2 avril 1985, Marisberg, Kentucky
Nous avons tous une Histoire avec un grand H, n'est-ce pas ? Une « Histoire » qui n'appartient qu'à nous, qui nous définit, nous dicte nos réactions. L'Histoire de ma mère s'intitulait « Cancer ». Elle lui a donné la première place dans sa vie, jusqu'à ce que la maladie la consume tout entière. L'Histoire de mon frère s'intitulait « Drogue ». Je n'ai aucune idée de l'endroit où il se trouve aujourd'hui, mais je suis certain que son Histoire le consume, et vice versa.
Avant aujourd'hui, je pensais que mon Histoire était : « Philip Creed, issu d'une petite ville de province, grand écrivain ». Mais j'avais tort.
Mon Histoire, elle s'intitule « Lucy ».
Lorsque je suis entré un matin dans la librairie de Tally et que je l'ai vue derrière le comptoir, mon cœur s'est mis à battre la chamade. Je savais que Tally avait embauché quelqu'un, mais je ne savais pas que ce serait elle et qu'elle allait changer ma vie. J'ai senti mon monde basculer. Elle était là, mon Histoire, en plein devant moi.
Tally m'a jeté un regard complice et a murmuré « Lucy ». J'ai savouré ce prénom comme un bonbon, je l'ai laissé me percer le cœur. La fille qui était devant moi, je l'imaginais depuis des années, mais j'ai été tout de même surpris par sa beauté. Elle dégageait une impression de sérénité et de mystère en s'occupant des clients. Ses mains délicates s'activaient, mais ses yeux d'un bleu lumineux ne s'attardaient jamais sur personne.
En la regardant, j'ai également saisi autre chose de plus profond. Le sourire fixé sur ses lèvres était factice. Il s'était brisé en mille morceaux avant d'atteindre ses yeux. Il y avait là une tristesse, si forte et si réelle que je l'ai ressentie au plus profond de mon être. Cela ne m'était jamais arrivé auparavant. Il fallait que je fasse sa connaissance, que je sache tout d'elle. Je voulais connaître son Histoire. Je voulais la réparer.
Je me suis avancé vers elle et nous nous sommes regardés un long moment sans parler. J'ai secoué la tête car le silence se prolongeait et je ne voulais pas qu'elle parle la première. Mais que dire dans un moment pareil ?
Alors j'ai pris un stylo et j'ai écrit les seuls mots qui me sont venus à l'esprit. Laisse-moi t'aider.
Elle a lu le bout de papier et a dirigé ses yeux bleus sur moi à nouveau. J'ai compris que, au plus profond d'elle, elle acceptait.
Aujourd'hui, alors que j'écris ces mots dans mon journal intime, je sais que ce sera la mission de ma vie : la réparer.