvertes au cours des siècles nous ont offert un panorama aussi complet que possible de la vie et de la mort. C’est cette description exhaustive que, grâce à l’inspiration de Jamyang Khyentsé et de mes autres maîtres, je m’efforce humblement de transmettre ici, pour la toute première fois, à l’Occident.

Le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort est le fruit de nombreuses années de contemplation, d’enseignement, de pratique et de clarification de certaines questions avec mes propres maîtres. Il représente la quintessence des « conseils du cœur » de tous mes maîtres, un nouveau Livre des Morts Tibétain et un Livre Tibétain de la Vie. Je souhaite qu’il soit un manuel, un guide, un ouvrage de référence et une source d’inspiration sacrée. Reprenez ce livre, relisez-le encore et encore ; c’est seulement de cette façon que vous en découvrirez, selon moi, les multiples niveaux de signification. Vous vous apercevrez que plus vous en ferez usage, plus vous apprécierez en vous-même la portée de son message et plus vous en viendrez à réaliser la profondeur de la sagesse qui vous est ainsi transmise à travers les enseignements qu’il contient.

 

Les enseignements sur les bardos nous montrent avec précision ce qui se passera si nous nous préparons à la mort, et ce qui adviendra dans le cas contraire. Le choix ne saurait être plus clair. Si nous refusons d’accepter la réalité de la mort aujourd’hui, alors que nous sommes encore en vie, nous le paierons chèrement, non seulement tout au long de notre existence, mais aussi au moment de la mort et ensuite. Ce refus aura pour conséquence de gâcher cette vie et toutes celles à venir. Nous serons incapables de vivre notre existence pleinement ; nous demeurerons prisonniers, précisément, de cet aspect de nous-mêmes qui doit mourir. Cette ignorance nous privera de la base même du voyage vers l’éveil et nous retiendra sans fin dans le royaume de l’illusion, le cycle incontrôlé de la vie et de la mort, cet océan de souffrance que nous, bouddhistes, appelons samsara7.

Toutefois, le message essentiel que nous livrent les enseignements bouddhistes est qu’il existe un espoir immense, dans la vie comme dans la mort, à condition que nous nous y soyons préparés. Ces enseignements nous révèlent qu’une liberté prodigieuse, et finalement sans limites, est possible, qu’il nous appartient d’y travailler dès maintenant, durant notre vie ; une liberté qui nous permettra de choisir notre mort et, par conséquent, de choisir notre naissance. Pour celui qui s’est préparé et s’est engagé dans une pratique spirituelle, la mort arrive non comme une défaite mais comme une victoire, devenant ainsi le moment le plus glorieux de la vie, son couronnement.


1 Ce récit est issu des souvenirs de Khandro Tséring Chödrön au sujet de la mort de Lama Tseten.

2 Le nom de Lakar fut donné à ma famille par le grand saint tibétain Tsongkhapa au XIVe siècle, quand celui-ci s’arrêta chez nous sur son chemin de la province septentrionale d’Amdo vers le Tibet central.

3 Chagdud Tulku Rinpoché, Life in Relation to Death (Cottage Grove, OR : Dharma Publishing, 1987) p. 7.

4 José Antonio Lutzenberg cité dans le journal londonien Sunday Times, mars 1991.

* Nous traduisons par « Mouvement des soins palliatifs » le terme anglais « Hospice Movement ». Ce mouvement, qui a pris un essor considérable lors des dernières décennies aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, est une forme alternative de soins palliatifs à l’intention des personnes en fin de vie et de leurs familles5.

5 Le mouvement des hospices considère que, devant la certitude de la mort imminente du patient, l’accent placé jusque-là sur les soins médicaux devrait alors se tourner vers le soulagement des symptômes et de la souffrance qui engendrent la détresse, et, autant que possible, lui permettre de jouir d’une certaine qualité de vie jusqu’à sa mort.

Le terme « hospice » ou « Hôtel Dieu » fut donné au Moyen Age aux lieux destinés à abriter les pèlerins qui sillonnaient l’Europe au temps des Croisades. Le « mouvement des hospices » moderne naquit lorsque Sœur Mary Aikenhead, formée par Florence Nightingale vers la fin du XIXe siècle, revint dans son Irlande natale et établit un centre de soins à l’intention des malades en phase terminale, qu’elle appela « hospice ». En France et au Canada, ces soins appropriés aux personnes en fin de vie sont souvent administrés dans le cadre d’une « unité de soins palliatifs » à l’intérieur d’un hôpital préexistant. Les hospices anglais et américains s’efforcent de permettre aux patients de mourir dans la dignité, entourés de leurs proches et chez eux ; lorsque cela est impossible, le cadre approprié est offert par certains hospices ou une unité de soins palliatifs à l’intérieur d’un service de soins intensifs à l’hôpital.

* « Expérience de proximité de la mort » traduit l’anglais « Near-Death Experience », expression passée dans le domaine public sous l’abréviation NDE. Certaines traductions françaises l’ont rendue par « expérience aux frontières de la mort, expérience aux approches de la mort, expérience proche de la mort, expérience de mort imminente (EMI) ».

6 Robert A.F. Thurman dans « Mindscience », an East-West Dialogue (Boston : Wisdom, 1991), p. 55.

7 Cf. chapitre IV, note 4, p. 537.